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ALGERIE 2007 004 " Nous habitons le quartier de Bologhine, m'avait dit  Azzedine, le fils de Aïssa Mokrane, pas très loin du

stade." Le mythique stade Omar Hammadi d'Alger qui   connut tant de rencontres sportives passionnées et de

manifestations politiques. Notre taxi dût se renseigner à plusieurs reprises avant de trouver la petite rue à la

chaussée en terre battue, poussièreuse mais tranquille, si étroite qu'une seule voiture à la fois peut l'emprunter.

  Une maison basse à un étage dont les boiseries sont peintes à neuf...La porte s'ouvre, un homme petit et maigre

à l'oeil vif, habillé à l'européenne, coiffé d'un bonnet traditionnel en laine. C'est Aïssa Mokrane.

  La propagande des années cinquante présentait les combattants du FLN commes des bandits, des "fellagas",

l'air manaçant. A l'image des "terroristes" étrangers de l'affiche rouge nazie. Et c'est un grand-père souriant qui

nous accueille et nous présente son épouse, une de ses filles et son fils. Il nous fait pénétrer dans la salle de séjour modeste mais coquette et confortable avec ses coussins profonds, ses tables basses et la désserte décorée des photos de ses enfants et nombreux petits enfants. Plus tard il nous montrera avec fierté la courette surmontée d'une treille, située à l'arrière de la maison. Aïssa est propriétaire de cette maison qu'il a achetée  lorsqu'il a quitté définitivement la France.

  Il a vingt ans, en 1947, quand il débarque à Alès où se trouvait déjà l'un de ses frères. Né à Akbou en Grande Kabylie dans une famille de paysans pauvres, Aïssa avait eu la chance de pouvoir fréquenter l'école publique française.  Il passa avec succès les épreuves du certificat d'étude "indigène" qui était réservé aux "français musulmans" afin de les différencier des Européens. Il savait donc lire et écrire en français. Privilège rare dans un pays sous domination coloniale où moins de 10% des petits Algériens étaient scolarisés.

  En 1948, il est embauché aux Houillères à la mine de Fontanes. Après les années noires de l'occupation nazie, les mineurs de charbon sont à la pointe du combat pour le relèvement économique de la France. Le bassin des Cévennes compte alors quelque 20 000 mineurs dont 3 200 mineurs algériens. La corporation minière est très politisée. Les idées révolutionnaires y sont prépondérantes et les syndicats, notamment la CGT, fortement organisés. Les Renseignements Généraux mentionnent "une importante activité indépendantiste" parmi les mineurs algériens. Périodiquement, des leaders du PPA-MTLD de Messali Hadj, du Mouvement pour les Libertés de Ferhat Abbas ou du Parti Communiste Algérien tiennent meeting à Alès ou à La Grand Combe.

  Logé dans des baraques en planches au Camp de la Loubières près d'Alès, Aïssa Mokrane fait fonction "d'écrivain public" auprès de ses compatriotes illettrés. En Algérie déjà, révolté par la domination coloniale, il sympathisait avec l'UDMA (Union Démocratique du Manifeste Algérien) sans en être membre. C'est à Alès, en 1950, qu'il adhère au PPA-MTLD dont il va rapidement devenir un des responsables, en raison de son bagage intellectuel. Il recevra chez lui, à plusieurs reprises, Mohamed Boudiaf, le futur Président de l'Algérie assassiné en 1992. Mohamed Boudiaf était, à cette époque, responsable de la Fédération de France du PPA-MTLD et il visitait les groupes locaux deux fois par an. "C'était un responsable exigent, sévère mais juste." dit, de lui, Aïssa Mokrane. Alès et sa périphérie immédiate comptaient 140 à 150 adhérents. Chiffre important, compte-tenu des conditions semi-clandestines dans lesquelles agissait cette organisation. Boudiaf considérait pourtant que c'était insuffisant: "Les Algériens n'approuvent-ils pas massivement notre revendication de l'Indépendance?"

  Une crise profonde traverse ce parti. Un congrès s'est tenu à Alger en 1953 dont les conclusions ont été désavouées par Messali. En janvier 1954, la Fédération de France tient, pendant deux jours, son propre congrès à Paris au cours duquel des critiques sévères sont adressées au comité central et aux orientations du congrès de 1953. Messali Hadj en profite pour écarter les cadres qui ne lui sont pas acquis et les remplacer par ses amis. Fort de son aura il entreprend de rallier la base à sa cause. Ses diverses tentatives resteront vaines dans le Gard. Bouzid, responsable messaliste, vient à Alès en mars 1954 et rencontre Mokrane qui l'informe "que toute l'organisation a opté pour le neutralisme". Ayant insisté pour rencontrer les militants, une assemblée générale a lieu au cours de laquelle ceux-ci confirment leur position. Trois autres tentatives auront lieu: en avril 1954, Bouzid et un second responsable viennent à Alès; le 17 mai, trois responsables dont Bouzid reviennent et demandent "une réunion avec tous les responsables d'Alès". Satisfaction leur est accordée. Après plusieurs heures de discussions, ils repartent bredouilles. La dernière tentative aura lieu avec une troupe théatrale venue se produire en août dont le spectacle sera boycotté par les militants alésiens. Les R.G. mentionnent la présence de Bouzid à nouveau à Alès, la veille du 1er novembre 1954. Aïssa Mokrane dément cette information.

