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22 décembre 2018 6 22 /12 /décembre /2018 08:16

A  notre ami Mohamed Bouricha

Mohamed nous a quittés  jeudi 20 décembre. Il venait d’avoir 84 ans. Je suis bouleversé par sa disparition. Que Gisèle son épouse, ses filles Nadya et Kathia, ses gendres, ses petits-enfants et toute la famille trouvent ici le témoignage de mon affection. Ses obsèques auront lieu lundi 24 décembre à 15h. au cimetière du Pont de Justice à Nîmes. En hommage à son action, je publie ci-dessous le chapitre que je lui ai consacré ainsi qu’à ses camarades dans le Fichiez Z, essai d’histoire du FLN dans le Gard.

Bernard DESCHAMPS

 

« Le samedi 22 octobre 1960, la presse régionale du Midi annonce succinctement en page intérieure que deux footballeurs professionnels, Mohamed Bouricha qui joue à Nîmes Olympique et Amokrane Oualiken qui a été transféré de Nîmes à Montpellier, auraient disparu. Le lundi 24, sur la foi d’une dépêche United-Press, Midi-Libre indique : «deux footballeurs : Oualiken (Montpellier) et Bouricha (Nîmes) auraient été arrêtés à la frontière espagnole» et le lendemain La Marseillaise interroge «Oualiken et Bouricha ont-ils tenté de quitter la France ?». En réalité, ils sont à Genève, en route pour Tunis où siège désormais le G.P.R.A. (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne). Le 13 avril 1958, un premier groupe de dix footballeurs algériens – parmi lesquels Mustapha Zitouni et Ben Tiffour– avaient répondu à l’appel du F.L.N. (177) qui avait décidé de constituer une équipe nationale de football.  Cette décision (178) s’inscrivait dans la démarche déjà engagée de se doter des instruments indispensables à l’exercice du pouvoir étatique : armée, services de renseignements, service de santé, etc.., mais surtout il s’agissait, avec une équipe nationale de foot composée de joueurs prestigieux très connus en France et dans le monde, puisque deux d’entre eux étaient des internationaux : Mustapha Zitouni (Monaco) et  Rachid Mekhloufi (St Etienne), de frapper l’opinion publique française et d’accroître le rayonnement international du F.L.N. Sur le plan militaire, 1959 avait été une année terrible pour les Algériens en raison des succès remportés, sur le terrain, par l’armée française avec le plan Challe et les arrestations opérées en France, en 1960, avaient porté un coup d’arrêt au F.L.N. et à son organisation spéciale (O.S.). La première rencontre à Melun, en juin 1960, entre les représentants du Gouvernement français et le F.L.N, s’était soldée par un échec. Ce dernier ressentait donc le besoin impérieux de relancer vigoureusement une grande offensive diplomatique. Ce sera le rôle dévolu à l’équipe nationale de foot d’être en quelque sorte, «l’ambassadeur de l’Algérie indépendante» (179) dans les divers pays où elle se rendra, en dépit des mesures de rétorsion de la FIFA : en Tunisie, au Maroc mais aussi en Bulgarie, en Roumanie, en Pologne, en URSS, en Chine, au Vietnam, en Hongrie, en Libye au cours de 91 rencontres.  Fin 1960 et en 1961, le F.L.N. incite, en Algérie, les sportifs algériens à quitter les clubs dirigés par des Européens pour constituer des équipes et des clubs distincts qui exalteront les idéaux de la révolution algérienne. «Dans la situation qui était celle de notre pays – dira K. Maouche – nous ne pouvions pas nous contenter de jouer à la baballe» (180). C’est elle-même, agent de liaison de la Fédération de France du F.L.N. et épouse de Mohammed Maouche du stade de Reims qui, semble-t-il, fut chargée de prendre contact avec les joueurs qui restaient encore dans les clubs français, afin de les inviter à rejoindre leur pays. Midi-Libre (le 28 octobre) et La Marseillaise (le 29) font état de la présence en Suisse de Mohammed Maouche qui eut quelques difficultés à rejoindre le groupe et fut finalement arrêté par la police française ; de Mohamed Bouricha de Nîmes, de Amokrane Oualiken de Montpellier, de Abdelkader Kerroum de Troyes, de Amara Saïd de Bordeaux et de Hocine Bouchache du Havre. Ces