J'ai hésité à partir, ne serait-ce que quatre jours, tellement l'état de santé d'Annie s'est dégradé depuis Noël. Mais le médecin m'a tranquillisé et nous avons mis en place avec les enfants et les infirmières tout un dispositif de soins et d'accompagnement. J'ai donc pu assister à Alger aux cérémonies du 50e anniversaire de l'indépendance auxquelles j'étais invité.
Nous avons en effet tant lutté, durant cette longue guerre imposée par la France de 1954 à 1962, que l'Algérie est devenue comme une partie de nous-mêmes. Durant ces huit longues années de souffrance, nous avons vibré aux exploits héroïques des djounouds; nous avons souffert moralement des horribles tortures infligées à Djamila Bouhired et à ses soeurs; nous avons pleuré le jour de la conclusion des Accords d'Evian; nous avons été révulsés par les crimes de l'OAS qui ont contraint des milliers d'Algériens d'origine européenne à quitter leur pays.
Et depuis l'Indépendance, nous nous réjouissons de chaque succès remporté par ce peuple courageux et nous sommes meurtris quand des erreurs ou des fautes sont commises. Nous avons eu très peur que ce grand pays ne sombre sous les coups du terrorisme islamique durant la décennie de sang.
Mais l'Algérie, le Peuple algérien est toujours debout. Combien de fois, les nostalgiques de l'Algérie française, l'ont-ils cru à genoux ? Il a subi tellement d'épreuves surmontées qu'il est, je crois, devenu invincible. Les fauteurs de guerre à l'extérieur et leurs alliés à l'intérieur qui rêvent enfin de l'abattre, feraient bien d'y regarder à deux fois. Le sentiment patriotique forgé dans les combats de l'Indépendance et les épreuves affrontées ensuite est un ciment capable de résister à toutes les tentatives de déstabilisation. En dépit de l'encerclement actuel et des troubles suscités à ses frontières.
En mettant le pied une nouvelle fois sur le sol algérien, j'ai une pensée très forte pour mon ami, mon camarade Yvan Sagnier qui, mort trop tôt des suites des sévices subis au bagne de Timfouchy, n'aura pas connu ce jour de gloire du 50e anniversaire. C'est lui qui aujourd'hui devrait être à ma place.
L'aéroport est décoré aux couleurs du 50e anniversaire. De grandes affiches sont placardées sur d'immenses panneaux; une multitudes d'oriflammes flottent, suspendus aux lampadaires et aux arbres. C'est toute la ville, je le constaterai un peu plus tard qui vibre ainsi au souvenir des combats héroïques des "fils de novembre". La place devant la Grande Poste est occupée par un impressionnant dispositif scénique qui accueillera demain soir, pour la première fois en Algérie, le groupe Zebda.
Ce soir, au restaurant de l'hôtel, je reçois mes amis, Annie, Félix, Ghouti, Yvette, Zoheir... Mais auparavant j'ai promis à Pierre Daum d'assister à la communication (Les "Pieds-Noirs" restés en Algérie en 1962) qu'il présente cet après-midi au colloque international organisé par le journal La Tribune, à la Bibliothèque Nationale située dans le quartier populaire de Belcourt. Ce sera l'occasion de saluer Naget Khadda (Les écrivains de la décennie 50: écrivains de la conscience nationale.), Dalila Aït Djoudi (Le cas des prisonniers de l'ALN.), Paul Siblot (Nécessité et conditions d'une réflexion commune sur l'histoire des rapports franco-algériens.), Omar Bessaoud (La paysannerie algérienne dans l'agriculture coloniale.), Gilles Manceron (La nécessaire reconnaissance par la France des crimes de la colonisation et la remise en cause des histoires officielles.)...
Soixante et un intervenants, historiens, sociologues, journalistes sont programmés pour ce Colloque dont l'intitulé est "Algérie 50 ans après: libérer l'histoire". Les communications sont d'une grande liberté de ton. Tous les sujets sont abordés, y compris ce qu'un historien appellera "les tabous du côté algérien". A l'évidence une page se tourne. Nous assistons à la fin de la manipulation officielle de l'histoire. Cela demandera sans doute encore du temps, mais le mouvement est lancé. Et il est lancé par un quotidien francophone réputé plutôt proche du pouvoir. D'ailleurs, la photo du Président Bouteflika surplombe la tribune. Cela est fortement indicatif des changements en cours et qui se sont déjà traduits par l'autorisation récente d'une quarantaine de nouveaux partis politiques et l'élection de 30% de femmes à l'Assemblée Nationale Populaire (alors que l'Assemblée Nationale Française n'en compte que 27%)
Mercredi 4 juillet.
