Mon parcours est celui d’un militant anticolonialiste ordinaire. Je n’avais donc pas jugé utile jusqu’à présent de faire le récit de « mes guerres coloniales », me limitant à quelques brèves allusions (Les Gardois contre la guerre d’Algérie, nouvelle édition revue et augmentée, 2012); mais en me remettant la médaille du 50e anniversaire de l’Indépendance, M. Mouaki Benani, Consul d’Algérie a évoqué mon passé d’objecteur de conscience, ce qui m’a incité à préciser le sens de mon engagement. Je fus en effet objecteur de conscience, bien que n’étant pas antimilitariste. Je considérais de mon devoir d’effectuer le service militaire afin d’être en mesure de défendre ma patrie si elle était attaquée, mais je refusais de participer aux guerres coloniales. Sursitaire, j’ai été mobilisé de novembre 1953 à février 1955 et rappelé de septembre 1955 à décembre 1955. A cette époque, le statut légal d’objecteur de conscience n’existait pas encore. La première ébauche date de 1963 et il fallut attendre la loi Joxe en 1983 pour qu’un véritable statut protecteur voie enfin le jour. Il disparaîtra en 2001 avec la suppression du service national. Etre objecteur de conscience avant 1963 était considéré comme un acte d’insoumission puni d’un an de prison en temps de paix et de 10 ans en temps de guerre. Pendant la première guerre mondiale, l’insoumission était passible de la peine de mort.
Mais commençons par le commencement. D’où me venait cette opposition aux guerres coloniales ? Né à Levallois-Perret, mais élevé à partir de l’âge de sept ans dans une famille catholique d’un village du nord des Deux-Sèvres alors très conservateur (« la Vendée militaire ») ; arrière-arrière petit-fils de chouan décoré par Louis XVIII, « pour services rendus dans ses Armées royales de l’Ouest », rien ne me prédisposait à un tel engagement, si ce n’est le refus de l’autorité en réaction au milieu étouffant de mon enfance. Maman par contre, que j’aimais beaucoup, issue d’une famille de gauche de Meudon m’imprégnait d’idées et de conceptions en complet décalage avec ce que j’entendais par ailleurs. Elle a eu un rôle important dans ma prise de conscience. En 1945, dans l’enthousiasme de la Libération, j’avais 13 ans et les exploits des « maquisards » enflammaient mon imagination.
Parthenay, L’Indochine
Mais c’est la révélation des poursuites intentées contre le jeune quartier-maître Henri Martin, accusé à tort d’avoir saboté un bateau de guerre Le Dixmude, pour protester contre la guerre que la France faisait en Indochine, qui fut déterminante. J’avais été reçu en 1948, au concours d’entrée à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Parthenay. J’avais seize ans. Ce fut l’année de bien des découvertes, notamment celle de Jean-Jacques Rousseau dont j’ai lu Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755) et Le Contrat social (1762) le crayon à la main. Ces lectures m’ont profondément marqué. Les Communistes, très actifs, dénonçaient le procès intenté à Henri Martin dont je ferai la connaissance bien plus tard à la Jeunesse Communiste puis au Comité Central du PCF où nous siègerons ensemble. A cette époque, je n’étais pas du tout certain qu’Henri fut innocent, mais peu m’importait. Je trouvais anormal, quatre ans après la Libération, que l’on refusât aux « Indochinois », l’indépendance pour laquelle les Résistants français s’étaient battus pour notre pays. Et le geste d’Henri Martin avait un aspect romantique qui me séduisait. Il était à nos yeux le Mandrin des temps modernes !
Nous avions le statut d’étudiants. Deux Ecoles normales seulement bénéficiaient de ce régime de faveur dont la nôtre. En dehors des cours nous étions libres. Les portes de l’établissement n’étaient jamais fermées ni le jour, ni la nuit. Une nuit, nous étions je crois trois ou quatre, nous sommes allés – ce fut acrobatique – peindre à la chaux un immense « Libérez Henri Martin », à 8 ou 9 mètres de hauteur sur le château d’eau situé près de la gare SNCF et face à l’usine Panzani (La première me semble-t-il en France). Nous connaissions bien l’endroit que nous fréquentions souvent car la main-d’œuvre de l’usine était principalement féminine et jeune. Imaginez le scandale le lendemain dans une petite ville de 7 000 habitants. La police évidemment pensa que seuls des normaliens pouvaient avoir perpétré ce crime.
Dans la matinée, le Directeur de l’EN nous appela dans son bureau, sans se tromper sur l’identité des coupables. Nous avions un lien de confiance avec lui. Nous ne lui cachions rien et lorsqu’il nous demanda si nous étions les auteurs du forfait, nous le lui avouâmes sans hésiter. « Parfait, nous dit-il, je vous remercie de votre franchise. Je vais dire à la police que vous n’avez pas quitté l’établissement la nuit dernière et que je me porte garant de vous. » C’était un homme de gauche, socialisant je crois. J’ignore s’il était adhérent de la SFIO. Ce fut mon premier contact avec la police, par directeur interposé. Ce ne sera pas le dernier. Celui-ci se termina bien. A partir de cette action pour la libération d’Henri Martin, je me suis intéressé à la situation du peuple indochinois. Je lisais tout ce qui le concernait et je fis ainsi la connaissance (livresque) d’Hô Chi Minh qui rapidement devint notre héros. L’Oncle Hô ! La geste héroïque des combattants cheminant sur la « route Hô Chi Minh »… Leur ingéniosité dans la réalisation des abris et des pièges … Je suivais les reportages de Madeleine Riffaud dans l’Humanité, comme des romans d’aventure. Une aventure réelle pour laquelle des hommes se sacrifiaient…
Niort, Messali Hadj
Je n’étais pas communiste; je n’adhérerai qu’en 1951. Pour l’heure j’étais membre de la Fédération Nationale des Auberges de Jeunesse. Ajiste, donc, et chaque week-end nous partions sac au dos, lestés des provisions que le gérant de la cantine de l’EN (cela ne s’appelait pas encore restaurant universitaire) nous avait généreusement préparées. Dans la semaine, en dehors des cours, nous travaillions à l’aménagement en Auberge de Jeunesse d’un local prêté par la mairie dans d’anciens baraquements militaires.
