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Eté 2007 128Le FLN, dans le bassin minier des Cévennes, présente certaines particularités que j’évoquerai au cours de cet exposé et au sujet desquelles je me suis demandé si le milieu dans lequel travaillaient les Algériens : la corporation minière, et leur  région d’accueil: les Cévennes, avaient eu une influence sur leur engagement.

   Les premiers mineurs algériens apparaissent à La Grand’Combe en 1916. En raison de la chute de la production dans les mines du Nord et du Pas de Calais, les Compagnies minières décident de développer la production méridionale et elles sont incitées par l’Etat à recruter des travailleurs d’outre-mer. Comment ont-ils été accueillis ? Contrairement à la chasse à l’homme qui avait eu lieu dans les marais d’Aigues-Mortes en 1893, à l’encontre des saisonniers italiens recrutés pour la récolte du sel, il semble que la population des Cévennes accueillit les nouveaux arrivants plutôt dans l’indifférence. Ils étaient parqués dans des baraques en planche et disposaient sur place de leur propre approvisionnement. Ils avaient donc peu de contacts avec la population. De plus, c’était en temps de guerre et l’ennemi alors n’était pas l’Algérien mais l’Allemand. Au fond de la mine c’était différent. La solidarité dans le travail est une nécessité et, après un temps d’adaptation, les algériens furent considérés comme des gros travailleurs. En dépit de la barrière des langues, ils ne seront pas insensibles à l’effervescence et aux progrès du syndicalisme qui conduiront aux grèves de 1917 suscitées par l’allongement de la durée du travail et la hausse du coût de la vie, notamment pour les produits alimentaires, pain, pommes de terre, œufs, légumes, qu’ils ressentiront d’autant plus durement que contrairement aux autochtones ils ne disposaient pas de jardin. Les responsables syndicaux étaient sensibles à leur situation. La culture de classe et internationaliste des militants de cette époque ainsi que la tradition huguenote d’accueil,  très prégnante dans cette région qui protégea et cacha les Pasteurs du Désert, au temps des guerres de religion, ont, sans doute contribué à cette attitude compréhensive.

  L’immigration algérienne dans les Cévennes connut plusieurs vagues : 1916 ; 1938 et 1947, année où ils furent les plus nombreux : 3248  soit 15,9% de l’effectif total[1]. Avec la mise en œuvre du plan charbonnier de la CECA, leur nombre diminuera, mais ils seront encore 1264 en 1954 sur un total de 14 764 mineurs[2]. La plupart étaient kabyles, en France depuis 1947. Ils avaient vécu ou entendu parler de la répression qui s’était abattue sur  Sétif et  le Constantinois, au lendemain du 8 mai 1945. En France, ils découvrent une tradition de solidarité ouvrière et font connaissance avec des militants syndicaux attentifs à leurs besoins. Entre 1951 et 1955, dans les élections professionnelles la CGT représente en moyenne 82 % des votants ; la CFTC 10% et Force Ouvrière 8%.

  Un texte datant de 1949, signé du responsable de la CGT du Puits Ricard à La Grand’ Combe, se prononce pour « la reconnaissance des fêtes musulmanes » et un article de La Tribune, l’organe de la Fédération régionale des mineurs CGT rappelle que « 12 grèves de 24h. ont eu lieu en décembre 1953 » contre « la déportation » de mineurs algériens des Cévennes en Lorraine, en application des décrets Lacoste de 1948 sur la réduction de 10 % des effectifs. Les procès-verbaux du conseil d’administration du syndicat CGT  des mineurs de La Grand’Combe, évoquent, presque à chaque réunion, les mauvaises conditions de logement des Algériens ; les accidents du travail dont ils sont victimes ; la solidarité matérielle en cas de décès, etc. La photo qui illustre l’affiche de notre colloque, montre le délégué mineur au milieu des mineurs algériens devant leur baraque du camp des Nonnes à Branoux les Taillades. Ce délégué mineur est Fernand Corbier, maire communiste de La Vernarède et conseiller général. Pour l’anecdote, il a servi de modèle à  Jean-Pierre Chabrol pour son héros Noël Tarrigues, du roman « La gueuse », dans lequel la commune de La Vernarède est rebaptisée La Vernasse.