J'ai peu dormi car hier soir nos amis, heureux d'être ensemble, n'étaient pas pressés de se quitter. Or, avec Mohamed qui est à la fois mon chauffeur (expert) et mon guide (avisé), nous avons décidé de prendre la route pour Beni Yenni dès sept heures du matin. Nous faisons d'abord une brève incursion sur le chantier de la Grande Mosquée afin de déposer M. Zinedine Larbi, le Directeur du chantier. M. Larbi travaille pour le Bureau d'étude allemand chargé de cette réalisation prestigieuse qui fait cependant débat en Algérie. Ce sont les Chinois qui ont obtenu le marché du gros oeuvre et ils sous-traitent le reste de la construction. Les premières équipes construisent les logements qui abriteront la main d'oeuvre chinoise qui disposera en outre sur place de tous les services indispensables: restauration, service médical, etc.
Nous empruntons la nouvelle auto-route Est-Ouest en direction de Tizi-Ouzou, ce qui nous permet de rouler vite bien que la circulation soit intense. De part et d'autre, dans un paysage vallonné, alternent les ensembles immobiliers et les zones cultivées. La terre noire parait propice à l'agriculture et l'arrosage semble facile. En effet, la vigueur des arbres et la présence de roseaux sont les indices d'une nappe phréatique peu profonde. Jusqu'à Tizi-Ouzou nous rencontrerons de la vigne, des zones de maraîchage et arboricoles florissantes. Cette région porte encore les stigmates des affrontements meurtriers de la décennie de sang. Des guérites en béton ont été construites à chaque croisement de routes et à chaque extrémité de ponts. Des miradors surmontent les murs d'enceinte des propriétés et des bâtiments officiels. Bien que sachant l'intensité des combats qui se livrèrent en kabylie, je suis malgré tout surpris de la densité des moyens de défense. C'est une véritable guerre civile, dans une région en état de siège, qui eut lieu ici, avec la participation de patriotes armés - souvent d'anciens fidayines de la guerre d'indépendance - qui épaulèrent l'Armée Nationale Populaire contre les groupes islamistes. J'ouvre une parenthèse à propos de ces patriotes qui ont contribué à sauver la République algérienne. Le journal El Watan proteste ce matin avec virulence contre l'arrestation de Mohamed Smaîn, l'avocat du FIS (Front Islamique du Salut) qui fut condamné pour avoir accusé mensongèrement deux patriotes de Relizane, de tortures et de meurtres. Ces deux patriotes, Houcine Abed et Abdelkader Abed, sont actuellement retenus dans le Gard sous le coup de poursuites judicières françaises à la suite de cette dénonciation. Leur passeport a été confisqué par les autorités françaises, ils ne peuvent donc retourner en Algérie. Il est curieux que El Watan s'élève contre l'arrestation de l'avocat du FIS, mais ne s'indigne pas des poursuites contre ceux qui ont combattu les terroristes. Ce n'est pas sa qualité d'avocat qui est en cause: la noblesse de la profession est précisément de prendre en charge y compris les causes indéfendables. Ce qui est en cause, c'est la dénonciation de patriotes, dont le caractère mensonger a été reconnu par les tribunaux algériens.
Nous contournons Tizi-Ouzou et rejoignons la route qui serpente le long du lac du barrage de Taksebt mis en service en 2007. Le paysage est enchanteur. Nous prenons des photos. Bientôt la crête dentelée du Djurdjura apparait. Impressionnante élégante, nimbée de bleu en cette saison qui a fait fondre la neige qui l'habille une partie de l'année.
Après de multiples lacets, nous arrivons à Beni Yenni, le village des bracelets d'argent. Nous visitons plusieurs ateliers. Malheureusement, en cette saison chaude, les artisans ne travaillent pas. Nous ne les verrons pas à l'oeuvre, sculptant l'argent et sertissant les bijoux de perles précieuses. J'ai le coup de foudre pour deux bracelets destinés à mes petites filles Annélie et Cécilia chez un joaillier qui est fier de montrer la photo de Abdelaziz Bouteflika lui rendant visite en 1963 lorsqu'il était Ministre de Ahmed Ben Bella.
Beni Yenni est aussi le lieu de naissance du chanteur, auteur, compositeur, interprète IDIR ("Il vivra"), un des acteurs du "printemps berbère" qui, avant de se consacrer à la musique, se destinait à une carrière dans l'industrie pétrolière.
L'enfance est notre
avenir. Ces fillettes rencontrées dans Beni Yenni étaient heureuses d'être photographiées. Coquettes déjà. Bien habillées, à la mode, alors que les grand-mères continuent de porter les
atours traditionnels aux couleurs chatoyantes.
Mercredi soir.