Un dimanche nous sommes allés rencontrer Messali Hadj, l’emblématique dirigeant du MTLD (Mouvement Pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), l’un des fondateurs en 1926 du premier parti indépendantiste l’Etoile Nord-Africaine. Il était en résidence surveillée à Niort. Je ne sais qui en avait eu l’idée, mais avec le recul, sachant l’influence des trotskistes au sein de la FNAJ, je n’en suis pas surpris. Je revois Messali, nous recevant assis, vêtu d’une djellaba noire, coiffé d’un fez, les joues et le menton envahis d’une barbe touffue. Froid, le regard perçant. Bien qu’assis, il était impressionnant. Je fus déçu de cette visite au zaïm. Son aspect ne correspondait pas du tout à l’image que j’avais conservée des ouvriers algériens que je rencontrais à Levallois-Perret quand nous y habitions avant 1940. Ni non plus à l’image que je me faisais des révolutionnaires qui, pour moi, devaient ressembler aux héros des maquis que nous ambitionnions d’imiter. C’est par un autre chemin que je m’intéresserai aux moudjahidin algériens et à l’Algérie, ce pays auquel je me suis attaché. Mais l’impression que me fit Messali Hadj n’est sans doute pas étrangère au soutien que spontanément j’accorderai au FLN après le soulèvement du 1er novembre 1954, alors que le milieu enseignant du primaire dans lequel j’évoluais était plutôt porté vers le MNA de Messali.
Saint Maixent, l’Indochine
Pendant ma première année d’enseignant (on disait maître d’école) en classe unique à Faye- L’Abbesse dans le nord des Deux-Sèvres, je fréquentai assidûment la famille Bodin qui exerçait la dure profession de mercier ambulant. Une famille de gauche dont le papa avait été Résistant et nous évoquions souvent les luttes des peuples des pays coloniaux. Avec cette première année professionnelle, je passai des spéculations intellectuelles, ceci dit sans mépris, à la vie réelle. L’actualité en 1952-1953 était focalisée sur la guerre d’Indochine où le corps expéditionnaire français composé uniquement de professionnels était enlisé. Des voix s’élevaient qui prônaient l’envoi de soldats du « contingent ». Je fus appelé et incorporé le 3 novembre 1953 à l’Ecole d’Application de l’Infanterie de Saint Maixent. Huit ans après la fin de la 2e guerre mondiale, je ne me posais pas la question de refuser d’accomplir mes obligations militaires. Dans mon esprit c’était effectivement une obligation. De plus, nourri de l’enseignement de Lénine selon lequel il faut aller dans l’armée pour apprendre le maniement des armes, l’idée de refuser de rejoindre mon corps se posait d’autant moins que le Parti communiste français recommandait d’être avec la troupe pour diffuser nos idées contre les guerres coloniales. Je fus donc affecté à la compagnie chargée de toutes les tâches matérielles nécessaires au fonctionnement de l’Ecole, caserne Denfert-Rochereau. Nous étions les hommes de peine à tout faire, les pluches, la vaisselle, l’entretien des bâtiments, toutes les manutentions, les corvées de chi…, etc. J’ai fait mes « classes » sans rechigner, mais sans apprendre grand-chose en dehors de marcher au pas, de présenter les armes et de tirer quelquefois avec le vieux Mas 36. J’aurais pu faire l’Ecole d' Officiers de Réserve (EOR), ce qui me fut proposé et que je refusai car j’avais décidé de rester avec les simples soldats afin de poursuivre ce que je considérais comme ma mission. Nous parlions beaucoup de politique, de la guerre d’Indochine bien sûr. Ce n’était pas toujours facile, car mes camarades, paysans pour la plupart, étaient d’un naturel méfiant. Peu à peu la confiance s’installa car je me faisais leur porte-parole quand la popote était mauvaise ou que l’un d’eux était injustement puni... Réminiscences du film d’Eisenstein Le Cuirassé Potemkine…Les vers qui grouillent dans le ragoût…Et comme beaucoup, encore à cette époque, étaient illettrés, j’organisai des cours d’alphabétisation avec l’accord de la hiérarchie qui n’y vit pas malice et accepta que le temps des cours soit pris sur celui des corvées. Cela facilita les vocations, renforça la confiance entre nous et me valut d’être « élevé » au rang de 1e classe. Comme on le sait, ce n’est pas un grade mais une distinction, au même titre que Maréchal de France…