   Cette attention portée par les syndicalistes aux revendications des mineurs algériens, à leur culture, à leur mode de vie, s’étendra aussi à leurs organisations politiques. C’est dans les locaux de la CGT, dans le hameau de Champclauson à La Grand’Combe que se réunissaient les militants du PPA-MTLD  et les Renseignements Généraux indiquent que la Commission des travailleurs nord-africains de la CGT du bassin, créée par un militant communiste d’origine italienne, était animée par des militants du PPA-MTLD[3]. Le 1er mai la manifestation syndicale de La Grand’Combe ne démarrait que lorsque les Algériens de Champclauson étaient arrivés, en défilé avec leur drapeau. La CGT, pour sa part, veillait à ce que des travailleurs algériens fassent partie des délégations à ses congrès nationaux.

   Un climat de confiance réciproque s’est ainsi progressivement institué entre mineurs de diverses nationalités, Algériens, Allemands, Espagnols, Français, Italiens, Polonais…Le travail au fond  où chacun dépend de l’équipe, à la fois pour son salaire, car ils sont payés à la tâche, et pour la sécurité qui est une préoccupation constante en raison des dangers de la mine, ainsi que l’expérience souvent nouvelle, pour eux, de l’activité syndicale et des combats menés en commun – j’y reviendrai - contribuent à forger ce que l’on peut appeler « une conscience de classe ». Le sentiment d’appartenir avec les ouvriers venus d’ailleurs, au même camp, ayant le même adversaire en France et en Algérie.

  Ils participeront à toutes les luttes de la corporation minière et notamment aux grèves de 1948 et 1952. Grèves dures qui ont laissé une empreinte forte dans la mémoire régionale

   La grève d’octobre-novembre 1948 qui dura 56 jours, fut marquée par des affrontements violents avec la police. A son origine, les décrets Lacoste. Une circulaire ministérielle du 13 septembre 1948, décide de baisser les rémunérations. Elle est vécue d’autant plus mal que le coût de la vie a augmenté dans des proportions insupportables. De plus, un décret du 18 septembre dépossède les Caisses régionales de secours minier de la gestion des accidents du travail, dont elles avaient la responsabilité depuis 1946. Dans le même temps, une baisse de 10% des effectifs est décidée. Ces mesures gouvernementales furent reçues comme un affront, une manifestation de mépris à l’égard de travailleurs qui avaient conscience d’avoir « retroussé les manches » pour relever le pays des ruines de la guerre.

  D’emblée, Jules Moch, le ministre de l’Intérieur prit des mesures de sécurité exceptionnelles qui apparurent comme des provocations, faisant occuper les carreaux des mines et les villages par des chars et des automitrailleuses, alors que la population n’en avait pas vus de toute la guerre. Il considère en effet cette grève – selon ses propres paroles -  comme « un véritable complot pour mettre la République en péril et contraindre le gouvernement à capituler. » Il accuse les syndicats, le PCF et le komintern – qui selon lui tire les ficelles – de vouloir « refaire un véritable coup de Prague. » Plus personne aujourd’hui ne soutient une telle thèse, mais face à ce comportement provocateur, certains militants notamment anciens Résistants retrouvent les réflexes du temps de l’occupation. Des ponts sont minés que les militants les plus conscients désamorcent dès qu’ils en ont connaissance. Les affrontements avec les CRS vont être d’une extrême brutalité. A Alès, un manifestant est tué par balle. A La Grand’Combe, le 20 octobre 1948, la CRS 161 se heurte à 2 000 manifestants et on dénombrera 86 blessés, certains grièvement,  parmi les forces de l’ordre. C’est une page de l’histoire ouvrière qui, encore de nos jours, est exaltée comme un épisode héroïque. Des centaines de mineurs, dont des Algériens,  sont licenciés. Plusieurs dizaines sont condamnés à plusieurs mois de prison. Parmi eux Mohamed Korichi, militant de la CGT, qui avait été délégué à des congrès nationaux.

