Ophélie Rillon est une historienne chargée de recherches au CNRS . Son travail porte sur la politique et le militantisme en Afrique de l’Ouest, appréhendés sous l’angle du genre.
Le genre de la lutte (1), publié avec le soutien de l’Institut des mondes africains (IMAF), est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2013 à l’université de Paris-I (2).
Abondamment documenté par la consultation de précieuses archives, la lecture de nombreuses études et un nombre important d’entretiens avec des acteurs de terrain, c’est une contribution à l’histoire du Mali, une approche des luttes de libération dans leur complexité et un regard sur le degré d’émancipation humaine atteint à tel ou tel moment de l’évolution de ce pays .
L’étude porte sur trois périodes : le combat pour l’indépendance (1956-1962) ; le Mali socialiste (1960-1968), la dictature de Moussa Traoré (1968-1991), séquencées en fonction des luttes qui les ont jalonnées.
C’est effectivement Une autre histoire du Mali, comme l’indique le sous-titre. Une approche qui nous fait découvrir les luttes de libération nationale et les premières années de l’indépendance, sous un œil nouveau. Marquées à la fois par les particularismes culturels, la présence des femmes dans ces luttes, l’influence de l’Union soviétique et des pays socialistes et les traditions révolutionnaires françaises.
« Les femmes ont pris une part active à la lutte anticoloniale », nous dit Ophélie Rillon. Et dans les luttes se sont affirmées leurs aspirations spécifiques. La fin de la polygamie étant la priorité. Ces revendications féminines se sont heurtées aux traditions et à ce qui était considéré comme la priorité du moment : « L’heure était à « l’unification » en vue de la construction nationale » (Page 39). Or « la déstabilisation de l’ordre patriarcal » constituait aux yeux des hommes un ferment de division.
Quelle politique va mettre en œuvre le nouvel Etat devenu indépendant en 1960 ?
Son président, Modibo Keita a alors 45 ans. Instituteur, sorti major de l’Ecole normale, c’est de longue date un militant, interné quelques temps en 1946 pour ses activités anticoloniales. Il est en 1960, le leader du parti unique l'Union soudanaise – Rassemblement démocratique africain (US-RDA). Panafricaniste convaincu, proche de l'Union soviétique, il partage à cette époque cette orientation avec Gamal Abdel Nasser d’Égypte, Kwame Nkrumah du Ghana, Ahmed Ben Bella d’Algérie ou Nehru d’Inde.
Avant de devenir Président, il a plusieurs fois été élu, dont maire de Bamako, la capitale et député (vice-président) à l’Assemblée nationale française. Il a été membre de deux gouvernements français de la IVe République : Secrétaire d'État à la France d'Outre-mer du gouvernement Maurice Bourgès-Maunoury (du 17 juin au 6 novembre 1957) et Secrétaire d'État à la présidence du Conseil du gouvernement Félix Gaillard (du 18 novembre 1957 au 14 mai 1958).
L’Etat socialiste va-t-il procéder à la « nationalisation du corps des femmes » et mettre en œuvre une «politique de régulation de l’intime » (Page 41) ? Ces formules prêtent à confusion. Comme l’écrit l’auteure : le Code du mariage et de la tutelle (Loi n° 62-17 AN-RM du 3 février 1962), voté après d’âpres débats, est « révolutionnaire ». Il fait de « l’Etat le garant d’une certaine égalité des sexes » dans le cadre de « la place attribuée aux femmes dans la construction nationale ».
Le mariage fut laïcisé, il devenait « un contrat entre époux ». Les mariages forcés étaient interdits. L’âge minimal était porté à 15 ans pour les jeunes filles et à 18 ans pour les jeunes hommes. Le montant de la dote était limité. La répudiation était interdite, le divorce judiciarisé, mais il continuait d’être une « sanction ».
Les débats avaient été particulièrement vifs concernant la suppression de la polygamie revendiquée par la section féminine de l’US-RDA. La loi se prononcera pour la monogamie, mais avec des exceptions qui reviendront à maintenir dans les faits la polygamie. « Les relations hommes/femmes étaient donc encadrées ». La loi édictait « un certain nombre de droits dans le respect de la norme patriarcale » (Page 45), afin de préserver l’unité nationale.