Début mai 1954, la situation militaire en Indochine se dégradant, deux généraux français Ely et Salan remettent au gouvernement un rapport « secret » préconisant l’envoi du « contingent » sur le théâtre des opérations. On imagine l’émotion parmi mes camarades qui avaient hâte d’avoir la « quille » et qui soudain risquaient d’être envoyés loin de leur famille et peut être d’y laisser leur vie. Emotion d’autant plus vive que l’Indochine paraissait infiniment lointaine et que cette guerre n’était vraiment pas la leur. Mais de là à agir pour mettre ce projet en échec il y a un pas difficile à franchir, surtout dans l’armée. L’EAI de Saint-Maixent était dirigée par le Général Jacques Faure qui s’illustrera deux ans plus tard dans la répression en Kabylie et ensuite sera condamné pour son soutien au putsch des généraux de 1961. Un partisan de la guerre à outrance. Sans attendre qu’une décision officielle soit prise, il décida que la compagnie de troupe serait désormais réveillée tous les matins à 5 heures pour s’entraîner au combat, avant son travail. La tête des bonshommes réveillés par le clairon avant le jour ! Mais comment manifester notre colère ? Avec deux amis, Guy un cheminot et Jean-Pierre un étudiant d’extraction nobiliaire, Jean-Pierre A. de V., avec lesquels je diffusais sous le manteau Témoignage chrétien dont on sait l’engagement anticolonialiste, nous avons imaginé un stratagème. Pour aller de la caserne au champ de manoeuvres, il fallait emprunter l’avenue principale (la route nationale de Niort) qui traverse la ville et qui le matin était utilisée par de nombreux cyclistes et automobilistes qui se rendaient à leur travail. Quatre sections de 30 hommes, cela tient de la place. Nous avons décidé de marcher en faisant pratiquement du sur place. Il fallait pour cela convaincre les hommes de tête de la première section, de ralentir le pas. Je n’ai pas le souvenir que cela ait été difficile. Quand les chefs s’en rendirent compte ils changèrent les hommes de tête, mais les suivants firent de même prétextant la fatigue. Le temps passant ce fut un bel embouteillage avec des coups de klaxons au milieu desquels fusaient des cris « Non à la guerre d’Indochine », lancés par qui ? Allez savoir…J’ignore si la presse s’en est fait l’écho. Je n’ai jamais vérifié. Mais Saint-Maixent n’est pas une grande ville et, comme à Parthenay, le bouche à oreille a vite fait d’en faire le tour. Le lendemain, nous étions tous les trois (comme par hasard !) interrogés par la Sécurité militaire. Jetés au « gnouf », comme on appelait la prison où je suis resté 3 mois et demi. La prison militaire n’est pas la prison civile, mais plusieurs mois le plus souvent seul et inactif, dans des conditions matérielles des plus sommaires, c’est long et déprimant. Un jour d’octobre, un sous-officier entre dans ma cellule et m’ordonne de rassembler mes affaires personnelles, sans rien oublier car on ne repasserait pas deux fois au même endroit. Après quoi, on m’embarqua dans un véhicule qui m’amena à la gare où j’appris le but de cet « enlèvement » rocambolesque quand le sous-off me remit un bon de transport pour Bitche. Je n’avais pu prévenir personne de ce départ imprévu et précipité, ni mes camarades, ni ma famille. Les téléphones portables n’existaient pas en ce temps-là. Ont-ils eu peur que cette mutation disciplinaire suscite une manifestation ? C’est ainsi qu’après un voyage qui m’a paru interminable, je me suis retrouvé le 15 octobre 1954 au 37e Bataillon d’ouvrage, enfermé dans un cachot d’une casemate de la Ligne Maginot. Le cachot évidemment n’était pas chauffé. Octobre en Moselle, je vous assure qu’il ne fait pas chaud ! Dans l’intervalle, j’avais bien sûr été déchu de ma distinction de 1e classe. Ce dont, vous vous en doutez, je fus fort marri…Les quatre mois de tôle terminés, j’obtins une permission pour me marier le 28 octobre 1954 à Nîmes et, à mon retour, je serai de nouveau muté, cette fois à Sarrebourg au 26e Régiment d’infanterie. Les Algériens venaient de déclencher l’insurrection du 1er novembre 1954. Un nouveau sigle avait fait son apparition, FLN, Front de Libération Nationale. Comme la plupart des Français, je ne pris pas immédiatement la mesure de l’importance de cet évènement qui à l’issue de près de huit années d’une guerre cruelle, aboutira enfin à l’indépendance. Nous étions alors plutôt préoccupés par la situation en Tunisie et au Maroc. Les insurrections en Algérie étaient en effet sporadiques depuis les débuts de la colonisation, et nous ne savions pas qui était derrière le FLN. Très vite cependant, nous nous sommes rendu compte qu’un nouveau front venait de s’ouvrir. Le mouvement en faveur de la décolonisation était irréversible.