   PUITS DE MINESLes mineurs algériens participeront également à la grève de 1952, avec occupation du fond, contre le Plan Schuman de fermeture de certaines mines de charbon.

   Ces combats violents conforteront les Algériens dans l’opinion que l’Etat français colonialiste ne pourra être vaincu que par la force. Cette opinion est répandue à cette époque dans la corporation minière qui compte dans ses rangs d’anciens Résistants français ; des Allemands qui ont déserté la Wehrmacht ; des Espagnols qui se sont battus contre Franco et des Italiens qui ont connu les sévices que leur ont fait subir les « chemises noires » de Mussolini.

   A cette époque, l’influence communiste est importante dans cette région. En prenant comme base les élections législatives de 1951, les candidats communistes recueillent, dans le bassin minier, selon les communes, entre 36 et 65 % des voix, et ces électeurs, en dépit des évolutions théoriques du PCF, sont  persuadés que le capitalisme ne peut être abattu que par les armes. Cette idée est d’autant plus enracinée que les Protestants eux-mêmes, nombreux en Cévennes, continuent de commémorer les combats et les sacrifices des Camisards – « les fous de Dieu ». Chaque année, en septembre, le village de Mialet est le lieu de rendez-vous de 10 à 15 000 Réformés venus de toute l’Europe et qui, à l’issue de l’office célébré en plein air comme au temps du « Désert », entonnent en choeur la Cévenole – La Marseillaise huguenote – qui exalte les deux faces du combat de leurs ancêtres : la lutte armée et l’esprit de sacrifice :

 

                    Croix huguenote « Redites grottes profondes,

                        L’écho de leurs chants d’autrefois ;

                        Et vous torrents qui, dans vos ondes,

                        Emportez le bruit de leurs voix

                        Les unes, traquées de cime en cimes

                        En vrais lions surent lutter ;

                        D’autres – ceux-là furent sublimes –

                        Surent mourir sans résister. »

 

                        « Esprit qui les fit vivre

                        Anime leurs enfants

                        Anime leurs enfants

                        Pour qu’ils sachent les suivre. »

 

   Cette référence aux combats héroïques du temps des dragonnades, sera ensuite souvent reprise par les Résistants au nazisme de toutes obédiences qui inscriront leur lutte contre l’occupant dans la filiation du combats des Huguenots pour la liberté de pensée et de culte. Camisard et maquisards !

   Le sentiment de classe qui unit les mineurs de différentes origines, ne leur fait pour autant oublier leur Patrie. Un certain nombre d’Espagnols repartiront en Espagne pour reprendre le combat, et  les Algériens sont nombreux à militer au PPA-MTLD (Parti du Peuple Algérien-Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), quelques uns au PCA (Parti Communiste Algérien) ou à l’UDMA.(Union Démocratique du Manifeste Algérien).

   Le parcours de Aïssa Mokrane qui sera le dernier responsable du PPA-MTLD pour la région d’Alès, lors de la dissolution le 5 novembre 1954 par le gouvernement français, est à cet égard significatif. Né à Akbou en Kabylie, dans une famille de paysans pauvres, il arrive en France en 1947 où se trouve déjà l’un de ses frères. Il est embauché à la mine en 1948 et, comme il a eu la chance d’aller à l’école et de passer le « certificat d’étude indigène », il fait rapidement fonction d’écrivain public auprès de ses concitoyens. Il adhère au PPA-MTLD en 1950 – donc en France – et, en raison de son instruction, il devient rapidement le responsable de son secteur.

