Le 6 décembre 2015 restera le jour le plus sombre de ma vie.
Depuis quatre ans, sa conscience s’était évadée et elle était pratiquement paralysée, mais je pensais qu’elle pouvait vivre encore. Elle ne souffrait pas et nous avions ensemble des moments très doux. C’est étonnant tout ce qu’on peut se dire avec les mains. Et son regard, le matin au réveil…
Cette journée du dimanche qui avait si douloureusement commencé se termina par le double cataclysme du résultat des lepénistes aux élections régionales et de l’échec des progressistes aux élections vénézuéliennes. Lorsque j’ai perdu mes parents, ce fut aussi un choc, en particulier lors de la mort de ma mère à laquelle j’étais très attaché. Mais rien de comparable avec ce que j’éprouve depuis dimanche.
Nous avons pendant soixante et un an cheminé de concert. Un chemin jalonné de joies, mais aussi, comme toute vie, de difficultés. Nous avons élevé notre fils Frédéric, eu la chance d’avoir avec Ann-Charlotte une belle-fille aimante, deux petites-filles Annélie et Cécilia qui nous ont comblés et Adil le mari d’Annélie qui est le petit-fils rêvé. Enfin depuis quatorze mois, Anna-Sofia illumine nos demeures de ses sourires et de sa vitalité. Annie qui avait pu assister au mariage d’Annélie et d’Adil avant que sa maladie s’aggrave, n’était plus malheureusement en état d’éprouver notre joie de la présence d’Anna-Sofia.
On dit que la vie est courte. Certes. Pourtant il s’en passe des choses en une vie. Mon premier souvenir d’Annie date de l’année 1952. Nous participions à une colonie de vacances de la SNCF à Bois Salève près de Genève. Elle était infirmière. J’étais moniteur. J’avais été frappé de son air espiègle qui accompagnait le sérieux avec lequel elle s’occupait des bobos de ses petits patients. Nous y avons noué des amitiés qui ont résisté à l’usure du temps. Serge, promis à une brillante carrière médicale nous a quittés trop tôt mais la famille nous fait encore signe de temps à autres. Thérèse que j’ai eue hier au téléphone… Par la suite, je ferai la connaissance de ses amies d’enfance et de jeunesse, Claude, Renée…de ses parents Daniel et Léonie et de sa tante Léa.
J’ai sorti les photos de la boite où elles dormaient. Annie, grimée, dans une pièce de théâtre. Elle adorait. Annie, faisant le clown avec ses amies. Annie, en Eclaireuse Unioniste. Annie à Saint-Brévin-l’Océan. Annie avec les GBU (Groupes Bibliques Universitaires). Annie tenant un nouveau-né dans ses bras à la pouponnière de l’hôpital de Nîmes… Ce sera un des traits de sa personnalité : depuis dimanche, je reçois de nombreux témoignages de parents de l’Ecole de Plein Air notamment qui disent les soins affectueux dont elle entoura leurs enfants.