Le Maroc, Khemisset, Rabat
J’ai été libéré le 14 février 1955, par anticipation, à la suite des Accords de Genève qui mirent fin à la guerre d’Indochine. Je terminerai l’année scolaire à Saint-Varent (Deux-Sèvres), où nous nous fîmes rapidement des amis, les familles Dardarin, Lemoine, Pié et Vendé. Je serai rappelé sous les drapeaux par décret du 24 août 1955. L’information me parvint à Masméjean (Lozère) à la colonie de vacances de l’Enfance Ouvrière Nîmoise au Grand Air où j’étais moniteur et Annie infirmière. Nous avions avec nous Frédéric qui était né le 22 avril, il n’avait donc que quatre mois et nous le transportions d’un lieu à l’autre dans un couffin. La convocation officielle avait dû parvenir à notre domicile de Saint-Varent. Avec l’amicale complicité de la direction de l’EONAGA, nous avons fait semblant de ne pas être informés et je n’ai rejoint mon corps le 342e Régiment d’Infanterie à La Courtine dans la Creuse, que le 29 septembre où j’ai retrouvé Guy et Jean-Pierre. J’avais gagné un mois! Le climat y était particulièrement lourd. La colère grondait dans les chambrées et pour cause. Libérés en février, nous étions rappelés en août. Beaucoup comme moi étaient mariés et attendaient ou avaient un enfant. Il se disait, mais je n’en ai jamais eu confirmation, que notre bataillon avait été constitué presque uniquement de « fortes têtes » qui s’étaient signalées pendant leur service militaire. C’était notre cas, j’ai donc tendance à le croire. Un matin à l’appel, dans les tout premiers jours d’octobre, quand on nous annonça, sans autre précision, que nous allions être dirigés sur Marseille, se produisit un mouvement inimaginable dans l’armée. Spontanément, tout le bataillon rompit le bel ordonnancement du garde à vous et s’assit à même le sol. Stupéfaction de l’encadrement. Hurlements. Rien n’y fit, nous restâmes assis. Je n’ai jamais su qui était à l’initiative de cette manifestation, car de fait, elle n’était pas spontanée. Un petit groupe donnait le sentiment d’orchestrer l’opération. Il se murmurait qu’ils étaient des dockers de Bordeaux. Ainsi, trente-huit ans après la mutinerie des soldats russes en 1917, la même scène se renouvelait au même endroit ; la constitution d’un soviet en moins. L’embarquement était prévu pour le lendemain. Nous sommes montés dans le train, après beaucoup de cris et de bousculades et, durant tout le trajet jusqu’à Marseille, en tirant le signal d’alarme, nous avons contraint le convoi à l’arrêt, je ne sais combien de fois. A Nîmes, où nous sommes arrivés le 6 octobre, nous avions 7 heures de retard. Stationnés vers midi en fin de voie à la hauteur du Pont de Justice, pour éviter les manifestations de soutien que nous avions connues dans les gares traversées, j’ai pu brièvement voir Annie qui portait Frédéric dans les bras. A Marseille nous avons été cantonnés à Sainte Marthe et après une traversée de quatre jours et quatre nuits à bord du Leconte de Lisle, nous avons le 11 au matin débarqué à Casablanca. C’était mon premier voyage en mer. Le temps était beau. Il faisait doux. J’ai passé plus de temps sur le pont que dans la cale où nous étions entassés comme du bétail et où régnait une odeur nauséabonde. Après avoir dormi une nuit dans une usine désaffectée, nous avons été dirigés sur Khemisset. Je ne me souviens plus si c’est à Casa ou à Khemisset, que se situe un épisode qui mérite réflexion, je penche pour Khemisset. Le Commandant du Bataillon me fait appeler. Je le revois, debout, face à moi, l’air cordial. « J’ai pris connaissance, me dit-il à peu près (je cite de mémoire), du dossier de la sécurité militaire vous concernant. Je ne veux pas vous mettre dans une situation en contradiction avec votre conscience et de plus, si nous allons au combat, vous risquez une balle dans le dos. Cela s’est déjà produit en Indo. Acceptez-vous d’être affecté à la base arrière à Rabat pour gérer les soldes, les rations de tabac, etc. C’est un endroit sensible, car vous aurez à votre disposition les livrets militaires de l’ensemble du bataillon et certains portent des mentions qui ne sont pas jolies, jolies. Me donnez-vous votre parole que vous ne les divulguerez pas ? ». En me séparant du reste de la troupe, sans doute y trouvait-il aussi son compte. Encore que je me rendrai deux fois par mois en camion à Khemisset à 70 km de Rabat, pour la paye et le tabac. Je n’ai pas conservé le souvenir d’une grande ville dont on me dit qu’elle compte aujourd’hui plus de 100 000 habitants. Mais je me souviens des chênes liège qui constituaient une végétation assez abondante. A Khemisset j’ai vu pour la première fois une fantasia au milieu d’un nuage de poussière soulevé par le galop des chevaux. Un soir nous sommes allés à quelques-uns, en uniforme et sans arme, rencontrer les habitants d’un douar où nous avons été reçus cordialement. A l’évidence ces gens étaient informés de notre refus de les combattre. Les armes d’ailleurs n’avaient pas été distribuées à la troupe. Seul l’encadrement était armé. Je ne me rappelle plus le nom de ce Commandant que j’ai ensuite perdu de vue. J’aurais aimé le revoir et parler avec lui. J’ai accepté en donnant ma parole que j’ai respectée et j’ai ainsi passé les mois de novembre et décembre à Rabat. Guy et Jean-Pierre avaient été mutés, le premier à Tedders, le second à Tiflet. N’ayant presque rien à faire j’ai pu me promener librement dans la ville. J’ai passé de longues heures à rêver au milieu des lauriers et des orangers du jardin des Oudayas, ou face à la tour Hassan, élégante réalisation de la dynastie des Almohades. J’ai vécu, en uniforme et sans arme, la liesse populaire dans les rues de Rabat pour le retour de déportation du Sultan Mohamed V. Des camions découverts débordants de jeunes qui chantaient en brandissant des drapeaux ! A aucun moment je n’ai été agressé ni physiquement, ni verbalement. Annie, de son côté à Nîmes, organisait avec l’UFF (Union des Femmes Française) et l’UJFF (Union des Jeunes Filles de France) des réunions de fiancées et d’épouses de soldats contre la guerre. J’ai été définitivement démobilisé le 19 décembre 1955. Notre bataillon de « fortes têtes » n’a pas été engagé dans les combats qui se déroulaient dans le Rif.