   En 1952, les RG notent que l’activité nationaliste « avait revêtu une certaine importance »[4] et, en 1958, ils écrivent « le MTLD [est le] seul groupement musulman réellement constitué dans l’arrondissement d’Alès.[5] » Quelques vieux militants se souviennent également avoir reçu la visite de délégués de l’UDMA, le parti de Ferhat Abbas. Le PCA pour sa part, avec l’aide du PCF, prenait de temps à autres, des initiatives. Les RG mentionnent des réunions publiques organisées à Alès et à La Grand’Combe, le 30 janvier 1949, avec la participation de Cherif Djemad, dirigeant national du PCA et député de Constantine [6]. La réunion de La Grand’Combe, selon des témoins, aurait réuni 600 personnes. Le 8 novembre 1952, une résolution signée du MTLD, du PCF et de l’Union des Femmes Françaises, condamne le régime colonial.C’est l’influence du PPA-MTLD qui est alors prépondérante. Les listes d’adhérents saisies le 6 novembre 1954 à Alès et à Champclauson par la police et remises au Procureur de la République à Alès, ont, nous dit-on, malheureusement disparu lors d’inondations des caves du Tribunal. On n’a donc pas une idée précise de l’état d’organisation du MTLD, à cette époque.

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   Vous me pardonnerez, j’espère, ce long préambule qui m’a paru nécessaire  pour comprendre les réactions des mineurs algériens des Cévennes, lors du déclenchement de l’insurrection, le 1er novembre 1954.

   Replaçons- nous dans le contexte de l’époque. Quelques mois plus tôt, les troupes françaises ont subi une grave défaite à Diên Biên Phu et la France vient de signer les accords de Genève. Les mineurs algériens des Cévennes sont d’autant plus sensibles à cette victoire des Viet namiens sur une des armées les plus puissantes du monde, qu’ils gardent le souvenir douloureux de la cruelle répression qui suivit le 8 mai 1945. Cela les renforce dans leur conviction que seule la lutte armée peut mettre fin à l’occupation coloniale de leur pays. Conviction que partage la majorité de leurs collègues de travail. Cela va être déterminant dans leur prise de position au moment de l’éclatement du PPA-MTLD en août 1954. Ils n’enverront aucun délégué au congrès convoqué par Messali Hadj en Belgique, mais l’un de leurs responsables, Mohamed Cherif Djenkal participera au congrès d’Alger convoqué par les « centralistes ». Cependant, les militants du bassin minier sont très majoritairement « neutralistes » comme le leur recommande le CRUA nouvellement créé.[7]

   Le 24 novembre 1954, le Sous-Préfet d’Alès écrit : « Les Nord-Africains, [en effet] ont critiqué l’action de Messali Hadj et n’exécutent plus les directives que ce parti peut donner.[8] » Cinq jours plus tôt ; les RG affirmaient : « l’ensemble de la colonie (sic !) nord-africaine stationnée dans l’arrondissement d’Alès est calme[9]» Ce calme était trompeur. En fait, ils s’interrogeaient mais leur sympathie, en dépit des pressions de la direction messaliste du MTLD dissout,  allait plutôt vers ces « bandits » qui avaient déclenché l’insurrection.

    ALGERIE 2007 004Aïssa Mokrane fait état de quatre tentatives de la part de Bouzid, délégué messaliste qui, après le congrès de janvier 1954, avait exigé, de rencontrer les militants des Cévennes. Ce qui lui avait été accordé en mars, en avril  et le 17 mai 1954. En août la direction  « messaliste » organise la venue d’une troupe de théâtre à Alès. Les RG font état d’une cinquième démarche qui aurait eu lieu les 30 et 31 octobre [10], mais Aïssa Mokrane dément cette information. Les militants maintiennent leur position face à Bouzid et boycottent la séance théâtrale. Après la mise hors la loi de leur parti, ils se réorganisent pour la clandestinité. Selon Aïssa Mokrane « le contact avec le FLN [qui] parvient fin décembre (1954,ndlr)  ou début janvier. »

   Un autre militant Yahia Dahmouche, aujourd’hui décédé, dont j’ai également recueilli le témoignage, dit avoir participé à une réunion dans un café tenu par Hocine Djemaï, dans le quartier de La Royale à Alès, où était présent un délégué du FLN naissant qui se faisait appeler Abdallah. Selon Mokrane, Abdallah était le successeur de Boussaad, connu sous le nom de Si Omar, à la tête de la région Sud qui comprenait quatre kasma : Gardanne et Marseille, dominés par le MNA ; Alès dont le responsable était Aïssa Mokrane et La Grand’Combe, dont le responsable était Mohammed Djenidi. Boussaad sera arrêté en septembre 1955 et emprisonné en Algérie jusqu’en 1962. Yahia Dahmouche raconte qu’il aurait dit à l’envoyé du FLN : « Ecoute frère, si tu es avec ceux de la montagne, on travaillera avec toi, sinon on te tire dessus… » Cette anecdote, même en faisant la part de l’imagination, reflète assez bien l’état d’esprit des mineurs algériens les plus engagés.

