J’avais promis d’aller à Toudja me recueillir sur la tombe de mon ami Rabah Aït Larbi, ancien moudjahid et ancien Vice-Président de France-El Djazaïr (Photo ci-dessous avec Reda, un de ses fils). Le colloque d’Akbou pour le 60e anniversaire du 1er novembre 1954 ayant été annulé, j’ai décidé d’aller à Toudja participer aux cérémonies commémoratives.
La commune de Toudja est située en Kabylie, dans la montagne au pied du djebel Aghbalou, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Bejaïa. Elle compte environ 10 000 habitants répartis en une quarantaine de villages. Toudja-Centre constitue lui-même un gros bourg avec son APC (Mairie), son Ecole élémentaire, son Collège, sa Maison des Jeunes, la Caserne de Gendarmerie, son célèbre Musée de l'Eau et son Monument aux Martyrs (chouada). Alimentées par de nombreuses sources et entourées d’orangeraies, de nombreuses maisons neuves ont poussé ces dernières années et d’autres sont en construction. Le matin, les trottoirs sont occupés par des petits fellahs qui vendent des légumes magnifiques et goûteux. Actuellement c’est la saison des cardes (Ah! le couscous aux cardes de Yasmina !), des pommes de terre (énormes) et des pommes. Un village où il fait bon vivre mais qui a payé un lourd tribut pendant la guerre d’indépendance. Toudja compte 700 chouhada, c’est le second village martyr d’Algérie. Jules Roy dans La guerre d’Algérie (Julliard éditeur, 1960) avance le chiffre de 1200.
Dans cet ouvrage, en avril 1960, il présente Toudja ainsi :
« C’est le village kabyle type avec ses maisons serrées les unes contre les autres et ses toits de tuiles rondes. Les oliviers, les figuiers et les caroubiers escaladent les pentes tout autour et les champs d’orge commencent à jaunir. Le long du triple ruisseau qui coule au pied de l’Arbalou, d’une source que les Romains avaient captée pour en amener les eaux à Bougie, des frênes puissants ont poussé. Le débit varie de trente à soixante litres à la seconde. Grâce à cette richesse, les vergers ont l’abondance des oasis. On y fait quatre récoltes de pommes de terre par an. L’eau se dégorge dans des rigoles, arrose les jardins et faisait tourner autrefois des moulins à grain. Les grenadiers étaient en fleurs quand je suis venu. Les orangers et les citronniers portaient encore des fruits. »
J’ai donc vécu la vie de ce village pendant trois jours avec mes amis Yasmina et Braham Iherkouken (photo ci-contre) qui gentiment m’hébergeaient et m’ont fait rencontrer de très nombreuses personnes parentes ou amies.
Ambiances
Les nuits sont un peu fraîches mais les journées bénéficient encore d’une chaleur estivale. Le djebel Aghbalou qui domine Toudja-Centre de sa haute stature mordorée est éclatant de lumière et le soir, de la terrasse de nos amis Iherkouken, on assiste à la progression du voile de brume qui va peu à peu estomper la silhouette de la montagne proche et du djebel Babor dans le lointain. Une douceur bienfaisante descend alors sur le paysage qui nous entoure.
La rue principale, dans la journée, bordée de commerces et de maisons d’habitation individuelles est très animée avec ses vendeurs de fruits et de légumes sur les trottoirs ; des gens qui s’affairent sur le chantier de leur future habitation ; les personnes qui vont et viennent portant souvent, parmi les plus âgées, le traditionnel chapeau de paille à large bord des fellahs et des ouvriers agricoles et les groupes de voisins, aujourd’hui est un jour férié, assis devant leur maison, une coutume qui existait aussi en France et qui s’est malheureusement perdue. Braham que tout le monde ici appelle Si Braham car il est d’une lignée maraboutique est salué avec respect et amitié par ses concitoyens. En voyant les marques d’affection dont il est l’objet je repense à ce que disait de la douleur du déracinement, la romancière d’origine russe Elsa Triolet, dans A Tahiti (1925): « Quand tout cela est inaccessible, inconcevable, si lointain, alors on a envie de hurler comme une bête.» Nous nous asseyons à la terrasse d’un café après être allés commander un café, un thé ou une eau minérale (de Toudja !). Des militants du FLN, du FFS et du MPA sont présents. Bien évidemment nous parlons politique. Le peuple algérien est très politisé. Braham me présente comme ancien député communiste sans que cela gêne nos interlocuteurs qui m’accueillent avec une chaleureuse sympathie. Je suis interrogé sur Hollande dont la visite d’Etat en 2013 a été appréciée de façon positive avec cependant des réserves sur sa politique extérieure notamment à l’égard de la Syrie et des critiques pour son soutien à Israël. Le quatrième mandat du Président Bouteflika vient évidemment en discussion. Nous sommes en Kabylie et beaucoup ont « la dent dure » comme on sait l’avoir en Algérie ; d’autres approuvent sa réélection et la plupart reconnaissent son rôle pour rétablir la paix sociale au travers de la politique de Réconciliation nationale. Curieusement, je rencontrerai quelques personnes qui affirmeront que le Président a fait allégeance à la France, alors que la politique extérieure de l’Algérie, pour ne prendre que cet exemple, s’inscrit en faux contre cette idée. Ils citent à l’appui de leur opinion sa convalescence à l’Hôtel des Invalides à Paris. A l’évidence le Président Bouteflika se sent plus proche de la France que des Etats-Unis. Il n’en est pas moins le Président d’un grand pays jaloux de son indépendance.