Aigues-Mortes, l’Algérie
Ayant obtenu mon exéat d’instituteur pour le Gard, où Annie est née, j’ai été nommé à Aigues-Mortes où nous sommes arrivés le 2 janvier 1956 pour voter. Comme on le sait ces élections législatives furent dominées par la situation en Algérie. J’ai raconté dans Les Gardois contre la guerre d’Algérie, comment cette guerre fut vécue dans le département. C’est à Aigues-Mortes que j’ai vécu la victoire de la gauche du 2 janvier; l’investiture de Guy Mollet promettant de faire la Paix en Algérie; l’épisode tragi-comique des tomates le 6 février à Alger ; le vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet le 12 mars et…le 6 avril 1956, le décret appelant le 2e contingent de la classe 56 sous les drapeaux qui sera suivi des décrets rappelant les « disponibles ». J’ai dit plus haut combien le rappel de 1955 avait été douloureusement vécu. Il en fut de même cette fois-ci avec un aspect nouveau, ce sont les mères, les épouses et les fiancées des jeunes soldats qui étaient le plus en colère. Des rassemblements, des manifestations eurent lieu à Nîmes et dans de nombreuses villes. J’étais, on s’en doute, particulièrement sensible à cette situation. Le 18 avril, arrivent les premières « billettes » chez les rappelés. En accord avec Alexandre Molinier, maire communiste d’Aigues-Mortes et la section du PCF, Lily Bellet, conseillère municipale communiste et moi, nous prenons contact avec des familles concernées, notamment la famille Girard. Le sentiment d’avoir été trahis suscite un tel mécontentement que l’idée naît d’empêcher nos jeunes de partir. Nous serons devancés par Vauvert qui manifeste en gare le 18 avril. Le lendemain 19, nous sommes une centaine à 12h.30, en gare d’Aigues-Mortes et nous bloquons l’autorail où plusieurs rappelés avaient pris place. Notre souci était qu’ils ne soient pas tenus eux-mêmes pour responsables. Les responsables étaient les manifestants qui empêchaient leur départ. Des militants communistes avaient pris cette initiative, mais celle-ci n’était pas partisane. C’était une manifestation de parents contre le rappel des « disponibles » et contre la guerre. A part quelques-uns, les manifestants étaient loin de soutenir l’idée d’indépendance de l’Algérie considérée comme territoire français. Il faudra de longues années pour détricoter cette notion erronée, reçue comme une évidence. Une autre question également se posait. Le FLN rassemblait plusieurs sensibilités politiques. Les communistes algériens, bien que partie prenante de ce combat, n’y avaient pas un rôle dirigeant. Dans certaines wilâyas, ils étaient même brimés, parfois éliminés. A juste titre cela préoccupait vivement les communistes français. Il fallut convaincre de la justesse malgré tout de cette guerre pour l’indépendance.
Sanction rarissime, le maire Alexandre Molinier et deux autres maires communistes, Narcisse Bolmont (Chamborigaud) et Sylvain Boissier (Cardet) sont révoqués le 1er juin 1956 pour avoir « pris une part active à des manifestations à caractère antinational », en vertu de l’article 86 de la loi du 5 avril 1884 modifiée par la loi du 8 juillet 1908. Ils sont traduits devant les tribunaux, ainsi que 36 autres Gardois dont Lily Bellet, Louise Calandre, Robert Malafosse et moi. L’affaire va durer des années. Robert Malafosse et moi risquions la révocation de l’enseignement. Nous passerons successivement devant le tribunal de Tarascon, le tribunal militaire de Marseille et le tribunal d’Alès. Nous serons défendus par Maître Raymond Dussargues du barreau d’Alès et Maître Charrier du barreau de Marseille qui défendaient également des patriotes algériens. Le tribunal militaire de Marseille siégeait dans une caserne. Lorsque nous y avons été convoqués, nous nous sommes présentés à l’entrée, mais Maître Charrier nous recommanda de ne pas en franchir le seuil de crainte que l’on nous arrête. Nous serons ensuite convoqués devant le tribunal d’Alès. Après de multiples actions de solidarité, les tribunaux finiront par se déclarer incompétents et l’affaire sera classée. Le maire d’Aigues-Mortes ayant été révoqué, il fallut pour élire un nouveau maire, compléter le conseil municipal afin de pallier à cinq vacances dues à des décès. Une élection municipale partielle eut lieu le 22 juillet 1956. En raison du rôle que j’avais joué dans la préparation de la manifestation du 19 avril, mes camarades me désignèrent comme tête de liste. Les autres candidats de la liste du PCF étaient Léo Filidéï, Louise Calandre, François Alvarez et Marie-Jeanne Baruthel. La campagne électorale fut menée sur le mot d’ordre : « Vous manifesterez une nouvelle fois votre désir de PAIX EN ALGERIE et votre solidarité avec les poursuivis. » Nous avons tous été élus au 1er tour. Une belle victoire pour la paix. Les années qui suivirent furent rythmées par ce combat qui était notre préoccupation essentielle. Au renouvellement de 1959, je serai de nouveau tête de liste et nous serons réélus. Je deviendrai le 1er adjoint du nouveau maire André Fabre et je poursuivrai de front mon métier d’instituteur, ma responsabilité d’élu et je continuerai d’animer le cercle de la Jeunesse Communiste que j’avais créé en octobre 1956 et qui comptait plus de 70 adhérents. Un an auparavant, le 4 mai 1958, un des principaux animateurs du cercle, Marc Sagnier – nous l’appelions Yvan – profita d’une permission chez ses parents pour écrire au Président de la République René Coty, son refus de combattre le peuple algérien. J‘ai raconté dans Les Gardois contre la guerre d’Algérie, son calvaire et notre longue lutte pour le faire libérer du bagne de Timfouchy. Marc écrivait : «...j’ai pris la décision de vous informer de mon refus d’y participer [à la guerre d’Algérie, ndlr] car ma conscience m’ordonne de ne pas faire la guerre à un peuple qui lutte pour son indépendance. » Inspiré certes par l’exemple d’Alban Liechti, Marc avait pris seul sa décision. Nous, ses amis les plus proches, bien qu’admirant