La journaliste Florence Aubenas est quelqu’un qui compte en raison de sa compétence professionnelle, de sa douloureuse expérience d’otage en Irak et pour ses engagements généreux. J’ai donc lu avec attention et intérêt ses derniers écrits dans Le Monde sur l’Algérie (juillet 2014) à laquelle elle a consacré deux papiers : sur les suites de la décennie noire ; sur l’autoroute Est-Ouest et une brève remarque sur la fermeture de la frontière entre le Maroc et l’Algérie.
Florence Aubenas a passé plusieurs jours dans le « triangle de la mort », à Meftah près de Sidi Hamed où 113 personnes furent égorgées le 11 janvier 1998 pendant ce qu’elle nomme « la sale guerre », terme qui était plutôt réservé jusqu’alors à la répression coloniale de la guerre d’indépendance (1954-1962). Les habitants en demeurent profondément et durablement marqués, au point que « certaines personnes n’arrivent plus à sortir de chez elles ». J’ai également constaté cela au cours de mes divers séjours en Algérie, notamment à Alger, Béchar, Constantine et Oran…Nos amis, comme les autorités algériennes, continuent d’avoir peur qu’il nous arrive quelque chose et sont inquiets de nos sorties, non accompagnés, de jour ou de nuit. Je n’ai personnellement jamais rencontré de problèmes, y compris quand je suis allé en 2012 en Kabylie à Benni Yenni acheter des bracelets pour mes petites filles, en empruntant la route où récemment eut lieu un guet-apens. La politique de Concorde civile et de Réconciliation Nationale, inséparable de la répression des quelques groupes isolés qui subsistent, mise en œuvre par l’Etat algérien, ont permis de maîtriser une situation d’une gravité et d’une cruauté inouïe qui fit 200 000 morts en une dizaine d’années. Je sais gré à Florence Aubenas de ne pas reprendre à son compte les mensonges du journal français Libération qui, à l’époque, mit ces morts au compte de l’Etat algérien, dédouanant ainsi le GIA. Certes elle critique certains aspects de la répression. Ne perdons cependant jamais de vue que l’Algérie fut bien seule dans ce combat au cours duquel, la France de François Mitterrand servit d’asile - pour ne pas dire de base arrière – aux tueurs islamistes.
Florence Aubenas évoque une rue de Meftah où elle se retrouve « au milieu de jeunes filles rieuses dans des foulards coquets ». Dans cette rue une bétonnière bourrée d’explosifs avait fait une centaine de morts en 1995. C’est en effet cela la réalité de l’Algérie d’aujourd’hui qui m’apparait être la caractéristique principale de la situation actuelle : ce peuple a réussi à surmonter cette tragédie exceptionnelle et les familles avec les enfants sortent désormais en toute tranquillité le soir, ce qui n’était pas le cas encore il y a quelques années.
Selon elle, « les sections locales des partis politiques, les associations, les clubs se sont peu à peu atrophiés. » Les partis politiques qui se sont constitués ou reconstitués à partir de 1988 (le FFS n’est pas « le seul parti d’opposition ») et plus récemment depuis 2012 et qui ont été autorisés, ont, c’est vrai, pour certains, des difficultés à vivre, mais ce n’est pas le cas de tous et le mouvement associatif me paraît bien vivant ainsi que les syndicats autonomes.
L’article sur « L’autoroute inachevée » qui fait de celle-ci le symbole de l’économie algérienne, me paraît plus discutable. La réalisation de cette autoroute de 1 216 km qui traverse l’Algérie d’Est en Ouest a été confiée par l’Etat à deux consortiums, l’un chinois, l’autre japonais. Lancée en 2006, elle n’est pas complètement terminée et en certains endroits (ce n’est pas général) des malfaçons existent. Tous les pays connaissent ce genre de situation désagréable. Faut-il que je cite des exemples français, y compris dans le département du Gard où j’habite ? Il est à mon avis abusif d’en conclure comme Florence Aubenas, qu’elle est le reflet de la situation de l’Algérie, en reprenant à son compte le jugement d’un économiste algérien qu’elle cite : « …pas de logements, pas de routes, un chômage que personne ne se risque plus à recenser, aucun investissement public depuis vingt-cinq ans.» Je n’ai pas roulé sur les 1216 km d’autoroute, je n’ai emprunté que les parties (remarquables) allant d’Alger à Tlemcen et d’Alger à Tizi-Ouzou et roulé sur de magnifiques routes goudronnées y compris en plein désert pour aller à Bechar ou à Ghardaïa. L’Algérie est un immense chantier et des appartements neufs de bonne qualité sont construits en grand nombre. Dans le premier article l’auteure, elle-même, ne disait-elle pas : « Dans Sidi-Hamed, une école est aujourd’hui en chantier, des grands immeubles aussi où doivent être installés des mal-logés d’Alger. » .Il est vrai qu’avec le passage à l’économie de marché dans les années 90, des usines et des équipements publics ont été négligés et pour certains abandonnés, mais l’Etat investit à nouveau dans diverses branches industrielles et, par exemple, a repris le contrôle d’Arcelor-Mittal. Je suis étonné que Florence Aubenas critique la loi 51/49 qui permet aux capitaux algériens (y compris privés) d’être majoritaires dans les entreprises étrangères qui s’implantent en Algérie.
Le dernier Rapport (12 mars 2014) de la Banque Mondiale dont on connaît les orientations ultralibérales défavorables aux économies nationales, après avoir noté que « L’économie algérienne continue de dépendre pour une large part du secteur des hydrocarbures qui représente environ un tiers du PIB et 98% des exportations. » et que « Le développement du secteur privé est entravé par les difficultés d’accès au crédit, les complexités de l’environnement règlementaire et la lourdeur des procédures de création d’une entreprise… », ce qui ne surprendra pas ceux qui connaissent les dogmes égoïstes de « la libre entreprise », indique néanmoins que : « … le chômage s’est stabilisé autour de 10% depuis 2010, il atteint 24,8 % chez les jeunes et 16,3% chez les femmes […] Les dépenses publiques se situent autour de 40% du PIB en raison notamment d’un accroissement du budget alloué au programme d’investissement […] mais surtout à cause de la forte hausse des dépenses consacrées aux salaires et transferts. » Ce que la Banque Mondiale n’approuve pas…
Ces reportages de Florence Aubenas sont dignes d’intérêt et invitent au débat.
Bernard DESCHAMPS
17/08/2014