Ce document inédit m'a été adressé par notre ami M. Mohammed Tahar ARBAOUI, ancien Inspecteur de l'Enseignement Public qui fut Maire de Constantine (Président de l'APC, 1975-1984) puis Vice-Président de l'Assemblée Populaire de la Wilâya (1985-1989). C'est la relation particulièrement émouvante des conditions de détention vécues par M. ARBAOUI et ses co-détenus dans les "camps d'hébergement". Par sa sobriété, les précisions qu'il apporte et sa richesse humaine, ce témoignage est d'une force exceptionnelle.
(Sur la photo prise par Mme Nicole Hartvick dans une des salles d'amphi de l'Institut d'Etudes Islamiques de Constantine, M.Arbaoui est au centre. Derrière lui, le Directeur de l'Institut. A droite de la photo, de profil, Mme le Docteur Hélène Loubon)
Contacté par un documentaliste de la RTA pour participer à un témoignage sur les "centres d'hébergement" , comme les avait dénommés les Autorités Coloniales, pendant la guerre de libération , voici ce que je proposerai , en plus de ce que Mr...a recueilli lors de notre 1er entretien , chez moi :
1. _Période du ramassage des suspects : notre entassement dans une cave de la caserne ( une centaine dans un sous-sol étroit , sans aération ni lumière hormis de quelques bougies , une tinette dans chaque coin ) ;après quelques jours (?) , brutale sortie "moutonnière" pour nous menotter et nous entasser dans des camions qui se sont dirigés de nuit , à l'aéroport militaire de Tébessa ; là , on resta parqués , accroupis , avec nos bagages attendant l'embarquement sous une pluie de caillloux que nous lançaient aveuglément nos gardiens ( l'un d'entre eux , sénégalais , fut écoeuré et leur ordonna vertement de cesser...).... Inoubliable période qui débuta , nationalement , le 25 mai 1956....
2. Atterrissage à Batna où nous séjournâmes dans une écurie , vidée de ses locataires habituels : on était mieux , bien mieux que dans la cave militaire...Un soldat de garde m'entendant parler français me prit en sympathie : ce fut un appelé tout frais...Des couffins affluaient de la part de familles batnéennes : classique solidarité participative , autorisée après maints palabres....Inoubliable...
3. Transfert par camions vers la gare pour rejoindre Bordj bou Arréridj : chaque déplacement se déroule dans la précipitation , la méfiance , la brutalité , l'humiliation , menottage et chargement de bagages sans mesure...A Bordj , le quai extérieur de la gare nous accueillit en plein soleil et toujours accroupis , sans pouvoir parler , encaissant des insultes et menaces à chaque incartade ( un frère se leva pour prier , il s'est ramassé un violent coup de pied ! )....Les "civils" bordjiens souffraient de loin à nous voir ainsi ( je priai pour que mon cadet et sa famille , résidants à Bordj , ne soient pas dans le secteur...)......Inoubliable...
Le texte qui suit est un document inédit exceptionnel qui m'a été adressé par notre ami M. Rahar Mohammed ARBAOUI, ancien Inspecteur de l'Enseignement
4. Des camions vinrent nous charger pour être livrés au Camp de Djorf ( une dizaine de km de Bordj ) , destination de tous les suspects de l'Est...Nous fûmes dispatchés dans ce hameau de gourbis , vidés probablement pour la circonstance...Nous étions environ 700 , d'autres y étaient déjà...Inoubliable leur accueil à vous remonter le moral dans l'immédiat ! Inoubliable le fait de se découvrir de ces localités que je cite à partir de photos en ma possession :
5. A Djorf , situé à une dizaine de km de Msila : élection secrète d'un Comité pour tous les détenus ... l'administration l'apprendra tout de même ... et tentera de le récupérer..en vain ! Je fis partie du second aux côtés des regrettés Si Abbas Bououchma et du chahid Si Elmekki Hihi . Strict couvre-feu le soir : il coûta la vie à un frère âgé qui sortit à l'aube pour ses besoins ! WC sans porte…. Des soupières étaient destinées à chaque groupe de résidents par gourbi ; l'inoubliable est le double couvercle de chacune : le 1er est l'habituel , le second est systématiquement la couche de mouches qu'on doit dégager avant de servir...la cuisine étant loin , ces bestioles avaient le temps de s'installer...... Une proposition de libération "conditionnée" fut offerte à quelques détenus : critères ??? J'en fis partie , mais le contenu de l'engagement à signer était sous-entendu , ce qui fut rejeté par nous , avec l'approbation du commandement de l'ALN qui fut sollicitée ; l'inoubliable précisément était notre agent de liaison , un charretier de cette région qui était chargé par l'administration du Camp de nous alimenter quotidiennement en eau, tirée d'une source ou d'un puits situé en montagne...Je le revois encore , un chèche autour de sa tête , huant son âne et paraissant innocent !!! A chaque évasion ou tentative , nous passions des journées d'appel sur appel , d'interrogatoires , de brimades qui nous acculaient à des menaces de grèves , parfois mises à exécution jusqu'au succès du résultat visé....