   Le 17 juillet 1957, les RG écriront ; « le FLN contrôle le bassin.[11]» et, en 1960, ils affirmeront : « le MNA n’a jamais pu s’organiser dans région alésienne.[12] » Il y eut certes quelques tentatives isolées, vite avortées de groupes de « tueurs du MNA » (l’expression est de la police[13]). Les Cévennes ne connaîtront pas la « guerre dans la guerre » qui fit tant de ravages dans d’autres régions, en France, et en Algérie. Dans le fichier Z établi en 1957 par la Préfecture du Gard, sur 74 fiches datées du 3 et du 18 septembre 1957, du 14 février et du 3 avril 1958, tous les « suspects » mentionnés sont FLN, la plupart issus du MTLD, 2 sont des responsables de la CGT et 1 est communiste. Aucun MNA [14]. A l’ouverture du camp de L’Ardoise (30) parmi les détenus 146 sont qualifiés FLN et 14 MNA, sans préciser la région où ils ont été arrêtés.[15]

  Cette situation singulière tient évidemment à la personnalité des dirigeants d’alors du PPA-MTLD dans les Cévennes et à l’expérience qu’ils ont de l’occupation coloniale, mais l’environnement sociologique, culturel, politique et religieux de cette région, à l’évidence, a contribué à leurs prises de position. Un chrétien, très engagé dans l’Eglise Réformée, le Dr. Emile Guigou,élu  socialiste (Gauche socialiste ) déclarera en 1958 « Les Algériens ont pris les armes comme ultime recours pour faire respecter leur droit à une vie normale.[16]»

  Parmi les autres particularités du FLN du bassin minier, on peut aussi mentionner l’importance des sommes collectées au titre de l’ichtirâk  et le pourcentage élevé de grévistes à l’appel du FLN.

   La Préfecture du Gard, le 27 avril 1959, évalue à 35 millions de francs, la somme collectée en un an dans le Gard par le FLN.[17] C’est bien sûr une estimation en francs de 1959, donc avant la mise en circulation du Franc Pinay, le 1er janvier 1960. Les salaires des mineurs étaient alors très supérieurs à ceux des autres corporations. En 1954, à la mine, un manœuvre, et c’était la qualification de la plupart des Algériens, payé à la tâche, gagnait, en moyenne haute, 40 800 francs, alors qu’un manœuvre du bâtiment ne percevait que 20 000 francs par mois.

   Les chiffres de participation aux grèves du FLN, indiqués par les RG, sont également impressionnants. Le 4 mai 1956 – quelques jours après le rappel des « disponibles » sous les drapeaux par Guy Mollet – 77% des mineurs algériens font grève[18] pour l’Indépendance de l’Algérie et le soutient à l’ALN (Armée de Libération Nationale ). Grève éminemment politique sur des mots d’ordre d’un niveau élevé. La participation sera de 87% le 5 juillet 1956, jour anniversaire de la prise d’Alger en 1830[19]Mais la démonstration la plus probante de l’influence du FLN sera apportée par la grande grève de huit jours, du 28 janvier au 5 février 1957 à la veille de l’Assemblée générale de l’ONU. Un rapport des RG du 2 février, fait état de 91% de mineurs algériens grévistes (5,8% seulement à Nîmes [20]). Les pourcentages les plus élevés sont enregistrés à la mine et dans le bâtiment. Ils sont plus faibles dans la chimie et la métallurgie. L’usine Péchiney à Salindres tente d’en profiter pour licencier deux ouvriers algériens. Ils seront réintégrés  à la suite des interventions de la CGT et de la CFTC [21]. Une autre note des RG annonce 93% de grévistes à la mine les 30 et 31 janvier et une perte de production quotidienne de 300 tonnes de charbon [22], chiffre qui met en valeur l’importance des mineurs algériens dans la production charbonnière française.

