
Par Jacques Fath
(avec l'autorisation de l'auteur)
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Il y a bien un problème de la Cour Pénale Internationale qui traduit d’abord celui de l’ordre international dominant aujourd’hui.
La décision prise par la Cour pénale internationale (CPI) d’un acquittement de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé a suscité dans certains médias et journaux une avalanche de critiques et de formulations indignées. La Chaîne internationale France 24, très regardée en Afrique, ne s’en est pas privée.
Cet acquittement serait « un coup porté à la CPI », un « revers pour la justice internationale », un « échec » de plus après l’abandon des poursuites contre le Président kényan Uhuru Kenyatta en 2014, et après l’acquittement en appel de Jean-Pierre Bemba (ex-sénateur et Vice-président de la République démocratique du Congo), le 12 juin 2018. Jean-Pierre Bemba fut libéré en raison de « sérieuses erreurs » commises par la Chambre de première instance qui l’avait condamné à 18 ans de prison en juin 2016. Selon certains on serait devant une « succession d’échecs » dans la poursuite des criminels de masse…
Il y aurait beaucoup à dire sur cette question et en particulier sur cette conception d’une « justice » internationale centrée sur l’Afrique alors que tant de dirigeants, y compris occidentaux ou alliés des occidentaux, mériteraient de passer en jugement pour leurs guerres illégitimes et illégales, pour leurs crimes coloniaux, leurs crimes de guerre et contre l’humanité. Gageons, par exemple, qu’on ne demandera jamais à Georges Walker Bush de rendre des comptes sur la guerre en Irak, ses conséquences et les exactions criminelles qu’elle a permises… tandis que les crimes d’Israël, puissance occupante (et colonisatrice) en Palestine, continuent de bénéficier d’une totale impunité. Il y a bien un problème de la CPI. Mais celui-ci traduit d’abord un problème de l’ordre international dominant aujourd’hui.
Ceux qui s’indignent du jugement concernant Gbagbo devraient donc aussi dénoncer cette instrumentalisation de la CPI et de la justice internationale, qui s’articule si bien avec l’instrumentalisation des Nations-Unies, de la Charte, du Conseil de Sécurité et du droit international au profit des plus puissants.
Mais aujourd’hui, il faut s’attarder sur le cas spécifique de Laurent Gbagbo. Si l’on considère que son acquittement constitue un coup porté à la crédibilité de la CPI… cela veut dire clairement que Gbagbo aurait bel et bien perdu l’élection présidentielle de décembre 2010, sans contestation et ni discussion possible. Tous les torts, au regard du droit et de la sincérité en politique, seraient comme une évidence de son côté puisqu’ il aurait ainsi refusé d’accepter le résultat des élections et entraîné la Côte d’Ivoire dans une guerre civile meurtrière. C’est la thèse que l’on nous sert.
Pourtant, ce qui s’est passé ne confirme en rien un tel scénario qui nous fut présenté comme le seul possible. Avec ce court texte de réaction personnelle, je publie (ci-dessous) une analyse circonstanciée des conditions du scrutin, écrit par Pierre Sané, ancien Secrétaire général d’Amnesty International et Sous-directeur général de l’UNESCO : « Les élections de Côte d’Ivoire : chronique d’un échec annoncé » (27 décembre 2010).
Ceux qui ont privilégié délibérément la thèse de la responsabilité/culpabilité de Laurent Gbagbo ont en réalité choisi l’épreuve de force pour écarter celui-ci du pouvoir, quels que soient les résultats réels de l’élection. En vérité, l’épreuve de force aurait pu et dû être évitée. Le dialogue politique aurait dû prévaloir ainsi que l’examen sérieux des contestations électorales multiples, le recomptage des voix là où cela s’imposait, voire de nouveaux votes. L’ONU et notamment le Conseil de Sécurité et chacun de ses membres auraient dû encourager et pousser dans cette voie. C’est l’inverse qui s’est produit.
Rappelons quelques faits. Le 2ème tour de la présidentielle s’est tenu le 28 novembre. Le jeudi 2 décembre, soit 4 jours après seulement, la Présidence du Conseil de Sécurité de l’ONU assurée par les États-Unis, déclarait que les membres du Conseil « se sont félicités de l’annonce des résultats provisoires du deuxième tour… », et le lendemain, vendredi 3, le représentant spécial de Ban Ki Moon, M. Choï Young-Jin, « certifiait » les résultats… comme si l’ONU pouvait trancher sur le résultat d’une élection dans un pays souverain. Et comme s’il était possible de « certifier » le bien-fondé d’un résultat électoral dans de tels délais ! Choï Young-Jin a même expliqué devant le Conseil de Sécurité qu’il avait pu, dès le 29 novembre (soit le lendemain du 2ème tour), lors d’une conférence de presse, certifier « implicitement » la bonne tenue du scrutin (1). Que veut dire « certifier implicitement » ?