6. Autres souvenirs : -parmi le personnel de direction de ces Centres , il y avait ceux qui étaient chargés de l'action psychologique ; c'est ainsi qu'à Djorf on connut un commandant français d'origine libanaise , parlant un parfait arabe , très diplomate , qui essayait sans cesse des pratiques visant à conquérir le coeur des détenus (le Comité , de son côté , renforçait leur conviction nationaliste au grand secret !) : citons l'autorisation de garder pour un soir un enfant aux côtés de son parent interné ( mon neveu Malik passa une nuit à mes côtés , âgé de 2 à 3 ans environ , au grand plaisir de tous mes cochambrés ); citons la visite ,en ma compagnie ( Président du Comité ), de quelques gourbis , surtout ceux où le Cdt tenait à flatter des personnes âgées , rappelant que "nous les Arabes avons beaucoup de respect pour elles , au point qu'à leur mort , on plaçait une pierre qui prolongeait leur considération «...; citons le jour où j'eus réellement peur d'une mort "bête" : voulant nous rassurer qu'il n'y avait plus de "fellagas" , il m'invita à sortir en jeep avec lui pour une "ballade" aux alentours (mort"bête" par assassinat...ou tombant sous les balles des Frères du maquis , avec des proies repérées jumellement!!!Ouf , sortie sans suite...)
7. Est-ce utile de citer les villes , villages et douars représentés au Camp de Djorf à mon époque (mai 56 à août 57) selon des photos -témoins en ma possession :Constantine , Tolga , Bougie , Ngaous , Akbou , Blandan , Tébessa ,Souk Ahras , Canrobert , Guelma ,Sidi Okba , Arris , Batna , Biskra , Collo ,Taher ,La Calle ,Sédrata , Chréa , Montesquieu , Bône ; il y en a bien d'autres mais pas sur mes photos !....Je ne peux citer ,par respect , les Frères , bien en vue sur ces photos au verso desquelles j'avais consigné leur nom ( de 57 à 2012 , soit 55 ans après , qui peut se souvenir de tout ???Rahmatou ALLAH ala men sabaqana oua tahia limane sanoulhiqohom...)
8. Passons au 2ème Camp où j'ai séjourné d'août 57 à avril 59 , le fameux camp disciplinaire de Bossuet (Sud Oranais) : là , commençons par savoir qui est ce Mr "Bossuet" dont le nom effraie tout le pays ? Larousse le définit ainsi "prélat français , écrivain et orateur sacré..."!!! Notre séjour à son ombre n'a pourtant rien de charitable , de clément , de bonne religion.....Quoi citer d'inoubliable , dont beaucoup d'exécrable ? L'accueil , devant les hauts murs de cette ancienne bâtisse carcérale , des plus humiliants par des gardiens parlant un français local et distribuant des coups de n'importe quoi sur n'importe quelle partie des corps ; je me souviens encore des termes proférés à notre adresse par leur capitaine "pur local" : ici , pas d'Algérie , c'est la France ! pas de FLN , c'est l'Algérie française !."...Nous étions imperméables ou imperméabilisés à leurs âneries...Et notre moral grimpa davantage en pénétrant dans ce Camp où ceux qui nous ont précédés étaient enfermés dans leur dortoir et se préparaient à nous fêter très fraternellement ( embrassades , rigolades , aides de tout genre , etc...)
