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Présentées comme un « tabou », les années 1990 ont pourtant été largement explorées par les écrivains algériens pendant et après la guerre civile. Plusieurs spécialistes confirment à Mediapart que, loin d’être marginale, la production littéraire sur cette période est riche et variée.
Nejma Brahim et Faïza Zerouala
22 février 2025
Lors de la promotion de Houris (Gallimard), publié au mois d’août 2024, un terme revient sans cesse dans la bouche des journalistes. Par ce roman, Kamel Daoud briserait enfin « le tabou » de la guerre civile algérienne des années 1990. L’écrivain corrige à la marge cette affirmation. « Quatre films ou cinq films, deux ou trois romans, ce n’est pas assez pour tous ces morts-là, il faut beaucoup plus », regrette-t-il par exemple dans « Les Midis » de France Culture, fin août 2024.
Pourtant, pour trouver un roman récent ancré dans cette période, il ne fallait pas chercher très loin. En janvier 2024, l’autrice Amina Damerdji publie Bientôt les vivants, dans la même maison d’édition que Kamel Daoud, Gallimard.
Très vite, les spécialistes de la littérature algérienne s’étranglent donc face à l’amnésie littéraire du futur lauréat du prix Goncourt. Celles et ceux interrogé·es par Mediapart sont formel·les : une production littéraire nourrie existe bel et bien sur cette période. La revue de critique littéraire algérienne Fassl a même consacré un numéro à la littérature de la décennie noire, se concentrant sur les romans parus entre 2005 et 2017.Illustration 1
« Les silences de la critique française sur ces romans montrent que la littérature algérienne n’est pas lue, même celle qui est écrite en français », estime Christiane Chaulet Achour, professeure d’université (Alger, Cergy-Pontoise) à la retraite et collaboratrice régulière de la revue en ligne Collateral. Elle distingue une dizaine de romans importants sur la décennie noire, comme celui de Malika Mokeddem, Des rêves et des assassins, en 1995, Rose d’abîme d’Aïssa Khelladi en 1997, Si Diable veut de Mohammed Dib en 1998, ou Maintenant, ils peuvent venir, d’Arezki Mellal, en 2002.
Tristan Leperlier, sociologue de la littérature, chargé de recherche au CNRS (Thalim) et auteur de l’ouvrage Algérie, les écrivains dans la décennie noire (CNRS éditions, 2018), analyse Houris comme « un livre sur l’amnésie, et lui-même amnésique », dans le sens où il invisibilise dans sa promotion la production littéraire abondante sur la décennie noire, avant et après 2005 et la loi de concorde civile.
Le chercheur fait référence au référendum organisé en Algérie le 15 août 2005 pour le vote sur la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » et son article 46, réprimant toute utilisation ou instrumentalisation « des blessures de la tragédie nationale » dans des écrits. Un article reproduit en ouverture de Houris pour signifier aux lecteurs et lectrices français·es le caractère transgressif de l’ouvrage.
« Soi-disant interdit »
Pourtant, insiste Tristan Leperlier, « il n’est pas du tout proscrit d’écrire sur la guerre civile, tout le monde en parle, beaucoup écrivent là-dessus et sont publiés. Ce qui l’est, c’est la remise en cause de l’institution militaire durant la guerre civile ».
Christiane Chaulet Achour souligne que lors de sa tournée pour présenter son roman en Algérie, en novembre 2024, Amina Damerdji a connu des rencontres très intéressantes avec ses lecteurs et lectrices, ce que confirme l’autrice auprès de Mediapart. « C’est pourtant un roman sur la décennie noire, c’est soi-disant interdit », ironise Christiane Chaulet Achour.
Non seulement il y a eu des romans sur cette période, mais il y a presque eu une saturation. Walid Bouchakour
« On ne peut pas faire comme si tous les autres romans n’existaient pas », poursuit-elle, insistant sur l’importance de lire plusieurs ouvrages pour mieux comprendre cette guerre civile, « tout comme on le ferait pour la Seconde Guerre mondiale ». La critique littéraire cite le roman « si juste et prenant » de la Belgo-Algérienne Malika Madi, Les Silences de Médéa, paru en 2003, et les nouvelles « très fortes » de Maïssa Bey. Mais également des romans récents comme 1994, d’Adlène Meddi, Bientôt les vivants, d’Amina Damerdji, qui a reçu en début d’année le prix Transfuge – comme Kamel Daoud, en fin d’année.
« Non seulement il y a eu des romans sur cette période, mais il y a presque eu une saturation », abonde Walid Bouchakour, auteur d’une thèse sur la littérature algérienne à l’université de Yale (États-Unis). Il cite même un roman sur la décennie noire « avant même que celle-ci ne débute », comme Le Dernier Été de la raison, de l’écrivain algérien Tahar Djaout, assassiné en 1993, une « dystopie où il imagine le futur de l’Algérie alors que les islamistes prennent le pouvoir ». Le livre, inachevé, a été publié à titre posthume en 1999.
L’éditrice Selma Hellal, cofondatrice avec Sofiane Hadjadj des éditions Barzakh en Algérie en 2000, a elle-même publié de nombreux romans, aussi bien en français qu’en arabe, sur cette période. Ceux plus anciens de Maïssa Bey, Arezki Mellal, H’mida Ayachi, ceux plus contemporains d’Adlène Meddi ou d’Amina Damerdji déjà évoqués. Dans Le Blanc de l’Algérie, paru au cœur de la guerre civile, en 1995, l’écrivaine Assia Djebar justifiait l’acte d’écrire ainsi : « L’écriture et son urgence. L’écriture pour dire l’Algérie qui vacille et pour laquelle d’aucuns préparent déjà le blanc du linceul. »
Selma Hellal confirme que ces textes de littérature dite d’urgence, confinant parfois au témoignage, « sont soupçonnés de porter comme une défaillance dans l’écriture, le souci poétique, parce que le désir de rendre compte de la violence à chaud, de véhiculer un message idéologique primait. C’est très simplificateur. Certains textes comme Peurs et Mensonges, d’Aïssa Khelladi, paru au Seuil en 1997, sont de la haute littérature ».