  Ces pourcentages sont d’autant plus remarquables, qu’un débat avait, comme on le sait, précédé cette action. Certains dirigeants du CCE du FLN préconisaient un seul jour de grève afin de limiter les risques de répression. La direction décida huit jours. Lorsque le 5 juin, le MNA appellera, lui aussi, à la grève pour protester contre le massacre du 29 mars 1957 dit de Melouza, les RG d’Alès écriront que la journée de grève n’a pas été suivie dans le bassin.[23]

 

   Cette participation massive aux grèves à l’appel du FLN, pouvait-elle être obtenue par la contrainte comme certains l’affirment ? Certes, la discipline imposée par le FLN était sévère et parfois brutale. Engagé dans un combat sans merci avec un adversaire qui disposait de moyens de pression importants policiers et militaires, et dont les forces lui étaient bien supérieures, le FLN, dans le pays même, dont il combattait la domination coloniale, était conduit, pour se protéger, à prendre des mesures extrêmes. Les infiltrations par la police étaient une réalité. Les trahisons aussi, comme en témoignent les archives de la polices et le témoignage de Mme Anne Beaumanoir dans son livre autobiographique : « Le feu de la mémoire ». Toutes les résistances ont été confrontées à ces situations. La guerre et la clandestinité sont antinomiques de la démocratie et ne prédisposent pas à l’indulgence. Pourtant les RG indiquent qu’il n’y eut pas de piquets de grève durant la grève de huit jours[24]. Comment peut-on imaginer que 1200 mineurs algériens fassent grève seuls, au milieu de 14 000 de leurs collègues, s’ils ne sont pas intimement convaincus de la justesse de leur cause ; s’ils ne sont pas résolus à lutter en dépit des risques (la direction avait informé qu’elle licencierait ceux qui feraient plus de trois jours de grève) et s’ils ne bénéficient pas de la complicité tacite de leurs camarades de travail qui se rappelaient la participation des Algériens aux grèves de 1948 et 1952 pour la défense du charbon français. Cette compréhension réciproque se manifestera également dans les actions armées. Aucun attentat n’eut lieu contre la population française. Lorsque la décision fut prise d’ouvrir le second front, seules des installations industrielles furent visées : le gazomètre de l’usine à gaz d’Alès, le bac à fuel de la route d’Anduze, des trains de marchandises à Nîmes[25] et quelques feux furent allumés dans la forêt de Rochefort du Gard[26]. De leur côté, les deux députés communistes du Gard, Gilberte Roca  et Gabriel Roucaute, anciens résistants, sans approuver ces actions ne les condamnent pas[27], alors que le PCF nationalement et y compris Francis Jeanson avaient fait part de leur désaccord.

   Les Algériens étaient acculés à la violence par un régime colonial qui les opprimait et qui avait fermé toutes les issues d’évolution pacifique. Etait-elle aussi cruelle et générale que le prétendent leurs adversaires? Les sanctions appliquées par les Comités de justice crées par le FLN pour juger des infractions aux règles qu’il avait édictées, et des délits de droit commun, car il était interdit aux Algériens pour des raisons de sécurité, de faire appel aux tribunaux français, furent moins terribles qu’on ne le dit généralement. Des anciens membres de ces comités de justice vivent encore à La Grand’Combe. Ils sont entourés de l’affection de leurs concitoyens, car considérés comme des sages aux jugements pondérés. On raconte cette anecdote d’un jeune mineur algérien qui buvait, aimait les femmes et ne payait pas ponctuellement l’ichtirâk. Il fut condamné à être trempé une nuit de décembre dans l’eau glacée du lavoir de la Forêt à La Grand’Combe. Punition certes cruelle, mais il n’en mourut pas et par la suite se maria sur place.