Avec les anciens moudjahidin de Toudja
« C’est au cours du premier semestre de 1955 que la Révolution atteignit Toudja. », me dit M. Belaoud Abdelkader, un des anciens responsables de l’ALN (Armée de Libération Nationale) du secteur. Le nombre élevé de victimes tient selon lui et aux autres moudjahin présents à l’engagement massif de la population qui a répondu à l’appel du 1er novembre et à la présence sur place d’une SAS et d’une unité de l’armée française. L’historien, M. Ghermine Hamid, ancien proviseur du Lycée de Bejaïa nous expliquera le lendemain que la SAS était les yeux et les oreilles de l’armée d’occupation et qu’elle transmettait les renseignements recueillis au bras armé chargé de la répression. Celle-ci touchait à la fois les combattants du maquis mais aussi celles et ceux qui les ravitaillaient, les soignaient, les transportaient. D’où le nombre élevé de chouhada.
Le 31 octobre à minuit – l’heure du déclenchement de l’insurrection de 1954 – nous montons au Monument élevé – c’est le terme qui convient car il faut monter une cinquantaine de marches – à la mémoire des martyrs de la guerre d’indépendance. Les noms en sont gravés sur des plaques de marbre : 558 noms car tous n’ont pas été retrouvés. Des familles entières ont disparu dont le souvenir s’est perdu. La flamme est rallumée et M. Belaoud Abdelkader, ancien moudjahid et ancien Maire rappelle leur sacrifice pour la Patrie algérienne. La population honore particulièrement une héroïne, Fatima Debouz, « la Jeanne d’Arc de Toudja », de la tribu des Debouz dont le village fut entièrement détruit et elle-même brûlée vive. Elle avait 18 ans. Avec Braham nous rencontrerons les descendants de cette famille dans leur village reconstruit. Le lendemain matin, la population est appelée à se rendre à ce même monument. Nous sommes une centaine de personnes qui défilons dans la rue principale derrière le drapeau algérien tenu aux quatre coins par des enfants. Le Président et les élus de l’APC (Assemblée Populaire Communale) sont présents au premier rang. Dans le défilé des gens d’un certain âge mais aussi des jeunes – nous nous entretiendrons avec deux d’entre eux – des enfants des écoles, la brigade de Gendarmerie, l’imam qui dira une prière au monument. Après la cérémonie une conférence a lieu en présence du Président (Maire) de l’APC (Photo: second à partir de la droite) qui m’invite à prendre la parole. Je parle de la signification historique du 1er novembre 1954 et de son retentissement dans le Monde. J’évoque les martyrs de Toudja. Je dis comment fut vécue en France le 1er novembre et j’évoque longuement le combat pour l’Indépendance des mineurs algériens des Cévennes qui pour la plupart étaient des voisins originaires de la vallée de la Soummam. Au cours de la collation qui suivra j’irai saluer l’imam et je m’entretiendrai avec un des frères de Rabah, vice-président de l’APC.