Le grand moment est arrivé. J'ai réçu cet après-midi le laissez-passer pour accéder au Casif de Sidi Fredj où aura lieu le lancement officiel des manifestations du 50e anniversaire de l'Indépendance, en présence du Président de la République. On annonce une grande fresque historique sous forme de comédie musicale, préparée depuis plusieurs mois par le Groupe libanais Caracalla sous le patronage du Ministère algérien de la Culture. Quel en sera le contenu ? Le secret a été bien gardé, au point que la presse algérienne n'était même pas en mesure, ce matin, d'en préciser l'heure. Le spectacle que nous allons découvrir ce soir, qui sera diffusé en direct à la télévision algérienne, sera ensuite présenté à la Coupole du Stade du 5 juillet au cours de deux séances gratuites ainsi que dans les grandes villes d'Algérie. Pas de défilé militaire - il n'y en a plus depuis longtemps, alors que l'armée algérienne est une des plus modernes d'Afrique - mais une multitudes d'initiatives marqueront ce 50e anniversaire dans chacune des 48 wilâya: des dizaines de colloques, de publications, d'expositions, de concerts, de feux d'artifice... Ce soir la place de la Grande Poste sera envahie par la jeunesse algéroise venue écouter le groupe Zebda. Cela promet de beaux embouteillages. A 17 heures, nous sommes déjà en plein dedans. Nous mettons une heure et demie pour aller de l'Hôtel Suisse à Sidi Fredj. Le Casif est ce que nous appelons à Sète un théâtre de la mer. Les gradins sont disposés en demi-cercle face la mer où stationne une armada de bateaux d'où, en fin de soirée, sera tiré le feu d'artifice, clin d'oeil au débarquement des troupes de Charles X qui prit Alger le 5 juillet 1830, mais fut balayé quelques semaines plus tard par les Trois Glorieuses. Nous dominons une scène immense surmontée de trois écrans géants. Peu à peu la clarté du jour diminue. La nuit peu à peu prend possession de la terre. La scène soudain s'éclaire, le spectacle peut commencer. Pendant une heure trente, nous allons vivre une reconstitution grandiose de l'histoire de l'Algérie. Avant la colonisation et pendant la colonisation avec son cortège d'exactions et de crimes, mais aussi bien sûr avec les luttes du Peuple. Nous allons revivre le 1er novembre 1954; les ratissages; les paras (rouges); la victoire enfin et l'Indépendance avec ses réalisations marquantes notamment dans l'Education et la Santé. La décennie de sang est également traitée au travers de silhouettes noires aux visages anonymes masqués de blanc. Les tableaux se succèdent, tantôt joués, chantés ou dansés. Des centaines de danseurs, chanteuses et chanteurs rythment ces évocations historiques, tandis que sur les écrans défilent des documents d'archives: photos, discours, articles de presse. Tous les chefs d'Etat qui se sont succédé depuis l'indépendance apparaissent à l'écran, prononçant un discours. Les plus applaudis sont les Présidents Boudiaf, Boumedienne et Bouteflika. Peu d'applaudissements par contre saluent l'apparition du premier Président de la République Algérienne Démocratique et Populaire, Ahmed Ben Bella. J'ai jugé cela injuste. Le spectacle est enlevé, coloré, trépidant sur des musiques qui marient tradition et modernité, jouant d'une chorégraphie très contemporaine. Le public invité est conquis. Les femmes sont les plus enthousiastes ponctuant les scènes les plus révolutionnaires de leurs youyous ("L'avenir est sous les pieds des femmes"). Le feu d'artifice qui se reflète dans la mer terminera cette soirée en apothéose, après que le Président Bouteflika soit monté sur scène pour féliciter les artistes. Souriant, à l'évidence heureux, il restera de longs moments au milieu d'eux, s'entretenant avec eux, avant que le directeur de la troupe Abdelhamine Carcalla ne lui remette une splendide cape libanaise brodée d'or. Une soirée à la gloire de Bouteflika, comme l'a écrit fielleusement un quotidien ? Non, une soirée à la gloire de l'Algérie et, tout naturellement le Président Bouteflika a reçu, comme les autres chefs d'Etat, sa part de reconnaissance.
Jeudi soir (City Lights)
La nuit descend sur Alger. Je décide de faire une dernière promenade sur le front de mer afin d'admirer les lumières qui dessinent le contour de la baie. City Lights. Il fait chaud. Bien qu'il soit tard, de nombreux enfants ont envahi les rues et continuent de taper dans un ballon.
C'est cette image de bonheur simple et de paix que je garderai demain en quittant l'Algérie.
(J'adresse mes vifs remerciements à M. Khaled Mouaki Benani, Consul d'Algérie à Montpellier et à M. Smaïl Dahman, Consul-Adjoint pour leurs démarches efficaces qui ont été pour moi une aide précieuse.)
Nîmes-Montaury, 10 juillet 2012.