Depuis quatre ans – depuis le 11 décembre 2011 – la conscience d’Annie l’espiègle, la battante, s’est assoupie…
Annie dort. A côté d’elle, dans son lit, Crin-Blanc son petit cheval acheté à Aigues-Mortes et Bécassine sa poupée en laine. Comme elle est jolie dans sa longue chemise de nuit rose à points blancs ornée d’un petit nœud sur la poitrine. Ses cheveux ondulés aux reflets gris sont répandus sur l’oreiller. Son visage est reposé. De temps à autres, pour quelques minutes, ses yeux s’ouvrent et se tournent vers moi. Son regard, autrefois si expressif, teinté de moquerie, peu à peu s’est éteint. Pourtant une petite lumière demeure. C’est désormais notre langage. Annie qui était si bavarde et enjouée n’a pas prononcé une phrase depuis des mois. Parfois un mot. C’est tout. Mais nos échanges se font par les yeux. Sa joie lorsque je me penche vers elle pour lui faire un bisou. La joie et parfois l’inquiétude, voire l’angoisse, quand les infirmières la déshabillent pour la toilette. Ce regard qui s’allume doucement par intermittence semble venir de très loin, des profondeurs du cerveau sans doute encore imprégné de quelques images du passé non encore effacées, mais de plus en plus floues. Un regard qui s’éloigne et qui fait mal. Ce n’est pas un regard triste. Un sourire parfois affleure. C’est un regard distancié, interrogatif, hésitant, lointain… L’évolution a été brutale. En mai 2011, nous étions à Meknès pour le mariage d’Annélie et d’Adil. La maladie d’Alzheimer avait déjà été diagnostiquée. Elle était soignée et nous parlions encore. Nous avions fait, de belles promenades, à pied ou en calèche dans la ville ancienne si merveilleusement conservée. Annie enfant puis adulte, a toujours été une marcheuse. Petite Aile dans la garrigue nîmoise. Infirmière au Mont Salève quand je l’ai connue. Dans les Cévennes. Dans son jardin de Montaury qu’elle arpentait sans cesse. Elle peine désormais à se tenir debout. Elle n’a pas envie de quitter son lit, « ce bon meuble » comme disait Daniel son père. Cependant nous la levons afin qu’elle ne s’engourdisse pas, mais les pieds ne suivent pas. Ils s’entrecroisent. Elle ne peut garder l’équilibre. Après quelques minutes, ils se stabilisent. Je lui tiens les deux mains. Ma présence la sécurise et nous amorçons notre promenade biquotidienne. Pas à pas, elle avance. L’effort qu’elle fait est pour elle considérable. Le sentiment de gravir un chemin montant, malaisé. De gravir la montagne. Un effort surhumain. Elle dormira ensuite de longues heures quand nous l’aurons recouchée. Depuis quelques mois, elle ne s’alimente plus seule. Y compris les purées et la viande hachée ne passent plus. Elle n’absorbe que des liquides, des soupes épaisses, du fromage blanc et des yaourts. Elle adore les yaourts qui coulent seuls dans la bouche. Elle adore le fromage blanc délayé avec du miel de lavande ou de la confiture. Mais elle n’avale qu’au goutte à goutte. Je la nourris à la petite cuiller. C’est un moment privilégié d’échanges. En nous interrompant souvent afin qu’elle reprenne son souffle et qu’il n’y ait pas de fausse trajectoire. Elle buvait jusqu’alors avec une paille, mais il arrive fréquemment que la mécanique se dérègle et s’inverse et que l’aspiration devienne expiration. Je revois alors notre fils à 15 mois qui se faisait une joie de souffler dans sa soupe. Pour elle ce n’est pas un jeu. Son regard se ternit. Elle a soudain l’impression d’avoir commis une « bêtise ». Elle en est malheureuse. Il faut aussitôt lui sourire pour effacer cette ombre. Elle absorbe aussi la soupe avec plaisir, à condition de varier les saveurs: potiron au lait; cresson avec une pointe de crème; poireaux et pomme de terre; courgettes au Boursin, etc, arrosées d’huile d’olive. Mais le repas qu’elle préfère est le petit déjeuner. Et d’abord son café du matin que je lui monte au lit, accompagné de son chat Pitou. Un café très sucré, qu’elle déguste religieusement. C’est depuis toujours la cérémonie du lever. Le petit déjeuner a longtemps été le seul repas que nous parvenions à prendre ensemble. C’est dire son importance. Nous avons le souvenir de petits déjeuners fabuleux, notamment en vacances à l’hôtel face à la mer au Grau du Roi ou à la Grande Motte. Face à la montagne enneigée à Beaufort ou à Samoëns…
En même temps qu’Annie, je faisais la découverte d’un milieu modeste et chaleureux, d’ascendance cévenole et protestante, tellement différent du milieu confiné et contraint des Deux-Sèvres. J’avais adhéré au PCF par une démarche intellectuelle en 1951, mais je me trouvai soudain immergé dans le monde ouvrier de sensibilité communiste dont je découvrais la générosité, le sens de la solidarité et de l’engagement militant. Daniel qui allait devenir mon beau-père avait été résistant FTPF au dépôt de Nîmes de la SNCF et la maison de mes futurs beaux-parents avait accueilli des réfugiés belges en 1939 puis des enfants juifs. La tradition cévenole d’accueil. Cela me marquera durablement.
