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Je retrouve, en lisant cet ouvrage (Actes Sud, janvier 2021), l’atmosphère des rues de Port aux Princes que j’avais découvertes en 1979 lors d’une mission parlementaire. Des tas d’ordures sous un ciel bleu. La morgue des riches qui côtoie la misère. La promiscuité, les gangs, les chefs de bandes qui font régner la terreur, la prostitution, les enfants vêtus de loques courant pieds nus. Les odeurs, « La misère, elle finit par produire une sorte d’odeur naturelle. La senteur ordinaire du manque de moyens, des déchets de la vie quotidienne abandonnés à l’entrée du corridor. » Et les bus décorés de scènes naïves aux éclatantes couleurs. Le mariage du rêve et de la réalité sordide. Le rêve pour embellir la réalité. Un pays d’analphabètes qui compte un nombre incroyable de poètes, de peintres et de musiciens.
Pour décrire le parcours du devin Antoine, de son arrière-petite-nièce Antoinette et des jumeaux Franky et Ti Tony, l’auteur dans un français qui emprunte au langage populaire, par sa syntaxe et son vocabulaire, nous livre un récit étonnamment poétique. Les jumeaux sont comme les deux visages inséparables du peuple haïtien. La débrouille, les petits boulots chez Ti Tony qui subvient aux besoins du foyer. Le rêve, la lecture, l’écriture chez Franky. Ainsi, dans une composition française écrite à l’école primaire, cette description de sa mère Antoinette, flétrie par l’âge, les privations, les maladies non soignées : «C’était la plus belle de toutes…Un miracle d’amour gardant malgré le temps la jeunesse d’un parfum frais. », car disait-il : « Ce n’est pas les gens qu’il faut voir, mais leur lumière ou leur aura. »
Franky paralysé des deux jambes à la suite d’un accident, écrit l’histoire d’Antoine de Gommiers et de ses affabulations que Ti Tony voudra faire éditer. Mais il faut pour cela convaincre le président de la société savante. Ti Tony se fait accompagner de Pépé le chef de gang dont la réputation, pense-t-il, aura une influence positive. En définitive, ce sont ses propres arguments qui surmonteront les réticences du président devant un texte qu’il considère comme une fable : « Franky, avec des mots il fait des gens des gens. Je veux dire qu’il les recommence. Avec un cœur. Des rêves. Des sentiments. Même des accomplissements. » On notera que c’est l’analphabète, le manuel qui trouve les mots justes et que le rêve peut se traduire en actes, en « accomplissements ».
C’est Lénine qui dans Que faire ? (1902) écrivait : « Il faut rêver »…
Bernard DESCHAMPS
24 janvier 2021