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19 août 2022 5 19 /08 /août /2022 13:19

Salah Hamouri. Prison d’Ofer (territoire palestinien occupé), juillet 2022.

Jusqu’à quand resterons-nous des chiffres ? Pendant vingt et un ans, j’ai porté le matricule 1124052. Aujourd’hui encore, c’est par ce numéro que les « services pénitentiaires israéliens » définissent qui je suis. Un numéro qui me colle à la peau depuis ma première détention alors que j’étais encore un enfant, en 2001.

Pour ceux d’entre nous qui avons été arrêtés plusieurs fois, ce numéro est devenu une sorte de code-barres. Il nous donne le sentiment de n’être rien de plus que des marchandises pour prisons. Des produits humains destinés à être consommés à chaque nouvel interrogatoire et dans chaque centre de détention, en temps de guerre ou en temps de paix, avant la « guerre froide » et après la guerre d’usure, pendant Oslo et après l’Intifada.

Cette marchandise humaine des prisons demeure le seul invariant de cette équation, ne connaissant pas de date d’expiration.

L’occupation ne nous considère pas et ne nous traite pas comme des êtres humains ayant le droit de vivre comme toute personne libre. Au lieu de cela, elle fait tout ce qu’elle peut pour étouffer la pseudo-vie que nous, Palestiniens, menons hors des murs de la prison.

Nous devons arracher de petits moments de vie et de bonheur entre chaque passage en détention, tout en ayant à craindre la joie et la stabilité éphémères de nos vies. Par peur du prochain choc qui va nous frapper et des déceptions, nous n’avons plus le courage de planifier un avenir toujours plus lointain. Une anxiété et une instabilité pèsent sur nous et sur tous ceux qui nous entourent.

Par une certaine ironie du destin, nos rêves grandissent et se subliment à l’instant même où nous pénétrons la prison. Nous regrettons tout d’abord chaque moment gai et heureux dont nous n’avons pas profité alors que nous étions dans le monde de la liberté. Ensuite, nos rêves commencent à s’entrecroiser avec le souvenir du monde laissé derrière nous. Et nous nous prenons à imaginer qu’à notre libération, ces rêves éveillés qui nous habitent finiront par se mêler au monde tel que nous l’avons quitté. La seule explication possible à ce phénomène est que, pour nous, le monde s’est arrêté au moment même où nous avons été enfermés. Ainsi, nous nous construisons des mondes imaginaires, une réalité faite de rêves.

Ce qu’il y a de plus douloureux et de plus difficile malgré tout, c’est de savoir qu’aussi grands soient nos rêves, notre existence, elle, se rétrécit. Nos rêves de liberté – épouse, famille et amis – se heurtent à une évidence amère. Alors, nous réalisons que l’aspiration du prisonnier se limite à ce que l’un de nous soit oublié cinq minutes par le gardien au moment de la fermeture de 18 heures, ou entende furtivement une chanson à la radio lui évoquant le souvenir des beaux jours passés par-delà les murs de la prison.

La prison est le pire endroit qui soit pour un être humain, un endroit qui ne ressemble à nul autre. Elle nous brise et broie nos rêves, nos aspirations et nos espoirs tout comme une olive est broyée dans le pressoir. Le sentiment le plus exécrable, c’est la condition d’attente, magnifiée à l’intérieur de la prison. L’usure progressive de l’esprit en prison est semblable à la manière dont le réchauffement climatique épuise la Terre à l’extérieur de l’environnement carcéral.

Et, cependant, la question qui me taraude ces jours-ci est la suivante : si je me sens si mal dans cet état d’attente – alors qu’à quelques kilomètres seulement se trouvent ma patrie, ma liberté et ma ville, Jérusalem –, alors, à quoi ressemblerait l’attente si je devais accepter d’être exilé loin de chez moi ?

Je sais que l’amour d’une patrie est un amour à sens unique, qui n’apporte que peine, douleur et perte. Il m’a volé les plus belles années de ma vie, il m’a volé mon adolescence, ma jeunesse, et m’a forcé à vieillir beaucoup trop vite. Malgré tout cela, j’adore ma patrie, tout en sachant parfaitement que, même en lui donnant tout, elle demandera encore : « Que peux-tu donner de plus ? » C’est une équation perdante selon les calculs que font la plupart des gens, et je le comprends. Mais pour moi, la vraie vie n’est pas d’attendre à la gare que le train de la liberté parvienne jusqu’à nous. La vraie vie est d’être dans le train lui-même, peu importe le sacrifice.

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