Nous n’avions pas pris garde aux premiers symptômes de la maladie. Quelques oublis. Des déplacements inattendus d’objets. Mais ne sommes-nous pas tous affectés, à certains moments, par des trous de mémoire ? Puis insensiblement le phénomène s’est amplifié et des difficultés sont apparues pour tenir une fourchette, la porter à la bouche, tenir un verre sans le renverser ou le laisser tomber. La marche également devint plus hésitante. Mettre un pied devant l’autre ne fut plus automatique et parfois les jambes fléchissaient. Au cours du dernier voyage que nous avons fait ensemble en Algérie, nous avions du mal à être prêts à l’heure; la toilette demandait un temps fou, s’habiller, enfiler une manche, mettre un pantalon devenaient des problèmes ; à table le bol de café était de plus en plus souvent renversé et un masque de souffrance marquait le visage d’Annie qui, consciente encore, avait le sentiment d’avoir fait une grosse bêtise. C’est alors qu’il faut se retenir, ne pas dire « Quelle maladroite ! », ne pas gronder sous peine d’amplifier sa détresse. Souvent à la traîne, nous étions l’arrière-garde du groupe et des amies de plus en plus souvent lui tenaient le bras pour l’aider à marcher. Mais nous mettions ces phénomènes sur le compte de la fatigue du voyage, sans plus, d’autant qu’elle parlait. Annie a toujours été très bavarde, au point que son père Daniel affirmait qu’elle serait un jour avocate. C’était son rêve. Elle parlait, racontait, se moquait avec beaucoup d’humour et, comme en parlant, elle s’arrêtait de marcher pour mieux souligner son récit, ses problèmes neurologiques passaient presque inaperçus. La parole, peu à peu, devint plus répétitive. La même histoire revenait en boucle, oubliant ce qu’elle avait dit un instant auparavant. Et ces histoires concernaient de plus en plus des épisodes de la vie de ses petites filles qu’elle adore. C’est à cette époque qu’elle ressortit d’une boîte à chaussures les lettres que nous nous étions écrites pendant mon service militaire et qu’elle relisait interminablement le soir assise au bord du lit. Lettres d’amour mais aussi qui relataient les faits marquants de notre vie séparée; elle, sa lutte pour la Paix en Algérie et le retour des soldats; moi, ma découverte du Maroc et mon action auprès des autres « appelés ». Ce fut le temps des photos, de son enfance, de l’enfance de Frédéric à Aigues-Mortes, de son travail au Sana du Grau du Roi puis à l’Ecole de Plein Air de Nîmes ; de son militantisme à la CGT et de son mai 68… Le buffet de la salle à manger devint un « reposoir » avec ses photos préférées du moment. Ayant conscience de perdre la mémoire, elle notait tout, l’heure du rendez-vous chez la coiffeuse, mes réunions, la visite de nos enfants… Comme elle entendait de moins en moins bien car elle ne supportait pas ses prothèses auditives, nous nous écrivions des petits billets, mais nous vivions encore presque normalement. Nos chambres étant à l’étage, Annie montait et descendait l’escalier pourtant raide. Une nouvelle aggravation que nous n’avions pas envisagée allait cependant bientôt se manifester.
