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11 mai 2019 6 11 /05 /mai /2019 09:30

Le Tripode, 2016 et 2018. L’auteure mit dix ans – de 1967 à 1976 - pour écrire ce récit de sa vie. Elle en sortit véritablement essorée. Cette fresque qui se déroule près de Catane sur la côte est de la Sicile au pied de l’Etna, couvre la première moitié du XXe siècle jusqu’à la chute de Mussolini et la bombe sur Hiroshima le 6 août 1945. On y croise une multitude de personnages, parents et amis dont les dialogues d’une singulière richesse psychologique, s’entrecroisent.

C’est un magnifique roman d’amour dans ses dimensions spirituelles et charnelles. Et c’est le cheminement d’une femme qui peu à peu s’émancipe du carcan moral et politique  qui l’enserrait.

Née dans une famille d’une extrême pauvreté ; logée dans la chambre unique d’une masure « où l’on dormait, où l’on mangeait pain et olives, pain et oignon» ; violée à peine pubère par son père ; elle sera recueillie par une communauté catholique après le décès de sa mère et de sa soeur dans l’incendie de leur maison. Placée par le couvent dans la famille noble des Brandiforti, sous la férule autoritaire de la Princesse, Modesta en deviendra la fondée de pouvoir puis l’héritière après avoir contracté  un mariage blanc avec son fils mongolien le Prince surnommé « La Chose ».

Eveil des sens, amours féminines et amours masculines sont dépeints avec une extrême délicatesse. On lira avec étonnement comment elle relate ses liaisons avec Mère Léonora, la Supérieure du couvent, puis plus tard avec Béatrice  et Joyce (« Deux grands yeux obliques, s’étirant sombres vers le flou obscur des tempes»). Elle dira de Bambolina sa nièce et de Méla qu’elle découvre enlacées, nues: « J’ai été foudroyée par leur bonheur, elles étaient si belles».

C’est le vieux Carmine, le garde-chasse du domaine des Brandiforti, qui avec une grande douceur l’initiera et dont elle aura un fils Eriprando. Elle aura par la suite de nombreux amants. Même emprisonnée sous le régime fasciste, cette fringale de vie ne sera pas émoussée. Agée, elle sera de nouveau amoureuse et découvrira avec Marco, son nouveau compagnon « …jour après jour, année après année, une richesse d’expérience et de connaissances que seul un corps adulte peut contenir».

 

Récit déstabilisant. Surtout pour quelqu’un de ma génération pour qui le sexe n’est pas un sujet que l’on aborde facilement. Ce livre fut à l’origine refusé par les éditeurs italiens. En effet, comme l’écrit Mélanie Talcot, « si parler du sexe des anges et culbuter la bonne ou la pute est chose admise dans la société italienne catholique patriarcale omnipotente et très codifiée d’alors, mettre en scène le désir féminin et la liberté de mœurs d’une femme est par trop subversif».

Au cours de cette époque bouleversée, son émancipation ne sera pas que sexuelle. Elle sera aussi politique. Modesta, découvrira les révolutionnaires, évoluera et deviendra anarchiste, en se disant communiste. Son récit est émaillé de citations de Bakounine, d’Auguste Bebel, de Gramsci, de Marx… Elle juge avec sévérité le régime soviétique qui a « écarté tout ce qui compte pour notre liberté individuelle. Au bout de quelques années seulement ils ont oublié l’amour libre et ils sont revenus tout droit au mariage. Et s’il n’y avait que ça ! » Elle nous délivre ce message : «Pour se préparer à la révolution il faut s’abreuver de plein, plein de rêveries» (P.684).

Elle dessine sans concession une série de portraits. Empreint de sympathie comme celui de Carlo le communiste battu à mort par les fascistes. Au vitriol comme celui de Pasquale l’ancien communiste devenu préfet sous Mussolini. Amer comme celui de Joyce dont elle avait été amoureuse et qui deviendra une élue opportuniste. Marqué par l’horreur et l’angoisse comme celui de Timur le nazi reconverti sous l’occupation américaine. Un mélange détonnant de confiance en l’être humain, de lucidité sur nos faiblesses et de pessimisme sur l’évolution des sociétés.

Son style est à l’image de sa vie. S’exprimant tantôt à la première personne, tantôt  à travers Modesta, imprévisible. Libre, sans contrainte, sans tabou, refusant les modes. Les évènements s’enchaînent dans le temps et l’espace, superposant les époques, passant des unes aux autres suivant son humeur et les méandres de sa pensée. Récit déroutant mais étonnamment séduisant. D’autant plus séduisant que ces presque 800 pages sont émaillées de descriptions d’une grande expressivité – au sens pictural du terme – comme celle-ci : « Cet été opulent d’or inoubliable de récolte et de lumière, comme si la terre pressentant la fin du déluge s’apprêtait à jouir du silence gorgé de blé qui brusquement était tombé sur les champs» (P.697). Ou celle-ci : «  La villa Suravita tout éclairée vient à notre rencontre au milieu des vagues de pins comme un vaisseau en fête» (P.593).

Je remercie l’Humanité*de m’avoir fait découvrir ce « Roman majeur de la littérature italienne » (Marine Landrot dans Télérama)

Bernard DESCHAMPS

10 mai 2019

*Sophie Joubert dans  l’Humanité du 31 janvier 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

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