9. Je ne peux m'empêcher d'ajouter , à propos de Djorf , les 3 évasions ( avec tous les risques et le courage que cela suppose !) dont 2 avec succès : celle du regretté Chahid Hihi Elmekki , étudiant médersien ( donc bilingue ) , rayonnant de sympathie , riche en moqueries , choisi comme commissionnaire du camp ( avec ses jeunes gardiens de la "Métropole" qu'il a conquis par ses qualités...en même temps qu'il préparait secrètement son départ , sûrement par des contacts au marché de Msila ,secrètement même pour nous ) ; il devint vite Officier de l'ALN.... 2ème évasion , réussie également , dont l'auteur est encore en vie au Khroub, après bien des péripéties (Si Abdelaziz , ALLAH yedhkrou ala khir ); lui s'est entraîné en sport et en découpe du barbelé de notre enceinte.... la 3ème , tentée par le portail du camp , coûta à son auteur des balles au haut de ses jambes , une hospitalisation , des interrogatoires...suivies d'une libération qui l'a conduit...au maquis d'après des informations plus tard..
10. Revenons à Bossuet : inoubliable la tentative d'évasion collective dont on trouva des traces à notre arrivée : brutalités aveugles , privations multiples , particulières bastonnades du frère Ibrir (est-il encore en vie ?) , ses geoliers s'acharnant sur le goal de leur équipe nationale...Inoubliables les méthodes visant à détraquer notre système nerveux : visites à tout moment des 24 heures , avec obligation de nous mettre au garde-à-vous devant nos lits...riches en mesquineries de tout genre dont au passage une gifle , un crachat , un pincement de nez(ce fut mon cas)....jusqu'à des coups sur la tête d'un artiste (Si Benmliek , rahimahou ALLAH ) avec sa propre guitare..; la méthode qui se répétait et qui pouvait laisser des traces fut de mettre subitement , en pleine nuit , à toute heure , les hauts-parleurs à fond...avec musique ou autre air provocateur... Inoubliable et incroyable , la déclaration faite par l'Officier du service psychologique qui , partant le lendemain , nous annonça par micro "qu'il s'engageait à étaler la vérité dès son arrivée en France ", celle du combat que lui exposait sans cesse notre Comité de contact avec l'administration….
11. A Djorf comme à Bossuet , comme ailleurs -chez nous et à l'étranger- , les internements sont des occasions de perfectionnement lorsque la cause est noble : cours d'adultes en arabe et en français avec des textes adaptés à la période , exercices sportifs d'entretien et de préparation ; la variété des matières enseignées dépendait évidemment du niveau et de la qualification des détenus qui s'enrichissaient ainsi mutuellement : de l'anglais , de la médecine , du droit furent dispensés à Bossuet qui a bénéficié de l'écrémage des centres de détention répartis à travers les régions du Pays ; on eut même droit à des leçons de mécanique auto , Si Ahmed mécano de Tébessa étant avec nous pour ses positions dérangeantes bien connues….
12. Revenus en pélerinage à Bossuet dont la Commune a repris son appellation d'origine " Dhaïa" ( 1988 ) , nous fûmes accueillis en fils du pays : toutes les portes des maisons étaient ouvertes , les familles se disputant pour nous y accueillir à l'heure du repas...discussions , évocations , parfois retrouvailles émouvantes ( à l'époque , tout visiteur de détenu était pris en charge par une famille locale ), embrassades ....Ceci également est inoubliable !!!
13. Passons au Centre d'hébergement de Lodi ( près de Médéa ) : transfert toujours très pénible , escortés par des gendarmes , menottés et peinant avec nos bagages , nous voilà pénétrant dans cette colonie de vacances désaffectée ! De l'inoubliable , en majorité "positif" ,est à évoquer : cadre de colo , plus de considération , meilleurs menus , davantage de visites familiales accordées bien que sous surveillance ,etc...Raisons de ces améliorations ? Probables effets des contrôles de la Croix Rouge Internationale ...et des grèves de luttes précédentes , présence de résistants d'origine française et pas des moindres , etc...C'est de ce Camp ( que je nomme plus Centre )que je fus libéré , en même temps que des Enseignants francophones , avec assignation à résidence dans des postes scolaires , en France , préalablement désignés...C'est ce qui nous a laissés supposer comme étant le fruit d'intervention du SNI ( syndicat national des Instituteurs..de France )...
14. La quinzaine de jours qui nous était accordée avant notre expulsion du territoire algérien acheva mes souffrances de détenu , ayant été surveillé partout , la maison paternelle ne se vidant pas de visiteurs et visiteuses conscients du risque , réinterné dans un cachot de caserne pendant quelques jours qui me parurent plus pénibles et plus longs que mes séjours précédents.....
Malgré tout cela , on s'estimaient , je m'estimais favorisé par rapport à l'endurance que subissaient des soeurs et frères dans des lieux tenus au secret du monde extérieur...
Constantine, le 12 août 2012
Mohammed Tahar Arbaoui