La grande aventure – si l’on peut dire – de notre vie fut la naissance de Frédéric à laquelle Annie s’était préparée avec le Dr Gutherz qui pratiquait à Nîmes la méthode psychoprophylatique d’accouchement sans douleur importée d’Union Soviétique et mise en œuvre en France par le Dr. Lamaze à la clinique des métallurgistes CGT à Paris. Elle fut une des premières parturientes du Dr. Gutherz avec lequel nous sommes restés liés jusqu’à son décès. Frédéric est cependant né à Saint-Varent dans les Deux-Sèvres à notre domicile, avec l’assistance du médecin de ce chef-lieu de canton où j’avais été nommé instituteur. Je revois encore celui-ci, attentif, intéressé, respectueux des gestes que le Dr. Gutherz avait enseignés à Annie. L’accouchement s’est bien passé. Il n’est que de juger du résultat aujourd’hui. Nous aurons ensuite la douleur de perdre deux bébés dont Catherine qui a vécu trois jours.
Au fur et à mesure de développement de la maladie, Annie a peu à peu perdu l’usage de ses membres. Elle avait des difficultés croissantes à coordonner les mouvements de ses pieds d’abord, puis des mains. Cela se traduisait par une marche hésitante qui s’est rapidement traduite en chutes dont certaines ont entrainé des blessures, dont une grave, qui ont nécessité des hospitalisations. Ce fut pour elle, qui était encore consciente, une période très douloureuse. A table, il lui fut de plus en plus difficile de se servir du couteau et de la fourchette et il lui était pénible qu’on l‘aide à couper la viande. Bientôt c’est de porter la fourchette ou la cuiller à la bouche qui devint problématique et je dus me résoudre à la faire manger moi-même à la cuiller, mais je sentais bien qu’elle en souffrait. Elle si indépendante vivait cette perte d’autonomie comme un drame. Pire, comme une faute.
Nous avons habité Aigues-Mortes à partir de janvier 1956. Nous y arriverons pour voter le 2 janvier et nous y resterons jusqu’en 1965. Annie y aura une intense activité politique parallèle à la mienne et surtout syndicale, notamment au Sanatorium du Grau du Roi alors dirigé par le Dr. Jean Bastide, ancien médecin-chef des FFI du Gard et conseiller général socialiste du canton. Frédéric y a vécu ses premières années, comme un petit Camarguais, au rythme des taureaux, à l’intérieur des remparts, avec les garnements de la rue Paul Bert.
C’était le 15 décembre 2011. Je venais de l’installer à table pour le repas de midi. Elle se servait encore de la fourchette et de la cuiller. Il fallait cependant déjà lui couper sa viande en très petits morceaux. Elle mangeait à peu près normalement à condition que ce ne soit pas trop dur. Depuis un moment ses yeux étaient dans le vague et avec sa fourchette elle grattait doucement la toile cirée. Le même geste, de façon répétitive. Je l’ai appelée, mais elle ne me regardait pas et tout à coup sa tête s’est penchée en arrière, son corps s’est tendu ; un râle s’exhalait de sa bouche ; ses bras tremblaient et tout s’est arrêté. Elle ne bougeait plus, penchée sur le côté de sa chaise, inerte, la bouche ouverte. J’ai eu très peur… Cela a duré, me semble-t-il une éternité. Lorsque Frédéric est arrivé, elle a peu à peu repris conscience. Les médecins du CHU où elle a été transportée par les pompiers ont diagnostiqué une crise d’épilepsie. Jamais elle n’en avait eu le moindre symptôme au cours de sa vie. Depuis, la maladie est entrée dans une nouvelle phase. La dégringolade s’est accélérée. Nous avons décidé que quoi qu’il arrive, Annie restera à la maison, « sa maison » au pied de la colline de Montaury, avec son grand jardin, ses cyprès, son cèdre du Liban planté le 8 mai 1945 par mon beau-père, son bassin avec le jet d’eau qui représente les Trois Grâces, son tilleul et son cerisier, ses seringats qui, cette année, ont connu une floraison fabuleuse et qui est, chaque jour, le but de notre promenade sur le balcon qui le surplombe. J’ai décidé de modifier mon rythme d’activité. Je veux profiter de chaque instant, de chaque petit bonheur. Mais aussi des grands, lorsque les enfants, Annélie, Adil son mari, Cécilia, Ann-Charlotte et Frédéric viennent l’embrasser.