  Messali Hadj convoque un nouveau congrès à Bruxelles en juillet 1954. Le comité central convoque de son côté un congrès à Alger en août. Cherif Djenkal, l'adjoint de Aïssa Mokrane, participe au congrès d'Alger (il n'est pas membre du comité central contrairement à ce qui a été écrit). Ces deux congrès officialisent l'éclatement du PPA-MTLD. Les militants d'Alès ne soutiennent pas Messali Hadj et continuent de se prononcer pour la neutralité, dans un souci d'unité, tout en manifestant leur inclination pour les "centralistes". C'est également la position de Mohamed Boudiaf.

  Le 1er novembre 1954, l'insurrection est déclenchée en Algérie par les 9 sur décision du CRUA qui lui aussi avait recommandé la neutralité dans le conflit interne au PPA-MTLD. Le 5 novembre, celui-ci est dissout par le gouvernement français. Dès le lendemain 6 novembre, la police française perquisitionne chez A. Mokrane à Alès, chez Mohammed Djenidi à La Grand Combe et chez Abdallah Hidèche à Champclauson et les informe officiellement de l'interdiction prononcée le 5. Deux autres perquisitions auront lieu par la suite.

  Dans le prolongement de leurs engagements antérieurs, Mokrane, Djenkal, Djenidi et Hideche ne vont pas soutenir Messali qui créé le MNA (Mouvement Nationaliste Algérien) pour combattre le FLN. Laissons parler Mokrane: "Le MTLD devenant le FLN rentre dans la clandestinité, modifie son organisation et reste en attente d'un contact avec le FLN qui parvient fin décembre, début janvier. Changer une organisation légale en clandestine demande plus de vigilance. Une réorganisation de la base au sommet. Prendre le temps nécessaire. Prévoir les précautions et endroits de réunions et le temps. Un apprentissage continu. Pour toutes ces raisons le travail a continué mais au ralenti."

  Les historiens considèrent généralement qu'une période d'expectative a suivi l'éclatement du PPA-MTLD et le début de l'insurrection du 1er novembre, en raison des interrogations qui travaillaient les Algériens. Il semble bien que cette période ait été de courte durée dans le bassin minier du Gard. La police fait état des premières manifestations du FLN à partir de septembre 1955. Mokrane parle de "fin décembre  début janvier 1955." Un autre acteur, Yahia Dahmouche que Mokrane connait bien puisqu'il était lui aussi mineur à Fontanes et habitait le camp de La Loubières, indique, pour ce qui le concerne, avoir spontanément commencé à collecter de l'argent pour les familles des militants emprisonnés à la suite de l'interdiction du 5 novembre et avoir accepté de participer, en août 1955, à une rencontre dans un café du quartier de La Royale à Alès, tenu par Hocine Djémaï, en présence d'un certain "Abdallah" délégué par le FLN. A. Mokrane affirme que ce délégué régional était un ancien responsable du PPA-MTLD nommé Si Omar. "Si tu es avec ceux de la montagne, lui aurait dit Dahmouche, on travaillera avec toi, sinon...". C'est ainsi que se serait formée la première kasma du FLN à Alès. Ce qui confirme que l'insurrection du 1er novembre correspondait bien à une attente. Elle était devenue inévitable en raison des crimes du colonialisme, des spoliations, des frustrations ressenties par le Peuple algérien. En raison de l'échec des combats pacifiques des organisations indépendantistes, stérilisés par des lois électorales iniques et une fraude massive.

Parmi les mineurs algériens des Cévennes qui, en 1954, baignaient dans un milieu largement acquis à l'idée de la prise de pouvoir par les armes, à l'image de la Révolution russe d'octobre 1917, l'insurrection du 1er novembre 1954 fut rapidement soutenue et la police indique que "jamais le MNA [ne réussira] à s'implanter dans le bassin minier". Des groupes de choc venus de l'extérieur tenteront, de temps à autre, quelques opérations, mais sans bases locales ils seront rapidement neutralisés et le Gard ne connaîtra pas la guerre intestine qui fit tant de ravages ailleurs en France et en Algérie.

