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Sans titre-1Le 4 mai 1958

   Quatre mois après son appel sous les drapeaux, le 4 mai 1958, un jeune ouvrier d'Aigues-Mortes, Marc Sagnier (nous l'appelions Yvan) écrit au Président de la République française: "...j'ai pris la décision de vous informer de mon refus d'y participer [à la guerre d'Algérie,ndlr] car ma conscience m'ordonne de ne pas faire la guerre à un peuple qui lutte pour son indépendance" . Inspiré, certes, par l'exemple d'Alban Liechti (1), Marc avait pris seul sa décision. Nous, ses amis les plus proches, bien qu'admirant son geste et le respectant, nous ne l'encouragions pas car nous avions peur pour sa vie. Son père, ancien Résistant au nazisme, lui apporte son soutien : "J'approuve l'attitude de mon fils et j'ajoute moi-même que j'en suis fier."

   Neuf jours plus tard, le 13 mai 1958, éclate à Alger un coup de force militaire et un Comité de Salut Public, sous la direction du Général Massu, s'empare du pouvoir. Ce sera la fin de la lVe République. Les démocrates craignent le pire. Pourtant Marc confirme, par une nouvelle lettre, le 16 mai, son refus de combattre le Peuple algérien en précisant qu'il : "... est prêt à défendre la République", ce qui témoigne d'une remarquable conscience politique.

Le 22 mai, après s'être jeté à l'eau au moment de l'embarquement, il est embarqué de force à Marseille sur le "Ville d'Alger" à destination de Philippeville. Il sera successivement interné à Bir El Atar, enfermé dans un puits dont il ne sortait que 2 heures par jour; puis emprisonné à Tebessa avant d'être dirigé, sans jugement, vers la section disciplinaire de Tinfouchy où il croupira pendant 11 mois (2)

Il aimait la vie

   Marc était un jeune semblable à beaucoup d'autres et rien ne le prédisposait à devenir un héros. Pourtant, placé dans les circonstances exceptionnelles de cette guerre injuste et cruelle, il sut adopter l'attitude courageuse que lui inspiraient les valeurs morales et politiques acquises au sein de sa famille.

   Comme tous les jeunes d'Aigues-Mortes, Marc aimait la fête. Né dans cette cité emblématique de la Petite Camargue, dont les remparts du XIIIe siècle se reflètent dans le miroir immobile des étangs qui les entourent, il avait la passion des taureaux; des sorties au "pré" où l'on grillait la saucisse sur un feu de sarments de vigne; des "abrivado"(3) et des "bandido"(4) où cours desquelles il se révélait comme un "attrapaïre"(5) audacieux. Après avoir suivi les cours d'une école professionnelle, il était devenu un tailleur de pierre talentueux, recherché par les entreprises de Rénovation des Monuments historiques.   C'était aussi un militant membre du Parti Communiste Français et un des animateurs du cercle de l'Union des Jeunesses Communistes de France d'Aigues-Mortes qui comptait alors quelque 70 adhérents. D'un caractère entier, en quête d'absolu, sa décision n'a pas surpris ceux qui le connaissaient.

Un bagne militaire

arriv%E9e-au-fort-Fouchet-p   Le camp disciplinaire de Tinfouchy, en plein désert à 400 km au sud de Colomb - Béchar (futur Bechar), était un véritable bagne militaire qui a existé de juin 1958 à juin 1962. Aménagé autour du bordj Fort Fouchet et entouré d'une clôture en fil de fer barbelé, sa devise, écrite en arabe, était "Adieu la vie". En hiver, la température qui pouvait atteindre 21°, était très froide la nuit. En été elle pouvait dépasser 70°. Les sévices y était courants. Outre les passages à tabac, la "pelote" et le "tombeau", pourtant interdits dans l'armée française y étaient pratiqués. La pelote consistait à porter sur le dos, sous un soleil de plomb et jusqu'à épuisement, 30 à 35 kg. de pierre ou un madrier de 2,5 à 3,5 m de long. Le tombeau était un trou de 50 cm de profondeur, creusé dans le sable par le puni et dans lequel celui-ci était contraint de se coucher en plein soleil. Parmi les droits communs internés à Tinfouchy, Marc (Yvan) n'était pas le seul "soldat du refus". Il y avait avec lui, Jean Clavel, Voltaire Develay, Lucien Fontenel(6) et Paul Lefebvre (7) ainsi qu'un jeune gardois de Bernis, avec qui Marc avait beaucoup sympathisé, Max Bergeron qui, dans son unité, s'était prononcé pour l'indépendance du Peuple algérien.