Annie a adhéré au PCF en 1953. Jeune fille, elle milite à l’Union des Jeunes Filles de France à Nîmes. Après notre mariage en 1954, elle milite à l’Union des Femmes Française aux côtés de Ninou Schwartz et de Marthe Arnal, dont l’action essentielle sera orientée à partir du 1er novembre 1954, contre la guerre de l’Etat français contre le Peuple algérien qui revendique à juste titre son indépendance. A Aigues-Mortes, Annie créé en avril, avec Maryse Meyer (Dias) fille de militant communiste d’Aigues-Mortes, le Foyer Danielle Casanova de l’Union des Jeunes Filles de France qui compte rapidement 30 adhérentes et qui va orienter son action en faveur des revendications sociales de la jeunesse et contre la guerre d’Algérie. Le 19 avril 1956, elle participe à la manifestation de plusieurs centaines de personnes en gare d’Aigues-Mortes qui bloquent la micheline qui doit transporter les jeunes soldats mobilisés pour combattre en Algérie et, le 23 avril, elle est présente au rassemblement de plusieurs centaines d’épouses et de mères de jeunes soldats à la Galerie Jules Salles à Nîmes, contre cette guerre inique. Elle jouera ensuite un rôle très actif pour la solidarité avec le jeune soldat communiste d’Aigues-Mortes, Marc Sagnier, interné sans jugement au bagne saharien de Timfouchy pour avoir refusé de porter les armes contre le peuple algérien. Ce fut avec son investissement syndical, l’engagement de toute sa vie qui se prolongera ces dernières années, avant que sa santé se dégrade, par sa participation ainsi que Frédéric notre fils, à la vie de l’association France-El Djazaïr.
Notre médecin a beaucoup insisté pour que nous lui donnions des calmants. Elle a prescrit quelques gouttes de Risperdal le soir et un comprimé d’Alprazolam le matin. J’étais réticent car je répugne aux camisoles chimiques. Je dois reconnaître après quelques jours que loin d’être assommée, elle est toujours aussi bavarde, et son bavardage bien que souvent incohérent, me réjouit. Elle est plus sereine. Est-ce l’effet des médicaments, est-ce une nouvelle phase de la maladie ? Elle n’est plus anxieuse, stressée et agressive comme c’était le cas il y a quelques semaines. Même les toilettes qu’elle vit pourtant comme une agression sont plus calmes. Le matin notre aide-ménagère va et vient et, entre deux lessives ou après un ménage, lui tient compagnie, parle avec elle, lui montre des photos. Je lui ai acheté de nouvelles lunettes. L’après-midi je reste auprès d’elle, allongé sur le fauteuil modulable. Les heures que nous passons ainsi, côte à côte, sont d’une grande douceur.
Annie est recrutée en 1956 au Sana du Grau du Roi par le Docteur Jean Bastide. Ses collègues en font la secrétaire de leur syndicat CGT qui organisa de nombreuses – et victorieuses – luttes revendicatives. Elle était très fière que le syndicat ait obtenu l’organisation d’un circuit de ramassage par car pour le personnel. Nommée à Nîmes à l’Ecole de Plein Air du Mont du Plan en 1965, elle y poursuivit sa profession d’infirmière et son activité syndicale. Elue au bureau de l’Union départementale du Gard de la CGT, elle donne la pleine mesure de son engagement et de ses capacités sous la direction de deux secrétaires généraux de l’Union départementale : Emile Grévoul et Valère Barrazza.