Nous sommes reçus à l’APC
L’Hôtel de Ville de Toudja est un bâtiment dont l’architecture qui date de l’indépendance fait honneur à la Commune. Nous sommes accueillis par le Président (Maire), M. Meddour Mohand-Ameziane membre du FFS et trois Vice-Présidents (Adjoints) dont un, M. Aït Ikhlef du FFS et deux du MPA, MM. Sadi Abderahmane et Benkhenniche Ahcen. Le MPA est un parti proche du Président Bouteflika. Son secrétaire général Amara Benyounes est Ministre du Commerce. L’APC de Toudja (les élections ont lieu au scrutin proportionnel avec répartition à la plus forte moyenne) compte 5 élus du FFS, 5 élus du MPA, 2 élus du RCD et 1 élu du FLN qui dirigent en commun. Une préfiguration en quelque sorte de la Conférence de Cohésion Nationale que propose le FFS. L’accueil est extrêmement chaleureux. L’ échange franc et approfondi. Notamment sur le budget de l’APC qui est constitué pour l’essentiel de crédits déconcentrés de l’Etat répartis par la wilaya. C’est une dotation globale dont les crédits sont affectés et ne peuvent donc être destinés à d’autres dépenses que celles pour lesquelles ils sont attribués. Ce qui laisse une très faible marge d’autonomie de gestion à l’APC. Par contre, si pour une raison valable, ils ne sont pas utilisés dans l’année, ils sont l’année suivante réaffectés selon les souhaits de l’APC. Les impôts et taxes directement perçus par l’APC représentent une part minime de son budget. Par exemple, selon les élus, la taxe foncière sur les propriétés bâties et non bâties est d’un très faible rapport. De nombreuses exonérations existent notamment pendant sept ans pour les habitations nouvelles ou agrandies. L’APC de Toudja perçoit une taxe versée par l’usine de jus de fruits et d’eau minérale. Le Président, M. Meddour avant que nous nous séparions me montre la photo de Fatima Debouz exposée dans la vitrine-bibliothèque de son bureau..
Monsieur Nacer Mokrani, ancien sénateur
Braham, qui de longue date est un proche de l’ancien sénateur FLN élu de la région de Bejaïa, ancien Président (Maire) de l’APC de Oued Ghir, tient à ce que nous allions le saluer. Celui-ci nous reçoit immédiatement à son domicile. Nous avions prévu une courte visite afin de ne pas abuser de son temps. Il nous gardera plus de trois heures au cours desquelles, nous allons aborder avec une parfaite liberté d’expression la politique de la France et celle de l’Algérie. Un entretien très riche et d’une très grande hauteur de vue.
Je suis particulièrement ému de cette rencontre. M. Nacer Mokrani est le descendant du Cheikh Mohammed El Hadj El Mokrani qui le 16 mars 1871 prit la tête du soulèvement des spahis algériens entraînant 6000 hommes dans la révolte contre la présence française, une des plus importante avec celle de l’Emir Abd El Kader. Il fut tué au combat le 5 mai 1872. La répression fit des milliers de morts et plusieurs dizaines de déportés à Cayenne et en Nouvelle-Calédonie. La Communarde Louise Michel, elle aussi déportée, écrivit de magnifiques pages sur la noblesse et la fierté de ces hommes, alors que la Commune de Paris pourtant révolutionnaire et progressiste ne comprit pas le soulèvement de Mokrani qu’elle condamna. 450 000 ha de terre furent confisqués à la tribu des Mokrani par l’administration française et attribués à des colons…
Comme les dirigeants de l’APC et les moudjahidin que nous avons rencontrés, M. le Sénateur nous dit son accord avec la politique de Réconciliation nationale. A propos du Mali, il pense que l’Algérie n’avait pas senti venir le danger du terrorisme par excès de confiance en Amadou Toumani Toure, le Président malien d’alors.
L’ Hadj et l’athée
M. Nacer Mokrani revient de La Mecque. Après ce long échange au cours duquel nous avions, non seulement parlé de politique internationale, mais aussi de nos familles, un courant de sympathie était passé. Il savait l’état de santé d’Annie mon épouse. Nous étions sur le point de nous dire « au revoir » quand soudain il me prit par l’épaule, plongea son regard dans le mien, hésita un long moment puis me dit d’une voix émue:
- Si je vous offre un présent, l’accepterez-vous ?
- Ce sera un honneur pour moi, M. le Sénateur !
- J’ai rapporté de La Mecque un Coran. Un seul Coran. J’ignorais à qui je le remettrai… Vous
m’avez dit être athée. Je ne veux nullement vous convaincre mais je sens que le Livre vous
est destiné. Ou plutôt, qu’il est destiné à votre épouse… Je vous le confie afin que vous
posiez sa main dessus pour lui procurer calme et sérénité…
Ce geste d’un croyant m’a profondément touché. Je l’ai reçu comme un acte de foi et comme un geste de sincère amitié : cet homme me confiait l’objet à ses yeux le plus précieux. Je crois en l’homme et non en une puissance supérieure, en un « être suprême ». Ce livre offert du fond du cœur pour apaiser les angoisses de mon épouse était pour M. Mokrani un signe de Dieu, pour moi il témoignait de l’infinie capacité de l’homme et de la femme à se dépasser, à se tourner vers l'autre…C’est le sens originel du mot jihad.