Cette première kasma désigne un chef, un responsable à la propagande et un trésorier. Sa première initiative sera d'adresser des lettres à quinze cafetiers et bouchers algériens d'Alès pour leur enjoindre de verser 1 000 Francs par mois, en s'assurant qu'ils n'ont aucun lien avec la police française. Par la suite, la structure de l'organisation évoluera en cellules, groupes et sections et Alès deviendra dans les années 59-60 un important centre de commandement. Les mineurs algériens du Gard participeront massivement aux actions et notamment aux grèves à l'appel du FLN et ils verseront l'ichtirâk avec un grand patriotisme. Mais en 1955, nous n'en sommes encore qu'aux premiers pas.

  Le 5 septembre 1955, Aïssa Mokrane est arrêté par la police, à son domicile, au pied de la colline de l'Hermitage à Alès, devant son épouse et ses cinq jeunes enfants. En même temps que lui sont arrêtés deux autres dirigeants, Djenkal et Hideche. "Vous n'êtes pas près de revoir votre mari." lance un des policiers. La jeune épouse d'Aïssa est tellement choquée qu'il faudra l'hospitaliser à Montpellier où elle décèdera le 31 mars 1956. Le certificat médical délivré le 4 avril mentionnera "un état [d'agi]tation confusionnelle ayant évolué vers un délire aigu mortel. Il semble qu'un traumatisme émotionnel grave (arrestation du mari) ait pu avoir un rôle déclenchant cependant une rechute d'une maladie de Bouillaud pour laquelle la malade avait été antérieurement soignée, s'intégrant avec les troubles mentaux et a joué un rôle certain..."

  Les 5 jeunes enfants seront accueillis, les plus jeunes par l'Entraide alésienne, les autres par l'Orphelinat de la Résistance de la CGT. Le quotidien communiste La Marseillaise, sous la plume de son chef d'agence Raoul Galataud, consacrera 1/4 de page de son édition d'Alès du 16 avril 1956 à cette situation dramatique. La photo qui illustre l'article représente Aïssa Mokrane et un de ses enfants, devant la crèche. A leurs côtés, Léa Pasquier, elle-même ancienne résistante dont le mari Sully Pasquier, un cheminot communiste, fut assassiné par les waffen SS et jeté par les nazis dans le Puits de Célas (commune de Mons, au sud de Salindres) dans la nuit du 10 juin 1944. Image forte de solidarité résistante à l'oppression.

  Ces arrestations, loin d'intimider les Algériens de la région d'Alès, vont au contraire leur "donner un sursaut de patriotisme" écrit Aïssa Mokrane, et susciter de nombreuses adhésions au FLN.

  Sur mandat du juge d'instruction Perez, Mokrane, Djenkal et Hideche sont transférés en Algérie et incarcérés, d'abord à l'Ecole de Police d'Hussein Dey où ils sont "tabassés", puis à Berrouaghia. Depuis le 23 février 1955, le Cabinet Edgar Faure a succédé au Cabinet Mendès France. Edgar Faure dissout l'Assemblée Nationale et convoque les électeurs pour le 2 janvier 1956. A la faveur de ces évolutions politiques, alors que la guerre d'Algérie est de plus en plus impopulaire en France, Mokrane, Hidèche et Djenkal sont libérés le 9 décembre 1955. Djenkal monte au maquis où il tombera en combattant. Aîssa Mokrane qui est interdit de séjour en Algérie, doit retourner en France où sont restés son épouse malade et ses enfants. Il réussit à trouver l'argent pour la traversée Alger-Marseille et des connaissances de Molières sur Cèze rencontrées à la Gare St. Charles lui prêtent l'argent du billet de train pour Alès. Bien évidemment il se présente aux Houillères afin d'y reprendre l'emploi qu'il occupait avant son arrestation, mais il apprend qu'il a été licencié pour abandon de poste. C'est dans les semaines qui vont suivre qu'il perdra son épouse. Puisque son absence n'est pas de son fait, Aïssa Mokrane avec l'aide de Maitre Dussargues du Barreau d'Alès, attaque les Houillères devant le Tribunal des Prud'hommes. Les Houillères seront condamnées à le réintégrer avec un rappel de salaire de 1 an. Ce jugement sera confirmé en appel ainsi que par la Cour de Cassation. En 1958, Aïssa Mokrane qui est désormais grillé dans la région d'Alès, est contraint de partir pour Paris avec ses enfants. A force de persévérance, de courage et d'intelligence, il réussira, après avoir suivi des cours de formation professionnelle, à trouver un emploi stable dans une entreprise d'usinage mécanique qui lui permettra d'élever ses enfants.

  A l'Indépendance, en 1962, il rentre en Algérie. Il reprend des études à Oran qui vont le conduire à devenir professeur technique. Ce sera alors sa profession jusqu'à sa retraite dont il bénéficie désormais, entouré de l'affection des siens.

Bernard DESCHAMPS

18.09.2007

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