Pour le chercheur Tristan Leperlier, il est certain que ces auteurs et autrices embrassent l’écriture comme un engagement politique, articulé « à une volonté de témoigner, de faire mémoire alors que tout un monde semblait disparaître ». Journalistes et écrivains paient un lourd tribut à l’époque.
La création littéraire a tellement malaxé, jusqu’à l’obsession, cette période de la guerre des années 1990, que ces auteurs ont éprouvé le besoin de s’en éloigner. Selma Hellal, éditrice
De son côté, Walid Bouchakour insiste sur une forme de « consensus » parmi les écrivain·es arabophones et francophones pour dénoncer ces violences politiques, soulignant que beaucoup ont dû s’exiler, en France, en Égypte ou au Moyen-Orient, étant donné le risque d’écrire alors sur cette thématique.
À partir des années 2000, alors que la guerre s’achève, une deuxième ère de création s’ouvre. Elle offre « une vraie transformation », retrace Selma Hellal, citant comme exemple un « ovni littéraire », Dédales, la nuit de la grande discorde, de H’mida Ayachi, paru chez Barzakh en 2000 dans sa version arabe et traduit en français par Lotfi Nia, en 2016. « Les écrivains se sont dégagés de cet impératif de témoigner de l’horreur et étaient davantage dans un processus de création. Il fallait un temps pour que les auteurs métabolisent leur vécu. »
Le spécialiste Walid Bouchakour retient également le rôle des écrivaines, qui ont œuvré à la pluralité des sujets traités durant cette période, comme Maïssa Bey et la question de l’avortement amenée dans son roman Au commencement était la mer.
Petit à petit, les écrivain·es algérien·nes s’interrogent aussi sur la « réception » de leurs ouvrages à l’étranger. En France, « certains les placent dans un discours de guerre de civilisations pour mieux essentialiser les musulmans. Et les écrivains sont perçus comme des combattants des valeurs de la modernité et de la laïcité », développe Walid Bouchakour. A contrario, « Kamel Daoud a accepté de prendre ce rôle-là », celui d’une voix qui vient affirmer que le discours décolonial serait « dépassé ». « Ses chroniques dans Le Point ont orienté la réception de ses romans en France. » À ses yeux, l’enjeu de Houris dépasse ainsi celui de la guerre civile ou de la mémoire.
La génération des auteurs âgés de 30 à 40 ans s’est octroyé un temps de latence, relève Selma Hellal. « La création littéraire a tellement malaxé, jusqu’à l’obsession, cette période de la guerre des années 1990 que ces auteurs ont éprouvé le besoin de s’en éloigner, invoquant un sentiment de saturation alors même que l’imaginaire de cette guerre n’est, paradoxalement, pas si hégémonique à l’échelle du pays. Pour les jeunes générations, c’est même un trou noir, une matière forcluse en quelque sorte. » Le vocabulaire psychanalytique semble nécessaire pour tenter de lire cette période, poursuit l’éditrice.
Aujourd’hui, si Barzakh reçoit peu de manuscrits sur le sujet, Selma Hellal considère important de continuer de publier des romans qui évoquent cette époque. « La littérature, c’est le territoire de la décantation. Là, tout est en train d’infiltrer différemment et à bas bruit les processus de création, il est probable que cette période va resurgir, mais traitée de façon neuve, plus intime encore. » Comme dans le recueil de nouvelles de Salah Badis, Des choses qui arrivent (Barzakh-Philippe Rey), où, dit-elle, « les années 1990 sont évoquées en filigrane, cela circule dans son univers, plus ou moins explicitement, à bas bruit ».
Dans quelques mois, la maison d’édition va publier, en même temps que les éditions Stock, le prochain récit de l’autrice Kaouther Adimi, qui racontera sa propre décennie noire, vécue en Algérie.
Loin de briser un tabou ou d’apporter un quelconque renouveau, Houris s’inscrit finalement dans une continuité littéraire, avec des topoï bien connus qui l’ancrent dans la littérature algérienne, conclut Tristan Leperlier. Celui de la femme en lutte contre la violence patriarcale se retrouve chez Malika Mokeddem comme chez d’autres : « Un personnage de coiffeuse se fait assassiner dans Peurs et mensonges d’Aïssa Khelladi. La figure du libraire intellectuel déclassé se trouve chez Tahar Djaout dans Le Dernier Été de la raison. La scansion d’événements comme chez le personnage hypermnésique de Kamel Daoud rappelle Timimoun de Rachid Boudjedra. Le motif du sacrifice d’Abraham se retrouve dans presque tous les romans de la période. »
La problématique est « aussi celle d’un homme venant porter la voix d’une femme », complète Walid Bouchakour à propos de Houris et de Kamel Daoud, accusé par Saâda Arbane, victime du terrorisme en Algérie, d’avoir « volé » son histoire. Comme l’a révélé Mediapart, cette dernière l’assigne en justice en France pour atteinte à la vie privée. « Le sujet du roman se révolte contre l’auteur et refuse que sa parole soit prise en charge dans ce contexte-là. »
Nejma Brahim et Faïza Zerouala