« Le primat accordé à « l’unité » politique légitimait la mise à l’écart de certaines revendications féminines » (P.43). Bousculant les traditions, « le régime socialiste a [ainsi] fait émerger deux idéaux féminins, celui de « la femme-mère » et celui de « la femme-citoyenne » qu’il tenta de concilier ». Les filles s’instruisent, font de la politique. Elles seront intégrées à des organisations paramilitaires, alors que la guerre était traditionnellement considérée comme un attribut essentiel de la virilité. « La figure de la soldate-citoyenne - nous dit Ophélie Rillon – tendait à gommer la différence des sexes et sapait par là l’un des piliers sur lequel reposait l’ordre social » (P.58). Les photos du défilé des miliciennes le 8 juin 1963 à Bamako les montrent vêtues de boubous, foulard sur la tête et pistolet-mitrailleur à l’épaule.
Des difficultés économiques, certaines décisions gouvernementales comme l’instauration du Franc malien et des pénuries dues à l’arrêt d’importations du Sénégal, vont susciter un mécontentement et générer des manifestations à Bamako et au Nord-Mali.
La rébellion touarègue des années 1963-1964 m’a particulièrement intéressé, en raison des spécificités ethniques, culturelles et du sous-développement économique du Nord-Mali qui qui trouveront un début de solution entre 1992 et 2002 sous la présidence d’Alpha Oumar Konaré, puis méprisés seront le terreau du terrorisme djihadiste avant d’être à nouveau pris en compte par l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali de 2015 (Accord d’Alger) qui malheureusement ne sera pas appliqué. Quelles formes revêtit cette rébellion des années 60 et comment y répondit l’Etat socialiste ?
La rébellion touarègue, contrairement à la révolte des commerçants du Sud, fut une rébellion armée, or la guerre dans la culture touarègue est une « exclusivité masculine ». Les razzias, les embuscades furent férocement réprimées par « une politique de terreur et d’humiliations » (P. 80). Les prisonniers étaient séparés de leur voile, attribut de virilité, et traînés dans les rues, les femmes étant invitées à leur cracher au visage.
Les femmes touarègues sont traditionnellement « les gardiennes de la tente dont elles sont propriétaires » (P.84) Pour celles qui ne purent se réfugier de l’autre côté de la frontière algérienne, contraintes de rester sur place pendant que les hommes étaient au combat, elles épiaient les forces de répression et renseignaient leurs maris. L’état encouragea le concubinat forcé entre militaires du Sud et femmes touarègues (P. 83). Ce fut pour certaines d’entre elles l’occasion de pénétrer les magasins militaires d’armement, de les piller et de fournir les rebelles en armes et en munitions. (P.85) « Rares furent les mouvements spécifiquement féminins », nous dit l’auteure, mais « plusieurs indices témoignent de la participation des femmes » à la rébellion touarègue.
Ce qu’il est convenu d’appeler la « Révolution active » décidée le 22 août 1967 par le Président Modibo Keita en référence à la Révolution culturelle de Mao, à la différence de la Chine, « accentua les différences sexuées » et « l’encadrement moral et sexuel des femmes urbaines (en partie émancipées contrairement aux femmes des milieux ruraux, ndlr) se renforça » (P.98).
Dans la nuit du 18 au 19 novembre 1968, un coup d’Etat militaire renverse la république socialiste et porte au pouvoir Moussa Traoré qui va favoriser « la construction d’une identité nationale islamique », tout en maintenant la laïcité de l’Etat conformément à la Constitution de 1974. Le nouveau gouvernement va faire souffler « un vent de liberté paradoxal » (P.104). Il autorise en 1971 la création à Bamako d’un centre de recherche sur le planning familial, et pour la première fois depuis l’indépendance une femme entre au gouvernement. La lutte contre l’excision, qui avait été enterrée, est remise à l’ordre du jour. Le Mali devient le « premier pays francophone de l’Afrique subsaharienne à mettre en place une telle politique » (P.106). D’où le titre provocateur du chapitre : « Sous le bruit des bottes. Libération des mœurs et droit au plaisir ». Tout en « exhortant les femmes à ne pas oublier leurs devoirs d’épouses et de mères » (P.108).