son geste et le respectant, nous ne l’encouragions pas car nous avions peur pour sa vie. Son père, ancien Résistant au nazisme, lui apporta son soutien : « J’approuve l’attitude de mon fils et j’ajoute moi-même que j’en suis fier. » Neuf jours plus tard, le 13 mai 1958, éclate à Alger un coup de force militaire et un Comité de Salut public, sous la direction du Général Massu, s’empare du pouvoir en Algérie. Les démocrates craignent le pire. Pourtant Marc confirme par une nouvelle lettre, le 16 mai, son refus de combattre le peuple algérien en précisant qu’il est « prêt à défendre la République », ce qui témoigne d’une remarquable conscience politique. Le 22 mai, après s’être jeté à l’eau au moment du départ, il est embarqué de force à Marseille sur le « Ville d’Alger » à destination de Philippeville. Il sera successivement interné à Bir El Atar, enfermé dans un puits dont il ne sortait que 2 heures par jour; puis emprisonné à Tebessa avant d'être dirigé, sans jugement, vers la section disciplinaire de Timfouchy où il croupira pendant 11 mois parmi les droits communs. Marc n'était pas le seul « soldat du refus ». Il y avait avec lui Jean Clavel, Voltaire Develay, Lucien Fontenel et Paul Lefebvre, ainsi qu'un jeune gardois de Bernis, avec qui Marc a beaucoup sympathisé, Max Bergeron qui, dans son unité, s'était prononcé pour l'indépendance du Peuple algérien. Une intense campagne de solidarité (pétitions, collectes d'argent, etc) s'est développée dans le Gard autour de Marc Sagnier, animée notamment par la Jeunesse communiste et, au plan national par le Secours populaire, à laquelle ont participé des chrétiens, des militants et des élus socialistes comme le Dr. Jean Bastide, conseiller général d'Aigues-Mortes, qui adressa des colis de médicaments à Marc. Périodiquement des inscriptions « Solidarité avec Yvan Sagnier » étaient badigeonnées sur les routes du Gard et, à Aigues-Mortes, sur le tablier métallique du Pont tournant qui enjambait le canal et sur le pied de la Tour de Constance, haut lieu du combat pour la liberté de conscience où Marie Durand et ses compagnes furent emprisonnées pendant trente ans. Ces campagnes furent relayées au Parlement par le Sénateur communiste Raymond Guyot qui dénonça les sévices, signala des cas de scorbut et de dysenterie, exigea une enquête ministérielle et la dissolution de cette « section spéciale ». Devant l'émotion soulevée par ces révélations, le camp, comme le signale Marc dans ses lettres, fut progressivement vidé de ses occupants à partir d'août 1959. Il sera supprimé en juin 1962. Transféré à Alger et hospitalisé à l'hôpital Maillot où il reçoit les soins que nécessite son état de santé très dégradé, il est libéré des obligations militaires le 21 mars 1960 et débarque à Marseille le 22 mars. Son exemple et celui de ses camarades ont beaucoup contribué à la prise de conscience de la légitimité de l'aspiration à l'indépendance du peuple algérien. Mais il l'a payé au prix fort. En effet, Marc nous a quittés en janvier 1995 à l'âge de 58 ans. Les 11 mois de bagne qu'il avait endurés ne sont pas étrangers à sa disparition prématurée...Toutes les initiatives du cercle de la J.C. avaient comme objectifs, la lutte contre la guerre d’Algérie et la libération de Marc. Chaque hiver, nous organisions un bal masqué animé par un orchestre renommé, qui remportait un grand succès. Son thème, la paix en Algérie. Nous faisions une pause au milieu de la soirée pour prononcer une allocution contre la guerre et pour le retour de nos soldats. C’était culotté, mais ça passait. Nous éditions un petit journal, Le cri des jeunes, dont j’ai conservé quelques exemplaires : N° 1, Décembre 1956 : « A bas la guerre ». N°2, « La paix en Algérie ».N°3, début 1957 : « Bonne année de paix ». Mars 1957, « Le 26 mars conseil de révision (j’en reparlerai plus loin).1958, « De Gaulle continue la guerre », « Libérons Yvan Sagnier ».1959, « Soldats à 19 ans ? », « La guerre ne peut mener à rien », etc. J’ai retrouvé deux pétitions datées du 17 octobre 1957 (j’avais adressé les photocopies au préfet et conservé les originaux). L’une comporte 174 signatures représentant 548 personnes qui réclament « le cessez le feu, la reconnaissance du droit du peuple algérien à l’indépendance, la négociation en vue de créer entre l’Algérie et la France des liens nouveaux fondés sur le libre consentement et l’intérêt mutuel. » L’autre est signée par 80 conscrits et démobilisés d’Aigues-Mortes, qui « exigent : la négociation immédiate avec ceux contre qui on se bat ; la libération des jeunes français emprisonnés ; le retour immédiat aux 18 mois premier pas vers le service militaire à un an ; pas de diminution de solde pour les maintenus [sanction militaire, ndlr]; prime de 30 000 francs aux démobilisés. » La mairie d’Aigues-Mortes pour ce qui la concerne organisait chaque année un apéritif pour les conscrits avant leur départ. C’était une occasion solennelle pour leur parler de cette guerre. Nous ne faisions pas dans la dentelle. J’ai trouvé ce PV des Renseignements généraux (n°41 du 10/02/1961) conservé aux Archives départementales : « Vin d’honneur aux conscrits par la Municipalité communiste d’Aigues-Mortes. 