Escapade à Paris pour rendre visite à ma petite fille Cécilia. J’en profite pour aller voir l’exposition Hopper au Grand Palais. Je ne connaissais les œuvres de ce peintre new-yorkais qu’au travers de la télévision et des reproductions sur papier. Je redécouvre celles-ci dans leur réalité, avec leurs nuances qu’aucune reproduction ne saurait rendre car rien ne peut remplacer le jeu de la lumière sur la toile, ni l’accroche du regard du spectateur qui varie selon sa position. C'est une banalité. Tout le monde éprouve cela, et pourtant j’en suis chaque fois surpris. Agréablement.
Un mot d’abord sur l’organisation de l’exposition. Les diverses salles s’emboîtent et communiquent par des couloirs qui constituent de véritables rues de Paris ou de New York, reconstituées grâce à des murs d’images, parfois animées. Notre Dame, péniches sur la Seine, foule cosmopolite de New York, qui nous replacent dans le contexte géographique et temporel de la réalisation des tableaux. Je savais qu’il avait fréquenté les peintres impressionnistes au cours de ses séjours à Paris en 1906, 1909 et 1910, mais le rapprochement de Notre Dame et du Louvre qu’il a peints, des tableaux de Marquet fait apparaître d’incontestables similitudes. Il dira lui-même combien il fut alors influencé, et certaines de ses œuvres ultérieures en conserveront parfois des traces (Back Street Gloucester, 1923-1924). Pourtant, rien n’est plus américain – ou plutôt étatsunien – que les tableaux d’Eward Hopper. Ses maisons, ses rues, ses intérieurs, ses façades d’immeubles, ses paysages, sont typiques des Etats-Unis, de New York en particulier. Avec un remarquable souci d’exactitude. Les planches qui constituent les murs des habitations sont méticuleusement peintes, une à une. Les couleurs en font des témoins quasi ethnographiques de ce pays et d’une époque. La lumière, qui était aussi la préoccupation des impressionnistes français, les habille d’une atmosphère singulière, propre à Hooper. L’ombre s’oppose brutalement aux parties éclairées, comme sous les projecteurs d’une salle d’opération. Une lumière crue. Tout est tiré au cordeau, comme taillé au scalpel. Chirurgical. C’est terriblement beau mais froid. (House by Railroad, 1925). Désespéré. Reflet du rigorisme moral ambiant ? Et ce sentiment de désespérance est encore accentué par l’absence de personnages. La plupart des rues, des places, des carrefours sont déserts, comme abandonnés de leurs habitants. Des postes à essence sans clients. Des feux de croisement sans voitures. (Portrait of Orléans, 1950). Les fenêtres – ah ! les fenêtres de Hooper –vides comme des orbites sans regard. Sinistres. L’angoisse nous étreint devant ce monde déshumanisé. Blanc, car on n’y rencontre aucun personnage de couleur. Et quand, par exception, des êtres apparaissent, ils sont le plus souvent peints de dos et immobiles. On repense alors à Degas qu’il admirait pourtant et à la vie tourbillonnante du Moulin de la Galette. Chez Hopper, il arrive cependant que certains personnages soient présentés de profil et plus rarement de face, mais ils dégagent alors une indicible tristesse, un sentiment d’incommunicabilité entre les êtres (Room in New York, 1932). Ou bien d’attente. Qu’attendent-ils ces hommes et ces femmes, allongés sur des chaises longues comme pour un bain de soleil, alors qu’ils sont endimanchés et cravatés. Les yeux fixés sur l’horizon. Un horizon au relief tourmenté et sombre, avec au premier plan un somptueux champ de céréale. Un présent opulent, mais un avenir incertain ? Leur regard témoigne d’une quête. Quel sauveur espèrent-ils ?
Quelle est cette angoisse qui étreint les rares personnages peints par Hooper ? C’est « le reflet de ma propre solitude » a-t-il, lui-même, souvent déclaré. Et chacun sait combien sa vie de couple fut orageuse l’incitant à se renfermer en lui-même. Mais cette tristesse intime ne croisait-elle pas une autre angoisse plus sociale ? Pourquoi ces villes désertées ? Quel fléau les a atteintes ? Quelles menaces redoutent-elles ?
Bien évidemment le risque existe de solliciter l’œuvre et de lui faire dire ce que nous voulons qu’elle exprime. L’acte de création est souvent spontané et n’exprime pas nécessairement une idée pré-établie. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser au contexte des années trente. La grande crise économique. Certes, il ne peint pas les files de chômeurs dans l’attente d’un bol de soupe. Mais ne peut-imaginer que le désespoir ambiant l’ait inconsciemment influencé ? De même, dans les années cinquante, quand la crainte obsessionnelle d’une conflagration mondiale qui nécessairement aurait été nucléaire, submergeait les Etats-Unis .
Les Américains se reconnaissent dans la peinture d’Edward Hopper. C’est dire combien elle exprime ce qu’ils ressentent eux-mêmes.
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