Les repas sont des moments précieux d’échanges. Avec tout le cérémonial qui précède. Relever la tête du lit pour limiter les fausses routes. Placer une large serviette de table sous le menton afin de préserver la chemise et le lit de régurgitations inattendues. Ce soir, ô miracle, Annie a porté lentement un coin de la serviette à son menton pour essuyer une goutte de soupe. Son regard alors et ce léger sourire, comme pour me dire : « Tu vois, j’ai réussi. » Il faut se garder d’interdire un tel geste de crainte d’une catastrophe et au contraire multiplier les occasions d’actes autonomes. Nous la faisons généralement boire avec une paille. Mais de temps à autre, il faut lui mettre le verre en mains afin qu’elle le tienne en s’efforçant de le porter à sa bouche. Dans le même but, le matin nous lui donnons un biscuit à la cuiller. Ce geste si simple pour nous, nécessite pour elle, je le comprends, un effort surhumain. Mais quelle victoire si elle réussit. J’ignore - je demanderai au médecin – si cet entraînement a un effet physique bénéfique. Par contre, je ressens combien il est pour elle valorisant.
En 1965, nous quittons Aigues-Mortes pour Nîmes. Annie m’a supporté, ainsi que mes nombreuses absences durant toutes ces années d’activité intense : secrétaire fédéral du PCF, député, conseiller général de Beaucaire. C’est durant cette période qu’elle assumera, en même temps que son activité professionnelle, des responsabilités syndicales de plus en plus importantes.
Depuis quelques semaines, Annie est placée chaque nuit sous perfusion. Il est, en effet, de plus en plus difficile de l’alimenter. Les fausses routes se multiplient. L’acte d’avaler parfois s’inverse. Je varie les parfums. Elle préfère les potages que je lui prépare avec un assortiment de légumes congelés. Tièdes avec un peu d’huile d’olive. Une des saveurs de son enfance dont la sensation perdure. C’est aussi le cas du fromage blanc avec du miel de Soudorgues ou de la confiture de fraises ou d’abricots. Elle adore. C’est le régal du matin après le café que je continue de lui porter au réveil. La lever est devenu un exercice périlleux. La dégradation est allée vite et elle est désormais dans l’incapacité de marcher seule. Wahid, son kiné, pourtant réussit, en dépit des jambes qui ne la soutiennent plus, à lui faire faire quelques pas dans la chambre et sur le balcon. En face d’elle ses cyprès aussi vieux que la maison. En dessous le laurier rose entièrement fleuri. Reconnait-elle son jardin ? Son visage n’exprime rien, pourtant au moment de rentrer, elle s’accroche comme si elle voulait rester sur le balcon.
Son activité, en particulier en direction des usines Eminence et de l’usine de Furnon à Saint Christol-lez-Alès fut remarquée par les instances nationales de la CGT. Tous les matins pendant la longue occupation de l’usine Furnon, elle se rendait à Saint Christol-lez-Alès, à 45km, avant d‘aller rejoindre son poste d’infirmière à l’Ecole de Plein Air. Jack Potavin témoigne : « C'est à cette époque en 1967 jeune élu au bureau de l'UD du GARD que j'ai véritablement découvert et apprécié Annie. Dans la direction de l'UD à forte culture ouvrière et masculine, elle avait pris le relai de Juliette Albiol (Juju) en tant que responsable d'Antoinette journal féminin de la CGT aujourd'hui disparu et de l'action en direction des femmes salariées. Elle amenait à l'UD une dimension nouvelle des questions féminines, elle posait les questions des femmes salariées en termes émancipateurs, avec fermeté interpellant sur des droits nouveaux à conquérir qui prennent en compte leur identité et leurs différences ainsi que