Ce moment fut un des plus forts de ceux que j’ai vécus au cours de ce voyage. Je lui ai promis d’accomplir le geste qu’il souhaitait. J’aurais pu de retour à la maison m’en dispenser. Qui l’aurait su ? Dès mon arrivée, j’ai embrassé Annie et posé sa main sur le Coran…
Kherrata !
Lieu d’une beauté tragique. Les Gorges sont impressionnantes, mais leur beauté sera pour toujours associée au crime de guerre que commit l’armée française après le 8 mai 1945. Je me suis recueilli avec Braham et notre ami Tahi El Madani (photo ci-après), à l’endroit même où des Algériens furent jetés dans le vide par camions entiers. La route qui longe l'oued Agrioun et conduit à Sétif, bien qu’aménagée de tunnels de dérivation, est encombrée par les poids lourds qui souvent bloquent la circulation. Nous avons, nous-mêmes, dû contribuer à faire manœuvrer l’un d’eux afin de permettre à la file de voitures de s’écouler. Un projet d’élargissement existe mais ce sera un chantier gigantesque en raison de la hauteur de la falaise
.
L'inscription "Légion étrangère" gravée sur le rocher.
Quelques impressions comme ça...
Je tenais à vivre le 60e anniversaire dans un village avec la population. Grâce à Braham, j'ai pu m'entretenir avec de très nombreuses personnes, d'opinions diverses, dans la rue, lors des cérémonies, au cours de la conférence, avec ses amis et des membres de sa famille, avec l'ancien secrétaire général de la Mairie qui vit une retraite paisible. Nous avons été reçus comme savent si bien le faire les Algériens. Gourmand, j'ai dégusté de délicieuses pâtisseries faites à la maison...et nous avons beaucoup parlé. Une fois de plus, ici comme dans les villes, je suis frappé de la permanence du souvenir de la guerre d’Indépendance y compris chez les jeunes (il en est qui pensent qu’il faut tourner la page, mais ils sont peu nombreux) et du dynamisme de ce peuple qui a réussi à surmonter la tragédie des années 80/90. Une vraie dynamique interne est à l’œuvre. On le constate au niveau de la construction. Un peu anarchique vous diront certains car les gens dont le niveau de vie s’est amélioré ces dernières années, construisent n’importe où. J’ai vu des maisons et les locaux d’une entreprise pratiquement accolés aux vestiges de l’aqueduc romain qui amenait l’eau de Toudja à Bougie. Les gens se plaignent du manque de maçons, de plombiers, d’électriciens. Ils l’expliquent par la politique de l’Etat qui prête sans contrôle des sommes importantes à des jeunes sans emploi pour s’équiper en matériel afin de créer leur entreprise et qui revendent celui-ci, leur camion par exemple. Il faut bien évidemment faire la part de l’exagération méditerranéenne, mais quelle est la part de réalité ?
Quel sera l’avenir de l’Algérie après le Président Bouteflika ? La question est dans toutes les têtes, quel que soit le vote émis par chacun à la récente élection présidentielle. Certains qui jugent que la société algérienne bouillonne dans ses profondeurs, prédisent un soulèvement général dont les "islamistes" radicaux sortiront vainqueurs; d’autres plus nombreux pensent que le peuple algérien est vacciné contre cette éventualité depuis l’expérience, terriblement douloureuse, de la décennie noire. Une minorité aspire à des changements révolutionnaires de type soviétique. La plupart des gens pensent que l’Algérie va évoluer en douceur, comme c’est le cas actuellement, vers une économie libérale, donc dominée par la finance, ce qu’ils considèrent comme inéluctable. Beaucoup, tout en condamnant ce qu’ils appellent la « dictature du parti unique » du temps du Président Houari Boumediene, sont attachés à ses grandes réalisations sociales, écoles, universités, santé, et souhaitent que soient conservées les conquêtes de cette époque. L’évolution de l’Algérie sera de toute évidence une création originale.
Je suis français, profondément français et j’aime mon pays, mais comme lors de chaque voyage c’est avec un pincement de regret que je quitte l'Algérie.
Bernard DESCHAMPS
10/11/2014
PS/ Faut-il préciser qu'à aucun moment de jour comme de nuit je ne me suis senti en insécurité, alors qu'aucune force de police ne patrouillait dans la localité...