   Yahia Dahmouche, aujourd’hui disparu, m’avait avancé le nombre de 13 à 14 exécutions qui auraient eu lieu entre 1955 et 1962. La police ne cite qu’un cas d’égorgement et je n’ai personnellement retrouvé dans les archives de la police et de la presse régionale que 7 cas de morts violentes et 4 agressions dont il n’est pas certain que tous soient en rapport avec la guerre d’indépendance.

   MIDI-LIBRE 17 OCT. 2011 042Peut-on mettre également au compte de cette coloration singulière du FLN des Cévennes, la tonalité que l’on pourrait qualifier de progressiste du rapport manuscrit saisi par la police le 9 juin 1960 au cours d’une opération qui décapita une fois de plus, le FLN dans le bassin. Ce rapport de 12 feuillets[28] comprend une partie politique qui met l’accent sur « les valeurs morales et humaines » que doit incarner le fidaï « en tant que révolutionnaire ». Il précise que l’objectif du combat  est « l’avènement inéluctable d’une Algérie indépendante et l’instauration d’une République démocratique et sociale ». Est- ce un oubli si cette phrase ne reprend pas intégralement l’article 2 des statuts du FLN approuvés au congrès de Tripoli (décembre 59-janvier 1960) qui ajoutait : « qui ne soit pas en contradiction avec les principes islamiques. » De nombreux témoins de cette époque attestent que les mineurs algériens étaient croyants, respectaient le ramadan, mais étaient peu pratiquants. L’aspiration à une société égalitaire, progressiste – socialiste au sens révolutionnaire de l’époque – était forte parmi les travailleurs immigrés dont certains avaient combattu Hitler, Franco et Mussolini.

   En conclusion, le FLN dans le bassin minier des Cévennes fut marqué à la fois par la personnalité de ses dirigeants locaux,  leur culture, leur histoire, l’expérience qu’ils avaient faite dans les combats communs avec leurs collègues de travail et par  le milieu dans lequel  il évoluait: les Cévennes, terre d’accueil et de résistances, qui lui donna une coloration particulière.

 

Bernard DESCHAMPS

10 mars 2012



[1] - Abbé Henri Chambon, Mines et mineurs du Languedoc, Actes du colloque du XLIX eme Congrès de la Fédération historique du Languedoc Méditerranée et du  Roussillon, Alès 22, 23mai 1976, Imprimerie Dahan.

[2]  -          ibidem

[3] - Archives départementales du Gard, CA 1203.

[4] - ADG, CA 1203, RG n° 263 du 16 avril 1953.

[5] - ADG, CA 1203, RG 6 février 1953.

[6] - ADG, CA 1268, Commissariat central d’Alès, 31 janvier 1949.

[7] - Témoignage de Aïssa Mokrane (manuscrit)

[8] - ADG, CA 1345, Sous-Préfet d’Alès 29 novembre 1954.

[9] - ADG, CA 1345, RG Alès, n° 2073 du 24 novembre 1954.

[10] -ADG, CA 1345, Rg Alès n° 579 du 4 novembre 1954.

[11] - ADG, CA 1221, SCINA n° 477 du 17 juillet 1957.

[12] -  ADG, CA 1361, RG Alès n° 368 du 6 décembre 1960.

[13] -            ibidem

[14] - ADG, CA 1362, Fichiez Z.

[15] - ADG, CA 1346.

[16] - Journal La Marseillaise, 6 juillet 1958.

[17] - ADG, CA 1361, PV de la réunion du 22 avril 1959.

[18] - ADG , CA 1357.

[19] - ADG, CA 1357.

[20] -       ibidem

[21] -       ibidem

[22] - ADG, CA 1357, RG note du1er février 1957.

[23] - ADG, CA 1203,RG n° 1388 du 20 juin 1957.

[24] - ADG, CA 1357.

[25] - ADG, CA 1360, chemise (secret) « attentats FLN ».

[26] -  ADG, CA 1360, chemise (secret) « incendies de forêts provoqués par le FLN ».

[27] - Journal La Marseillaise, 31 août 1958.

[28] - ADG, CA 1361, RG n° 227 du 28 juin 1960.

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