leur place au travail, dans la société mais aussi dans la CGT. Cela faisait quelquefois des étincelles mais ANNIE était en avance sur son temps y compris dans la CGT. C'est au côté d'Emile Grévoul, secrétaire général de l'UD, qu'elle participera à la conduite des mouvements de grève de 1968. Il proposa qu'Annie prenne la parole au nom de la CGT à l'imposante manifestation du 30 mai à Nîmes. Elle le fit devant 35000 personnes regroupées sur l'esplanade et les rues avoisinantes du haut du kiosque à musique. Sa personnalité et ses engagements firent que la direction nationale de la CGT, Georges Séguy et Simone Bouillot, lui proposèrent de participer à la direction confédérale. Elle assuma des responsabilités électives à la commission financière de contrôle et au collectif confédéral femmes-salariées de 1969 è 1972. »
Pendant plusieurs jours, Annie a eu la langue enflée et recouverte de mucosités. Cela la faisait souffrir et le contact de la cuiller pour la nourrir lui était douloureux. Nous avons alors dû utiliser une seringue. Cela peut paraître banal et pourtant ce fut une période très difficile. Le repas était en effet réduit à une séance de gavage, difficile à vivre pour nous et qui supprimait toute sensation gustative chez Annie. Heureusement les soins ont été efficaces et elle a retrouvé la sensation du goût. Nous le voyons à son visage et à un petit mouvement qui lui était habituel de la pointe de la langue pour rattraper une goutte de yaourt ou de jus d’orange qu’elle adore. Alors nous varions les parfums et la dernière découverte, grâce à Annélie qui en a eu l’idée, ce sont les glaces. Un régal. Annie ouvre la bouche, comme un oisillon pendant la becquée et laisse fondre lentement la crème glacée. Le soir après la dînette – c’est une dînette plutôt qu’un dîner - un bol de soupe de légumes, un demi pot de complément alimentaire à la vanille ou à la pêche, le Risperdal et les autres médicaments…Je m’allonge sur le fauteuil à côté de son lit et lui tiens la main. Des vibrations l’agitent comme des décharges électriques. Mais elle est sensible aux pressions et aux caresses. Cela fait partie de nos échanges. Comme les bisous sur le nez, auxquels elle répond. Mais attention tout le monde n’a pas le privilège de ses bisous. Elle a ses préférés. Pendant les mois les plus chauds, avant que nous installions une climatisation, le médecin avait décidé de la mettre chaque soir sous perfusion, afin qu’elle ne se déshydrate pas. Les infirmières viennent donc trois par jour, matin, 11h. et 18h., pour la toilette et poser et retirer la perfusion. Elle supporte assez bien ces contraintes, si ce n’est qu’elle crie quand on la touche. Seule la famille a le droit de la toucher ! Vendredi soir, l’infirmière a remarqué une cuisse très enflée. Déjà elle avait dû porter des bas de contention en raison d’un risque de phlébite. Les choses s’étaient très vite améliorées, les jambes avaient retrouvé une taille normale. Cette cuisse très enflée nous inquiète donc et le médecin auquel nous téléphonons prescrit immédiatement des anticoagulants et dès le lendemain matin il est présent pour l’examiner. Faut-il lui faire un doppler ? Il hésite car elle est difficilement transportable. La décision est prise et nous avons un rendez-vous pour le soir même. Je rends hommage à son esprit de décision : heureusement que l’examen au doppler a eu lieu, elle souffre d’une thrombose à chaque jambe au-dessus de l’aine. Cette nuit, Annie a été très agitée. Elle a crié, gémi une grande partie de la nuit. En travers de son lit, elle donnait des coups de pieds dans le mur et s’est blessée au bois du lit.