Ces progrès – mais « la lutte contre la polygamie n’était plus évoquée »(P.109) - intervinrent paradoxalement, dans un contexte où la contestation politique était muselée et la reprise en main ne tarda pas, mettant un frein à l’application de la plupart des revendications formulées par les organisations féminines. (P.115)
Des grèves et des manifestations d’élèves et d’étudiants vont se multiplier de 1977 à 1980, contre la réforme du système scolaire imposée par le régime militaire de Moussa Traoré. Si, dans un premier temps, la participation des jeunes filles est limitée et peu visible, elle va, de 1979 à 1980, devenir de plus en plus importante. Des personnalités vont émerger, telles Bintou Maïga surnommée « Willie Mandela » et Rokaya Kouyaté qui, l’une et l’autre, furent emprisonnées et torturées. Lors des obsèques en mai 1977, de l’ancien président socialiste Modibo Keita, de nouvelles militantes apparurent, les mères qui s’attaquaient aux militaires avec des pierres ; parmi elles, la figure emblématique de Coumba Camara, la mère d’Abdou Karim Camara, dit Cabral, étudiant à l’École normale supérieure de Bamako qui sera arrêté et mourra sous la torture le 17 mars 1980.
De 1990 à 1991, la contestation du régime est croissante. Les femmes qui y participent sont des « militantes de l’ombre ». Les organisations démocratiques ou clandestines étaient sous hégémonie masculine. « Le mouvement démocratique avait repris, dans une certaine mesure, les dogmes du patriarcat »(P.157).
A partir du 22 mars 1991, Bamako et plusieurs autres villes furent le théâtre de journées insurrectionnelles qui aboutirent le 26 mars 1991 à l’arrestation de Moussa Traoré et à l’instauration d’un Comité de transition pour le salut du peuple (CTSP). Ces journées « se caractérisent notamment par l’investissement de nombreuses femmes » (P.172).
En avril 1992, un nouveau président Alpha Oumar Konaré est élu. C’est un proche de l’ancien président socialiste Modibo Keita. Il va restaurer la démocratie, abolir la peine de mort, prendre en compte les revendications féminines, s’attacher à « résorber les inégalités entre le Nord-Mali et le reste du pays » et faire droit aux aspirations des touaregs, conformément au Pacte national de Bamako d’avril 1992, conclu avec les Mouvements et Fronts unifiés de l’Azawad (MFUA). Il sera réélu en 1997. De 2003 à 2008, il présidera l’Union africaine qui regroupe la quasi-totalité des nations du continent.
Comme l’écrit Ophélie Rillon en conclusion : « Cet ouvrage porte sur les décennies fondatrices de la nation malienne, celles de la décolonisation, de la construction nationale et des combats contre les régimes autoritaires » (P.208) Il permet, à travers les luttes féminines, de suivre les avancées, et parfois les reculs des idées et des mouvements d’émancipation. « Le féminisme traverse, bouscule, fabrique naturellement l’histoire politique » (P.211)…et dessine les perspectives d’un monde meilleur !
Merci, Ophélie Rillon pour ce beau travail dont ce compte-rendu ne reflète que très imparfaitement la richesse. Mais les lecteurs combleront par eux-mêmes les lacunes de mon texte.
Bernard DESCHAMPS
8 mars 2024
1-ENS Editions, mars 2022.
2-Ophélie Rillon a également participé avec l’étude Militantes panaficaines au remarquable ouvrage collectif Colonisations, notre histoire (892 pages), réalisé sous la direction de Pierre Singaravélou, éditions du Seuil, septembre 2023.Dans cette étude, elle cite plusieurs figures emblématiques, dont celle de l’institutrice Sira Diop, et elle relate l’action des militantes africaines pour unir les femmes du continent , qui aboutit en 1962, à la création de la Panafricaine des femmes présidée par Jeanne-Martin Cissé.