Alain Badiou, dans Le Monde du 18 février dernier, nous invite à abandonner toute prétention à faire la leçon aux Peuples qui ont engagé le combat contre les dictatures qui les oppriment.: "La "communauté internationale" de ceux qui se croient encore les maîtres du monde, continueront-ils à donner des leçons de bonne gestion et de bonne conduite à la terre entière ? " Ô combien je partage cette opinion ! La démocratie ne s'exporte pas ! Et puis, comme chacun l'a remarqué, nous sommes particulièrement bien placés, en France, par exemple, mais aussi dans les autres anciennes puissances coloniales, pour nous ériger en modèle de démocratie: un Président de la République qui tranche de tout; une Assemblée Nationale et un Sénat sans pouvoirs réels; un arsenal législatif et financier qui constituent autant de camisoles de force pour les collectivités locales. A la limite, le conseil que nous pourrions donner serait de ne pas nous imiter, mais les Peuples de Tunisie et d'Egypte, car c'est d'eux dont il s'agit, n'ont pas besoin de conseils, ils ne manquent pas de militants politiques instruits et d'intellectuels de haut niveau formés grâce aux Indépendances.
Parmi les donneurs de conseils, il y a les gogos qui croient ceux qui leur affirment que nous sommes les meilleurs. Et il y a les gouvernements qui tentent "d'offrir" des kit de démocratie, clés en main, pour préserver leurs intérêts dans ces pays et priver leurs Peuples de leur victoire.
Par contre, nous dit Alain Badiou :" nous devons être les écoliers de ces mouvements et non leurs stupides professeurs. Car ils rendent vie dans le génie propre de leurs invention..." à ce qu'il appelle "le communisme de mouvement" en opposition à l'idée: "Sans mouvement communiste, pas de communisme". Il note en effet que "le soulèvement populaire [de Tunisie et d'Egypte] est manifestement sans parti, sans organisation hégémonique, sans dirigeant reconnu."
Cette réflexion nous est bien utile, après l'échec des pays du "socialisme réel" qui avaient été inspirés par la conception léniniste "Pas de révolution sans parti révolutionnaire", conception qui se traduira en dictature du parti. Cette réflexion n'est, certes, pas nouvelle. Les débats ont toujours été vifs entre ceux qui croient à la spontanéité "des masses" et ceux qui pensent qu'il ne peut y avoir de mouvement sans une avanr-garde. Elle prend une importance nouvelle, à la lumière de l'expérience de l'URSS et des autres pays du "camp socialiste" et à la lumière des soulèvements contemporains.
Quelques brèves remarques donc à ce sujet (remarques que ne partagera peut-être pas Alain Badiou). Les soulèvements en Tunisie et en Egypte, n'auraient, à l'évidence pu voir le jour, sans l'action et les sacrifices de partis, de syndicats et d'organisations diverses qui depuis des décennies dénoncent, expliquent, proposent. Ces semences ont germé sur le terreau de l'expérience concrète de ces Peuples. Mais il est vrai que nul ne peut prévoir la date du déclenchement d'une révolte, ni les formes qu'elle prendra et le mouvement populaire est capable d'une extraordinaire créativité. On m'objectera sans doute que la date de l'insurrection algérienne, le 1er novembre 1954, fut programmée. En effet. Mais elle fut déclenchée par les "neufs historiques" en dehors des partis et notamment de celui auquel ils appartenaient, le PPA-MTLD qui, avec d'autres, en avait préparé le terrain mais ne sut pas sentir que le moment décisif était arrivé.
Ces deux conceptions, "mouvement spontané" ou "mouvement organisé" ont toujours été vécues comme antagoniques. Une conception moderne ne devrait-elle pas considérer que si les partis et organisations sont indispensables pour tirer les leçons des expériences passées, éviter les pièges du présent, proposer des solutions, cela ne leur confère pas le droit de confisquer les révolutions, d'en ignorer les spécificités, de bafouer la démocratie. Autant de dévoiements qui, dans l'histoire de l'humanité, ont conduit à l'échec. Il s'agit en quelque sorte de réconcilier la Révolution et "L'homme révolté" de Camus. Car, à mon sens, l'une ne peut aller sans l'autre. Je crois les partis capables de cet effort, à condition de considérer que "l'intellectuel collectif" est le Peuple entier et non le parti seul. En tout état de cause, cela mérite d'essayer... Chez-nous. Car les autres Peuples inventeront eux-même leur propre chemin.
Bernard DESCHAMPS