L'Académie Française vient d'attribuer le Grand Prix de Littérature à M. Mohammed Moulessehoul, l'auteur algérien connu sous son nom de plume, Yasmina Khadra. La vénérable assemblée, si souvent brocardée pour son conservatisme, qui en 2005, avait accueilli en son sein l'écrivaine et réalisatrice Assia Djebar témoigne une nouvelle fois d'un sens aigu de l'ouverture au monde et singulièrement à l'Algérie, pays largement francophone.
Comme tous les amis de l'Algérie, je me réjouis de cette distinction qui récompense un auteur qui fait preuve d'une rare maîtrise de la langue française et l'enrichit des couleurs et de la musique du parler arabe dialectal. Je suis un lecteur assidu de Yasmina Khadra que j'ai découvert avec la trilogie L'attentat, Les hirondelles de Kaboul et Les sirènes de Bagdad . Au delà de l'écriture toujours travaillée et source d'infini plaisir, j'avais été frappé et séduit par la démarche de cet ancien officier de l'ANP, qui, après avoir durement combattu les terroristes fondamentalistes, dans son pays, pendant la décennie de sang et vu tomber à ses côtés de nombreux camarades, s'interroge sur ce qui peut conduire un être normal à devenir un kamikaze et sacrifier délibérément sa vie et celles des autres. En Israël d'abord, à Tel Aviv, Amine, chirurgien israélien d'origine palestinienne découvre avec effarement que son épouse Sihem, pourtant si douce, s'est explosée dans un bar bondé d'enfants. A Kaboul, Mohsen, un commerçant et son épouse Zuneira, enseignante, souffrent de la terreur imposée par les talibans tandis que Atiq embrasse leur cause. A Bagdad, c'est un jeune étudiant en lettres qui, fuyant la guerre se réfugie dans son village au fond du désert. Mais la guerre le rattrapera, et il basculera à son tour dans le terrorisme après qu'un un missile américain ait décimé les participants à une noce et que son père ait été humilié sous ses yeux par des soudards. L'auteur ne cautionne pas le terrorisme. Il essaye de comprendre. Yasmina Khadra n'est pas un donneur de leçons. Il ne se fixe pas pour but de délivrer des messages. Il écrit des romans. Il raconte des histoires qui naturellement sont imprégnées de son vécu, de ce qu'il a ressenti, de ses joies et de ses colères. A cet égard, les quatre romans du Quatuor algérien, qui sont des thrillers d'un rare bonheur d'écriture, constituent une charge rarement égalée contre les défauts de la société algérienne d'aujourd'hui. Dans ces romans, le commissaire Llob, fonctionnaire intègre fait la guerre au terrorisme et dans sa chasse aux assassins il se heurte aux compromissions d'une partie de l'administration et de hauts responsables. Tout juste mis à la retraite, il est abattu "L'homme gisant par terre est le commissaire Llob. Il a les yeux révulsés, la bouche figée dans un baillement et la poitrine horriblement déchiquetée.[...] Ils ne lui ont laissé aucune chance." Le dernier roman du Quatuor , édité en 1998, se termine sur cette phrase pessimiste qui témoigne de la profondeur du traumatisme vécu par le peuple algérien.
Tourmenté par les drames dont son pays a souffert, mais profondément humain, Yasmina Khadra a confiance en l'homme. Les êtres qu'il met en scène ne sont pas tous foncièrement mauvais, la plupart sont des êtres avec leurs défauts mais aussi leurs qualités, confrontés à des situations qui parfois les dépassent. C'est particulièrement évident dans deux romans très différents, Ce que le jour doit à la nuit et L'Olympe des Infortunes (mais il faudrait aussi évoquer ses autres ouvrages).
Dans le premier,Younès, le jeune fils d'un paysan pauvre dépossédé de ses terres dans les années 30, sous la colonisation, et élevé par un oncle pharmacien, fréquente des jeunes pieds noirs de son âge. Mais la guerre va irrémédiablement séparer les deux communautés. Le second met en scène , avec une singulière virtuosité, une série de personnages absolument déjantés aux patronymes picaresques, Ach le Borgne, Junior le Simplet, le Pacha... qui vivent sur une décharge (cela ne vous rappelle rien ?) avec leurs rites, leurs amitiés et leurs haines. "Puis, il y,a les Autres, les clodos de passage - une grappe de fantômes cendreux dont on ne retient ni les noms ni le nombre. Intrus itinérants, trimballant leur déchéance de terrains vagues en sentiers battus, ils ont appris à débarquer et à s'évanouir dans la nature sans susciter d'interrogation. Ils sont juste là pour se sentir moins seuls et espérer qu'un regard leur rende un soupçon de visibilité." Des paumés mais des êtres humains.
L'Algérie que Yasmina Khadra nous dépeint, au fur et à mesure du déroulement de son oeuvre, vivante, contrastée, généreuse, flamboyante, douloureuse aussi, nous rend ce pays encore plus proche. Depuis 2007, il dirige le Centre Culturel Algérien de Paris, poste où il a été nommé par le Président Bouteflika. Sous son impulsion, le Centre connait une activité intense et présente des programmes éclectiques d'une grande richesse et de haut niveau qui témoignent du foisonnement de la création artistique en Algérie. C'est l'Algérie que nous aimons.