35 d’entre eux, soit à peu près la totalité des futurs soldats de la localité étaient présents. […] Bernard Deschamps leur déclara sans autre préambule que « quelques-uns d’entre-vous ne reverront pas Aigues-Mortes, ils laisseront leur vie en Algérie. […] On notera que l’action des communistes auprès des conscrits a toujours été importante dans cette localité qui se mit en évidence en 1956, lors des manifestations organisées à l’occasion du départ des rappelés. En 1959, un jeune soldat d’Aigues-Mortes, fils de militant communiste, Marc Sagnier, refusa de partir en Algérie et devint, à la suite de son arrestation « un martyr de la guerre colonialiste. » Je ne me souvenais pas avoir prononcé des paroles aussi brutales. Ce n’est pas impossible. Les temps étaient durs, mais avec le recul je les regrette. Deux jeunes d’Aigues-Mortes ont effectivement perdu la vie dans cette guerre, François Arnau et Raymond Andrieux. Ce dernier était adhérent de la Jeunesse communiste. Ses obsèques ont eu lieu le 26 avril 1961. Dans l’invitation à la population, nous indiquions : « Ces obsèques seront civiles et sans honneur militaire selon les vœux de la famille. […] Par votre présence vous affirmerez votre volonté d’imposer la Paix en Algérie par la négociation pour que des jeunes ne meurent plus à 20 ans. » La presse du lendemain indique que les salariés des Salins du Midi et des chantiers du bâtiment ont arrêté le travail pour assister à la cérémonie funèbre, et que la plupart des petits commerçant ont fermé boutique. Le cercueil transporté à dos d’hommes par des adhérents de la Jeunesse Communiste pour traverser la ville, était recouvert, non pas du drapeau tricolore mais du drapeau rouge, ce qui scandalisa la Gendarmerie. Le maire André Fabre au nom de la Municipalité et moi au nom de l’Union des Jeunesses Communistes de France, dans nos oraisons funèbres appelâmes à « l’action pour imposer l’ouverture de négociations. » Revenons à mai 1958. La situation était d’une extrême gravité. On pouvait en effet craindre l’instauration en France d’une dictature militaire, en raison de la déliquescence de l’Etat français empêtré dans ses promesses non tenues, notamment concernant la paix en Algérie. Dans ces conditions, le Général de Gaulle apparaissait à certains comme le recours et à d’autres, comme un dictateur potentiel. Nous envisagions toutes les éventualités, y compris des tentatives de commandos d’extrême-droite pour s’emparer des édifices publics, des sièges des syndicats, des partis
de gauche et des organisations démocratiques. Jusqu’au référendum de septembre 1958 qui approuvera la Constitution gaulliste, nous organiserons la garde de la Mairie d’Aigues-Mortes et du siège du PCF. Il en fut ainsi dans de nombreuses villes et en particulier dans les villes à direction communiste. Je nous revois, le soir du 14 ou du 15 mai 1958, de nombreux camarades et amis ayant répondu à l’appel que nous avions lancé de bouche à oreille, se pressaient à la porte de la Mairie, armés de fusils de chasse et… d’armes de guerre du temps de la Résistance, cachées sans que nous le sachions, depuis la Libération, en dépit des directives de la direction du PCF de rendre les armes. La mort dans l’âme, nous les avons renvoyés chez eux, ne gardant que ceux qui avaient un fusil de chasse ou pas d’arme. Je n’ai jamais été chasseur, aussi un camarade me fabriqua une matraque avec une chaîne de vélo, que j’ai conservée en souvenir. Annie étant de service parfois la nuit au Centre héliomarin du Grau du Roi où elle était infirmière, je prenais Frédéric, alors âgé de trois ans, avec moi et souvent il passa la nuit couché sur l’immense table de la salle des mariages, enveloppé dans la nappe verte bordée d’une frange dorée qui, plus d’une fois, en subit les outrages. J’étais membre de la direction départementale de la Jeunesse Communiste et nous avions reçu comme consigne de nous trouver un lieu où nous cacher en cas d’interdiction du PCF et de la JC. On m’avait désigné une famille amie d’Alès, non repérée semble-t-il par la police et qui était d’accord pour m’accueillir. Leur villa était située au début du quartier de Clavières. C’était un peu parano ! Nous étions encore à cette époque très marqués par le souvenir de la Résistance, au détriment du travail politique auprès de nos concitoyens, ce que nous paierons cash, lors du Référendum remporté par De Gaulle avec 80% des suffrages exprimés. En 1960 et 1961, nous replongerons dans cette semi-clandestinité, à l’occasion des deux putschs militaires qui auront lieu de nouveau en Algérie. Mais au cours de ces années, les esprits avaient mûri et cette guerre était de plus en plus impopulaire. Le 1er novembre 1960, pour la première fois, nous parvenons à organiser une manifestation de jeunes dans les rues d’Aigues-Mortes. Manifestation réussie qui réunit une centaine de jeunes sur leurs mots d’ordre spécifiques : « Pas d’appel à 18 ans », « Négociation », « Paix en Algérie », « A bas la guerre ». Certains peut-être aujourd’hui estimeront que ces mots d’ordre qui ne mentionnaient pas l’indépendance, ne sont pas révolutionnaires. Dans tous nos écrits (y compris la lettre de Marc Sagnier au Président de la République), nous insistions sur la légitimité de la lutte du peuple algérien pour son indépendance et sur la représentativité du FLN – « seul représentant authentique du Peuple algérien ». Dans le même temps, nous avions le souci d’entraîner le plus grand nombre possible de jeunes dans l’action, afin d’isoler les partisans de la guerre et de créer une situation politique qui contraigne l’Etat français à négocier avec le FLN. C’est ainsi que nous pensions être le plus efficace pour faire triompher le FLN dans son juste combat. D’autres feront un autre choix. Ils seront des « porteurs de valises ». Avec le recul, je pense en conscience que les deux formes de lutte ont été utiles, mais que si nous n’avions pas fait ce choix de privilégier le travail d‘explication, le peuple de France n’aurait pas été arraché à la gangue dans laquelle 132 années de conditionnement idéologique l’avaient englué. Notre travail a fini par porter ses fruits. J'ai raconté dans "Les Gardois...", le scepticisme avec lequel j'avais accueilli la déclaration du général de Gaulle sur "l'autodétermination". J'en étais encore à "De Gaulle fasciste". Je me trompais. Le bureau politique du PCF également qui rectifia quelques jours plus tard quand le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) prit en compte ce qui constituait effectivement le tournant de la guerre. Les Accords d’Evian qui reconnaissaient le droit à l’indépendance de l’Algérie ont été approuvés lors du référendum par 90,06% des électeurs. Par 94,11% à Aigues-Mortes.