Depuis 2011, nous vivions ainsi au rythme des soins et des repas d’Annie. Elle allait bien ces dernières semaines. Je m’y étais habitué. Le doux soleil automnal pénètre à flots par la fenêtre ouverte de sa chambre et met une note de gaîté sur le papier peint fleuri qui tapisse les murs et le plafond. En face de son lit, le portrait dédicacé de Jean Ferrat dessiné par Ernest-Pignon-Ernest. Sur la cheminée un bouquet de dahlias du jardin. Sur des étagères, ses livres et, tout près d’elle, un dessin à la plume de notre maison des Horts. Le printemps et l’été se sont bien passés, sans accident de santé. Le Docteur Calonne, son médecin, la trouve bien. J’ai pu m’absenter à plusieurs reprises pour aller à la mer ou visiter des expositions, pendant qu’une personne de confiance lui tenait compagnie. La plus grande partie du temps je suis auprès d’elle. Comme chaque début d’après-midi, Wahid son kiné est venu lui faire pratiquer des mouvements des jambes et des bras. Elle aime. Parfois elle lui parle. Elle prononce des sons accompagnés de mimiques expressives qui ont sans doute pour elle une signification. Il faut alors témoigner de l’intérêt pour ce qu’elle dit. L’approuver, la relancer d’un mot, d’une phrase comme dans une véritable conversation. Des mots reviennent qui n’ont pas de rapports entre eux, mais dont la répétition a un sens. Les mots, enfants… école…mon père…le chat… Après la visite de Wahid elle s’est endormie. Comme chaque après-midi, je suis allongé sur le fauteuil à côté d’elle. Elle dort paisiblement. Je lis. Ou bien j’écris à l’aide de l’ordinateur. Quand elle se réveillera je la ferai goûter. Je ne crois pas qu’elle me reconnaisse. Ou si elle me reconnaît, elle ne sait plus qui je suis, mais ma présence lui est indispensable. Quand elle est réveillée et que je me lève du fauteuil pour aller chercher un livre ou un objet quelconque dans mon bureau à côté de sa chambre, elle manifeste de l’inquiétude par un regard et un bref mouvement de sa main gauche, la seule dont elle se sert encore un peu. Ces heures paisibles ont un prix inestimable. Elle est là à côté de moi. Mais depuis mardi, elle était une nouvelle fois sous perfusion afin de compenser les difficultés qu’elle éprouvait pour avaler. Vendredi, ces difficultés se sont aggravées. Plus rien ne passait. Cela s’était déjà produit, je ne me suis donc pas inquiété, d’autant que le médecin l’avait examinée mardi et qu’elle était alimentée par perfusion. Dans la nuit, sa respiration devint anormalement sifflante et je me suis levé plusieurs fois pour lui humecter la langue. A six heures et demie, je suis descendu pour déjeuner et soudain je n’ai plus entendu sa respiration. Je suis vite remonté et…Dans des moments comme celui-ci on ne veut pas croire à l’inéluctable et quand j’ai réalisé j’ai été pris d’un tremblement irrépressible. Frédéric et Ann-Charlotte sont vite arrivés…Son visage, devenu immobile, n’exprimait aucune souffrance.
J’ai tenu à la garder auprès de moi jusqu’à son départ pour Soudorgues où jeudi 10 décembre elle a été inhumée dans le cimetière communal à l’emplacement que nous avions réservé depuis longtemps au pied du cyprès, face à la montagne du Liron. Je crois qu’elle aurait aimé la cérémonie que nous avions préparée en famille. Jacques Potavin de la CGT a retracé son parcours politique et syndical. Zoheir Bessa, directeur d’Alger républicain, a salué son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Notre cousine Sylvette Fayet a rappelé, avec sa sensibilité habituelle, les trois sources de son engagement, cévenole, huguenote et communiste. Maryse Dias (Meyer) et Nicole Daumet ont témoigné. Annélie et Cécilia ont surmonté leur chagrin pour dire deux poèmes de Victor Hugo. Ensuite Jean Ferrat a chanté La montagne et la cérémonie s’est terminée sur ce chant d’espoir qui a bercé l’enfance de Frédéric, d’Annélie, de Cécilia et maintenant d’Anna-Sofia, Allons au devant de la vie, sur une musique de Dmitri Chostakovitch.
Mais j’ai mal.
Bernard DESCHAMPS
14 décembre 2015