Une intense campagne de solidarité

   Une intense campagne de solidarité (pétitions, collectes d'argent, etc) s'est développée dans le Gard autour de Marc Sagnier, animée notamment par la Jeunesse Communiste et, au plan national, par le Secours Populaire, à laquelle ont participé des chrétiens, des militants et des élus socialistes comme le Dr. Jean Bastide, conseiller général d'Aigues-Mortes, médecin-directeur du Sanatorium du Grau du Roi qui fit parvenir des colis de médicaments à Marc. Périodiquement des inscriptions "Solidarité avec Yvan Sagnier" étaient badigeonnées sur les routes du Gard et, à Aigues-Mortes, sur le tablier du pont qui enjambait le canal et sur le pied de la Tour de Constance, haut lieu du combat pour la liberté de conscience où Marie Durand et ses compagnes furent emprisonnées durant 30 ans (C'est Marie Durand qui écrivit  "Résister" dans la pierre de sa prison avec ses ongles) Nous avons également retrouvé des correspondances adressées à Marc à Tinfouchy, venant de divers coins de France et en particulier d'étudiants et de professeurs des Unversités de Montpellier.

   Ces campagnes furent relayées au Parlement par le Sénateur communiste Raymond Guyot qui dénonça les sévices, signala des cas de scorbut et de dysenterie et exigea une enquête ministérielle et la dissolution de cette "unité spéciale". Devanr l'émotion soulevée par ses révélations dont la presse se fit l'écho, le camp, comme l'écrit Marc dans ses lettres, fut progressivement vidé de ses occupants à partir d'août 1959. Il sera supprimé en juin 1962.

   Vers la fin de son calvaire, Marc qui avait résisté à toutes les pressions, s'est interrogé sur l'efficacité de son action et dans une lettre à ses parents, datée du 22 octobre 1959, il a cette réflexion : "Ma position est toujours juste [...] C'est une position personnelle donc il ne faut pas regarder le résultat car ce n'est pas une véritable action politique. Il est vrai que je m'attendais à ce qu'il y ait beaucoup plus de jeunes qui refusent..."(8)

   Tranféré à Alger et hospitalisé à l'hopital Maillot où il reçoit les soins que nécessite son état de santé très dégradé. Il est libéré des obligations militaires le 21 mars 1960 et il débarque à Marseille le 22 mars.

   Son exemple et celui de ses camarades ont beaucoup contribué à la prise de conscience de la légitimité de l'aspiration à l'indépendance du Peuple algérien. Mais il l'a payé au prix fort. En effet, Marc nous a quittés en janvier 1995 à l'âge de 58 ans. Les 11 mois de bagne qu'il avait endurés ne sont pas étrangers à sa disparition prématurée.

                                                                                                                                Bernard DESCHAMPS

Notes/

1-C'est en 1956 que le jeune soldat Alban Liechti écrit au Président de la République son refus de combattre le Peuple algérien.

2-Muté du 7e Génie à la Section Spéciale AFN par décision de l'autorité militaire n°30785/CC/CH/BG du 29.08.1958.

3-L'abrivado est l'arrivée des taureaux venant du pré et précédés des gardians. 

4-La bandido est le retour des taureaux vers le pré, toujours précédés des gardians. 

5-Le jeu consiste à attraper les taureaux (attrapaïre) ou à les disperser pendant l'abrivado ou la bandido.

6-Lucien Fontenel est décédé en 1993.

7-Paul Lefebvre est lui aussi décédé.

8-Marc a écrit 153 lettres à ses parents pendant son séjour en Algérie. Certaines sont passées par la censure, d'autres ont été acheminées clandestinement grâce à diverses complicités au sein de l'armée.  Je dispose de la collection complète des photocopies de ces lettres qui m'ont été confiées par Lili son épouse, ce dont je la remercie chaleureusement.

Pour en savoir plus/

Bernard Deschamps, Les Gardois contre la guerre d'Algérie, Le temps des cerises, mars 2003

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