joueurs – sauf Maouche donc – déclarent à la Tribune de Genève : «n’avoir pas été forcés de quitter la France et de rejoindre les rangs des footballeurs algériens à Tunis. Avant d’être footballeurs, nous sommes algériens». L’épouse de Abderrahmane Defnoun, ancien joueur d’Alès et qui évoluait au S.C.O. d’Angers, avant de rejoindre Tunis, conteste cette version et évoque la peur. Madame K. Maouche (181) elle-même chargée de contacter les joueurs reconnaît que la pression était forte. Pour la plupart, cependant, ce départ s’apparentait à un acte patriotique, à une obligation morale qui s’imposait à eux en dépit des sacrifices : carrière professionnelle interrompue, liens familiaux distendus (plusieurs étaient mariés à des françaises), etc… Le parcours de Mohamed Bouricha (182) est, à cet égard, éclairant. Quand il quitte la France, il joue à Nîmes-Olympique depuis un an. Son épouse est nîmoise. Auparavant, il avait joué à la Grand’Combe dont le club était alors dirigé par MM Malaparte et Riquet, où Kader Firoud, Marcel Rouvière, Pierre Barlaguet et Bosquier (183) l’avaient remarqué. Ce jeune Algérien, né le 10 octobre 1934 à Boufarik dans une famille de huit enfants dont le père était gardien de la paix, avait déjà été sélectionné en junior. Boufarik comptait deux équipes locales de football, l’une arabe (WAB), l’autre européenne (ASB), à l’image de la ville partagée en deux zones bien distinctes. Mohamed Bouricha, naturellement, jouait au WAB avec les jeunes de son quartier et il refusait les sollicitations nombreuses que lui adressait l’équipe européenne. Cependant, à l’issue de ses études professionnelles,  il dut accepter de s’inscrire au club corporatif de la Société d’aviation AYA, car c’était la condition pour être embauché comme ajusteur. Avec la fin de la guerre d’Indochine en juillet 1954, l’usine de Boufarik intègre des militaires démobilisés et Mohamed eut une altercation violente avec l’un d’eux, un sergent-chef qui tenait des propos racistes.  A la suite de cet incident, Mohamed Bouricha démissionna et s’embarqua pour la France. Cet épisode est significatif de l’état d’esprit de nombreux jeunes algériens qui, au moment du déclenchement de l’insurrection du 1er novembre, ne supportent plus les injustices, les brimades, le mépris. A Nîmes, M. Bouricha se marie avec une française mais il conserve au cœur son attachement à sa patrie d’origine. Il paie l’impôt patriotique et tout naturellement, lorsque le F.L.N le sollicite, il accepte de partir. Le samedi 22 octobre (la presse parle du 21) il prend la route en voiture avec son collègue Oualiken et quelques affaires personnelles. Son épouse Gisèle est restée à Nîmes, elle rejoindra Tunis ultérieurement avec l’aide du F.L.N. Le dimanche matin, un contrôle de police les arrête à St Julien-en-Genevois, à la frontière suisse. Ils sont interrogés toute la matinée. Leurs papiers sont en règle. Vers 11 heures, ils demandent l’autorisation d’aller boire un café au bistrot situé en face du poste de police. L’autorisation leur est accordée sous réserve qu’ils reviennent et les policiers conservent leur voiture et leurs affaires en gage. En outre, ils peuvent les surveiller par la fenêtre. Au café ils engagent la conversation avec un douanier qui se dit communiste et leur conseille, au cas où cela les intéresserait, bien qu’ils ne lui aient pas dit le but véritable de leur voyage, de profiter du changement de poste à 12 h 15 pour passer la frontière qui se trouve à environ 1 kilomètre. Ce qu’ils font ! Ils foncent, profitent de la visibilité réduite, en raison d’un épais brouillard, et débarquent côté Suisse où ils demandent l’asile politique. Ils sont conduits à Genève et, après quelques jours, l’asile leur est accordé et ils rallient l’Hôtel Royal (184) qui est le lieu de rendez-vous fixé par le F.L.N. Ensuite, c’est l’Italie, Naples, Palerme et enfin Tunis.  