A l’Assemblée Nationale
J’ai été élu député le 19 mars 1978 (date anniversaire du cessez le feu en Algérie !). Une de mes premières interventions en séance publique, fut pour dénoncer le parachutage le 19 mai sur Kolwezi au Zaïre, des paras français sous les ordres du colonel Erulin, tristement célèbre depuis la guerre d'Algérie. Le 31 mai, j’interpellai de nouveau le gouvernement sur la nécessité de rapatrier d’urgence ce corps expéditionnaire. Au cours de mes deux mandats, j’ai souvent été chargé par mes camarades du groupe des députés communistes, de dénoncer les aventures militaires de la France et, chaque année, le budget appelé à tort de la « coopération » qui n’avait d’autre objectif que de favoriser l’implantation des banques et des groupes industriels français dans nos anciennes colonies. Le 9 novembre 1978, je déclarai, dans le débat sur le budget pour 1979 : « Un mouvement irréversible, une aspiration profonde à la liberté se manifestent avec une force croissante dans ces pays qui veulent leur indépendance économique. Cette aspiration est légitime. Ces peuples veulent disposer librement de leurs richesses naturelles, se donner les moyens d’édifier de véritables économies nationales, ne pas être victimes de l’inégalité des échanges, de l’inflation et d’un endettement croissant. C’est également ce que nous voulons pour la France. » Le 12 novembre 1979 : « …vous n’hésitez pas à intervenir militairement comme au Zaïre en 1978, pour soutenir le régime corrompu de Mobutu. Au Tchad, au Sahara occidental, où des techniciens français opèrent auprès des forces armées marocaines, en République Centrafricaine où, après avoir soutenu jusqu’à l’extrême limite l’assassin d’enfants, les troupes françaises sont intervenues directement à l’occasion de son remplacement.[…] L’installation et l’entretien de bases militaires françaises dans l’Océan indien, à Djibouti, à Dakar, à Nouadhibou, au Tchad, etc.[…] n’ont pas pour but, même lorsque les pays concernés donnent leur accord, de préserver la liberté des peuples… » Le 13 décembre 1979, je déclarai (déjà !) à propos de l’Algérie : « La visite du Président de la République en Algérie, en 1975, puis la vôtre, monsieur le ministre des affaires étrangères, en juin dernier, avaient soulevé un grand espoir parmi les dirigeants algériens, espoir déçu par la poursuite de la détérioration de nos relations avec cet Etat. » et j’ajoutai : « Vous n’admettez pas qu’un peuple puisse décider librement, sans intervention extérieure, de sa destinée. C’est la même attitude qui vous guide à l’égard de la juste lutte du peuple sahraoui. Vous aidez politiquement et militairement le Maroc, dans son entreprise de dépeçage du Sahara occidental, espérant en outre déstabiliser l’Algérie elle-même. » 1979-2013, trente-quatre années se sont écoulées depuis et l’Algérie a été fortement secouée, mais elle n’est pas déstabilisée. Qui peut cependant affirmer que ce danger n’existe plus ? Le 17 mars 1980, je demandai le retrait des troupes françaises du Tchad. En avril 1980 : « Vous faites et défaites les gouvernements. Ainsi, après avoir soutenu des années durant, financièrement, militairement, politiquement, le sinistre Bokassa, voilà que vous l’avez remplacé par Dacko, son conseiller personnel. » Le 7 novembre 1980 : « L’immense continent africain possède des richesses considérables, mais sa population connaît une effroyable misère. En effet, dix-huit des vingt-cinq pays les plus pauvres du monde sont africains [… ] De 1960 à 1975, les terres mises en valeur pour les cultures d’exportation avec l’aide du Fonds européen de développement, auquel la France participe pour une part croissante, au détriment de l’aide bilatérale, ont été deux fois et demie plus étendues que les terres mises en valeur pour des cultures vivrières. » Dans chacune de nos interventions nous formulions des propositions concrètes pour une coopération mutuellement bénéfique.
Aujourd’hui
Les guerres de reconquête entreprises en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Mali … montrent que l’impérialisme occidental, bien qu’affaibli, n’a pas renoncé et que le droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes n’est jamais définitivement acquis, alors qu’il est affirmé à l’article 1er de la Charte des Nations Unies. L'interdépendance croissante des Nations accroît l’obligation de solidarité internationale, mais ne doit en aucun cas conduire à nier les cultures, les spécificités nationales. Celles-ci sont un enrichissement pour toute l’humanité et les métissages si souhaitables ne peuvent se tisser sur leur disparition. Le combat continue.
Bernard DESCHAMPS, 17 février 1932-2013
Photos de haut en bas:
- Photo de l'auteur par W. TRUFFY, Midi Libre, Nîmes.
- La Porte Saint Jacques à Parthenay (Deux-Sèvres)
- Messali Hadj.
- La caserne Denfert-Rochereau à Saint Maixent l'Ecole (Deux-Sèvres).
- Une casemate de la Ligne Maginot à Bitche (Moselle).
- Le camp de La Courtine (Creuse).
- Le Leconte de Lisle.
- Une fantasia.
- Les remparts d'Aigues-Mortes (Gard).
- Les six "historiques" de l'appel à l'insurrection du 1er novembre 1954.
- Marc Sagnier.
- L'Hôtel de Ville d'Aigues-Mortes (Gard).
- Le Palais Bourbon (Assemblée Nationale), Paris.
- Le timbre postal algérien commémoratif du 19 mars 1962.