par
Bernard Deschamps,
de retour de la manifestation de vendredi dernier à Alger.
Ce 18 mars, pour la commémoration des Accords d’Evian, nous avions projeté à Nîmes le film de René Vautier, Peuple en marche, réalisé en 1963. Ce vendredi 22 mars, noyé dans la foule immense – 1 million de personnes ? – qui occupait toutes les rues du centre d’Alger, j’avais l'impression de vivre ces heures glorieuses de l’histoire du peuple algérien. Autour de moi, pour les manifestant/es c’était aussi la référence. Je revivais, pour ma part, les heures fiévreuses de mai et juin 1968 en France. Plusieurs de mes interlocuteurs algériens m’ont d’ailleurs fait remarquer que la situation du Président Abdelaziz Bouteflika n’est pas sans similitude avec celle à laquelle fut confronté le Général de Gaulle. L’un a été le libérateur de la France, l’autre un des acteurs de premier plan de l’Indépendance de l’Algérie et l’artisan de la Réconciliation nationale et de la paix retrouvée après la décennie noire. Et l’un et l’autre, nationalistes, seront confrontés à un mouvement populaire d’une ampleur et d’une puissance irrésistibles. Le Général de Gaulle quittera le pouvoir le lendemain du référendum du 27 avril 1969 qui l’avait mis en minorité.
En 1968, nous manifestions en France en scandant « Dix ans ça suffit» (1958-1968). Aujourd’hui, dans toutes les villes et villages d’Algérie, monte l’exigence « Vingt ans ça suffit » (1999-2019), « Yetnahaw Ga3 », « Système dégage », car les Algériens jugent ce système corrompu. Il en est ainsi dans tous les pays qui vivent – comme la France – sous le règne de l’argent roi et du profit financier maximum. Cela porte un nom : le capitalisme. Les calicots imprimés, les pancartes écrites à la main, lancent des proclamations vengeresses qui, et cela est très algérien, s’accompagnent chez la plupart de celles et de ceux qui se prononcent contre la prolongation du 4e mandat du président Bouteflika, d’une certaine affection pour l’homme. « Qu’il se repose enfin », disent-ils…
Une atmosphère de victoire s’est emparée des rues d’Alger. Sur les immeubles haussmanniens fleurissent les drapeaux algériens et les habitants aux balcons saluent la foule qui défile, dense, à leurs pieds. Il est impossible de se frayer un passage, non seulement sur l’avenue, mais également sur les trottoirs. Le quotidien gouvernemental El Moudjahid, écrit le lendemain en première page : « La mobilisation au rendez-vous dans une ambiance festive et conviviale ». Des jeunes, de très nombreux jeunes, jeunes gens et jeunes filles voilées et non voilées, bras dessus-bras dessous, enveloppés dans les couleurs nationales qui dansent, sautent, chantent et soufflent dans des vuvuzela. Cette démonstration politique se déroule dans une ambiance de stade de foot un jour de Coupe d’Afrique : « One, two, three, viva l’Algérie ». Certains le regrettent mais cela confère à ces marches une combativité et une liesse née de la joie partagée du combat commun. Regardez les photos que j’ai prises. Des groupes de jeunes ont escaladé la corniche qui surplombe la plaque à la mémoire de Maurice Audin. Tout un symbole. Tandis que d’autres grimpent au sommet d’un lampadaire pour y accrocher un drapeau. Tous se réclament des chuhâda de la Révolution. Chaleur et fraternité. Les jeunes qui m’entourent me donnent le titre honorifique de hadj, me tiennent le bras dans les bousculades ou m’aident à franchir un obstacle. Tous les observateurs ont noté l’absence de violence et la retenue des forces de sécurité qui, à l’évidence, ont reçu des ordres en ce sens.
En haut de l’avenue Didouche Mourad, une place a été rebaptisée « Place du 22 février 2019 » en référence à la première manifestation. Une banderole proclame : « NOUS SOMMES NI KABYLE, NI CHAOUI. NI ARABE, NI BENI MZAB, NI TOUAREG. NOUS SOMMES UNE ALGERIE UNIE. UNIE POUR LA NOUVELLE REPUBLIQUE ». Et l’hymne national est repris en choeur avec ferveur : fashadou, fashadou, fashadou (Témoignez !, Témoignez !, Témoignez !). « Les Algériens se réapproprient leur emblème national, » écrit El Watan (opposition) le 23 mars. Ce qui confirme le profond patriotisme des Algériens. Ceux qui à l’extérieur seraient tentés de profiter de cette situation pour faire subir à l’Algérie le sort de l’Irak, de la Libye ou de la Syrie, verraient se dresser contre eux un peuple uni par-delà ses différences et disposant d’une armée bien entraînée, bien équipée, avec des cadres expérimentés.
Une nouvelle république ? Le quotidien gouvernemental El Moudjahid lui-même écrit : « Ces manifestations correspondent à une profonde aspiration populaire au changement démocratique. » Quel changement ? Les revendications concernent les institutions. Les revendications sociales sont, semble-t-il, absentes. Je n’ai pas vu de pancartes exigeant des emplois, l’augmentation des salaires, des pensions, des retraites…Mais les groupes de réflexion se multiplient et ces revendications peuvent émerger. Les groupes industriels et financiers – pro et anti-Bouteflika - sont également à l’offensive pour tenter d’orienter le mouvement dans le sens de leurs intérêts. La presse favorable au pouvoir et celle d’opposition font état de diverses initiatives de regroupements de partis politiques (ceux-ci sont rejetés par les manifestants comme en France parmi les Gilets jaunes ) et d’associations : Nabni, un regroupement déjà ancien de jeunes entrepreneurs et des nouvelles : « Plateforme pour le changement en Algérie », « Rassemblement pour une nouvelle république » ; « Comité d’initiative et de vigilance citoyenne », qui tous s’inscrivent dans une démarche économique néo-libérale. C’est aussi la démarche de Yacine Teguia, le Secrétaire Général du MDS, ex-communiste, proche du Parti de gauche de J.L. Mélenchon sur deux pages d’El Watan week-end du 22 mars. Le collectif Nabni, qui est le plus souvent mis en valeur par la presse déclare : « Il nous faut nous préparer à retrousser les manches, relancer l’économie sur de nouvelles bases et accepter le prix à payer et les efforts à faire à court terme avant que la situation s’améliore. » Ce que le PADS (communiste) traduit par la remise en cause du code du travail et la privatisation de ce qui reste du secteur nationalisé y compris SOFREGAZ et (ndlr) l’important complexe sidérurgique d’El Hadjar dans lequel, sur décision du Président Bouteflika, l ‘Etat algérien a repris ces dernières années la majorité.
« La marche du clap de fin » titrait Liberté, DZ, le quotidien du milliardaire Issad Rebrab, la veille de la manifestation de vendredi. Le Soir, DZ : « L’après Bouteflika a déjà commencé ». Liberté, DZ : « Le crépuscule de Bouteflika »…Son mandat expire le 28 avril. Les manifestants refusent sa prorogation ainsi que la transition qu’il propose. Ils exigent le changement tout de suite avec des opinions diverses sur le moyen pour y parvenir ainsi que sur les futures institutions et sur le contenu de la politique économique et sociale à mettre en œuvre. Mais c’est leur affaire. Gardons-nous d’intervenir, ils n’ont que faire et nul besoin de nos conseils.
Bernard DESCHAMPS
24 mars 2019
Mon blog : www.bernard-deschamps.net