Mohamed Bouricha et son épouse resteront en Algérie après l’Indépendance en 1962. Madame Bouricha dirigera, à Alger, le Centre de documentation scientifique, technique et médical français, tandis que son mari, après une carrière de footballeur professionnel, deviendra conseiller technique auprès du Ministre de la Jeunesse et des Sports. Mohamed Bourricha a été décoré en 1981 de la Légion d’honneur algérienne. Pendant ce temps, comment réagissent les milieux sportifs et plus généralement la population gardoise ? Le départ des premiers joueurs, en 1958, avait suscité une profonde émotion. Tous les journaux en avaient fait leurs gros titres en Une : «Une affaire très, très grave», titrait Le Figaro. Les autres départs vont être banalisés notamment le dernier, en 1960, y compris par La Marseillaise qui, pourtant milite activement pour la paix en Algérie. Midi-Libre fait de même. Le 28 octobre, La Marseillaise annonce la présence en Suisse des footballeurs, mais en dernière page alors que toute la première est barrée d’un énorme titre : «ACTIONS D’UNE PUISSANCE INEGALEE» sous lequel sont relatées les   actions nombreuses pour une «paix négociée en Algérie» qui ont eu lieu la veille, le 27 octobre 1960 : 5 000 personnes à la manifestation de Nîmes, à l’appel du Mouvement de la Paix et de plusieurs syndicats et le soutien du P.C.F. et du P.S.U ; 1000 à Alès ; 300 au Martinet ; d’autres encore à St Maurice-de- Cazevieille, Salindres, St Jean-de-Valériscle. A Alès, de nombreuses personnalités avaient appelé à manifester : Claude Emerique et plusieurs professeurs du Lycée ; André Soustelle, Pinto, Gaston Ribot, Président du Comité local de Libération, Narcisse Bolmont, Abel Ferret, Lucien Lacroix. Nous sommes fin 1960. Les accords d’Evian qui reconnaîtront l’Indépendance de l’Algérie et mettront ainsi fin à la guerre, seront signés le 18 mars 1962. Des négociations sont engagées qui déclenchent la haine des ultras de la colonisation et la violence meurtrière de l’O.A.S. Deux tentatives de putsch militaire en Algérie, en 1960 et 1961, menacent la République. Sur le terrain, dans les djebels, la guerre se poursuit avec son cortège de morts. Le 21 octobre, Midi-Libre annonce le décès du jeune médecin nîmois, Jacques Villaret. Le même jour, Daniel Portes, tué au combat à l’âge de 21 ans, est inhumé à Calvisson. Les Gardois sont en majorité acquis à la Paix à laquelle ils aspirent et, contrairement au climat pesant que nous connaissons aujourd’hui, le racisme est très limité. Kader Firoud (185) et Pierre Barlaguet (186) affirment, l’un et l’autre, n’avoir jamais entendu de propos racistes proférés dans le stade par des spectateurs à l’adresse de joueurs algériens. La presse, pour sa part, est élogieuse. Le 24 octobre 1969, Midi-Libre écrit à propos de Djebaïli, qui est alors intégré à l’équipe professionnelle dont il sera le capitaine – après Pierre   Barlaguet – en 1964 : «Djebaïli dont l’autorité croît au fil des matchs se confirme un tireur redoutable». Salah Djebaïli, comme Kader Firoud, reste, en effet, à Nîmes-Olympique avec l’accord du F.L.N. local. Djebaïli effectue des études supérieures à Montpellier. Il deviendra le Recteur de l’Université d’Alger et disparaîtra tragiquement en 1994, assassiné par les intégristes (187). Kader Firoud, qui avait été normalien à l’Ecole Normale de La Bouzarea de 1937 à 1940, sera le légendaire entraîneur que l’on sait, après des études supérieures à Toulouse et une carrière de footballeur professionnel. Il assumera la responsabilité de Directeur des Sports au Ministère algérien de la Jeunesse et des Sports, de juillet 1967 jusqu’à sa démission en janvier 1969. Cette épopée des footballeurs algériens demeure vivante aujourd’hui en Algérie qui lui a consacré un remarquable ouvrage en 2003, à l’occasion de l’année de l’Algérie. «Qu’auriez-vous fait à notre place ? – m’a dit l’un de ces joueurs – c’était pour nous un devoir patriotique». Une stèle, comportant les noms de tous les membres de l’équipe du F.L.N, a été érigée au centre d’Alger face à la grande Poste. »

(Le Fichiez Z, Bernard Deschamps, éditions El Ibriz, Alger, 2013)

 

 

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