En vérité, tout montre que la pression fut très vite, très forte pour une proclamation des « résultats », comme s’il avait fallu mettre cette « communauté internationale » et l’ensemble du peuple ivoirien devant un fait accompli. Alors qu’il y avait de nombreuses contestations, et que celles-ci auraient dû faire l’objet d’analyses et d’enquêtes par la Commission électorale et par le Conseil constitutionnel. Un sérieux doute s’est donc logiquement installé sur la sincérité des résultats annoncés du scrutin, et sur ce « résultat » officialisé par l’ONU. Comment pouvait-il en être autrement ? Comment garantir la transparence et l’honnêteté d’un scrutin avec quelques centaines d’observateurs internationaux pour 20 000 bureaux de vote ? Comment vérifier quelque 20 000 PV de bureaux de vote en quelques jours ? Une note du Service d’information de l’ONU du 3 décembre indiqua même que le représentant de l’ONU avait « analysé les PV pendant 3 jours », soit près de 7000 par jours !.. Même si on admettait qu’il ne s’agit alors que des bureaux faisant l’objet d’une contestation, comment accepter de tels délais… et surtout une telle désinvolture ?
Un tout autre processus de règlement, une toute autre issue étaient possibles. La désignation de Ouattara comme vainqueur et donc comme Président, fut une décision politique unilatérale tranchée de facto par l’intervention des forces militaires françaises sous les instructions du Président Nicolas Sarkozy, chef des armées. Dans la grande tradition de la Françafrique, les autorités françaises sont intervenues et ont directement pesé de tout leur poids afin d’imposer un homme plus et mieux aligné sur Paris, plus redevable et plus souple qu’un Gbagbo qui ne fut en réalité jamais réellement accepté. Les autorités françaises ont alors fait de Ouattara, cet ancien Directeur général-adjoint du FMI, l’homme-lige des intérêts d’un néo-colonialisme qui perdure au delà de toutes les déclarations de principe sur la fin de la Françafrique, déclarations auxquelles personne ne peut vraiment croire.
Des dirigeants africains connus comme Jerry Rawlings, ancien chef d’État du Ghana et personnalité respectée sur le continent africain, ou Pierre Sané, ont proposé un recomptage des voix ou un nouveau vote. C’était ce qu’il fallait faire… C’était l’évidence ! C’est dans cet esprit que des négociations auraient dû s’imposer pour éviter l’irréparable et finalement respecter les électeurs ivoiriens. Il y avait de la marge pour éviter l’engrenage et la confrontation armée. Mais cette perspective a été clairement et brutalement refusée.
Amath Dansokho, membre éminent du Parti de l’Indépendance et du Travail du Sénégal, ancien ministre et ancien Vice-président de l’Assemblée nationale, le souligne avec force : « Toute cette machinerie infernale – dit-il – a été montée, je le dis comme je le pense, par la France. Il faut remonter à l’ère Chirac pour comprendre cette crise. Lui et ses services ont encouragé la création de la rébellion. Laurent Gbagbo avait été élu en 2000 et reconnu par la communauté internationale. Jusqu’au coup d’état manqué de 2003 fomenté par des officiers travaillant pour Ouattara, qui n’en était pas à son premier coup. Tout cela on l’oublie »
Certes, en Afrique, les réactions ne furent pas unanimes, y compris au sein des forces de gauche. Mais n’oublions pas les voix les plus lucides devant ce coup de force et ce déni de droit qui aura contribué à l’exacerbation des tensions et à des affrontements qui firent plus de 3000 morts. Il était possible d’éviter une confrontation armée dramatique et des exactions criminelles où les civils ont payé un prix très élevé … des deux côtés (1).
Au fond, le résultat réel de l’élection présidentielle de décembre 2010 en Côte d’Ivoire (que l’on ne connaît pas) importait peu pour ceux qui voulaient en finir avec Gbagbo. Quel que soit la vérité des chiffres, il fallait régler la question et trancher rapidement entre deux revendications de victoire. Il n’était de toutes façons pas question de laisser Gbagbo l’emporter.
Ce qui motiva la décision des autorités à Paris c’était déjà le constat d’un affaissement du rôle français en Afrique face aux rivalités montantes d’autres puissances : États-Unis, Chine, Inde… Mais le choix effectué fut catastrophique. L’usage de la force traduit une faiblesse. On ne sait pas qui a réellement gagné l’élection mais on sait qui a perdu : le peuple ivoirien.
Jacques Fath
1) On peut citer le massacre de Duékoué (du 27 au 29 mars 2011) par des troupes et des miliciens pro-Ouattara : 800 morts selon le CICR et 1000 selon Caritas.