C’était un homme du Nord, socialiste. Un socialiste du Nord. Contrairement à ce que certains affirment, il n’était pas guesdiste, mais il était marqué par la culture de la classe ouvrière du Nord, combative et chaleureuse. Il venait de la SFIO et son rôle avait été décisif dans la conquête du Parti socialiste par François Mitterrand. Des divergences aigües existaient entre la SFIO et le PCF, qui prirent une tournure tragique au temps de la guerre d’Algérie. Les affrontements furent vifs entre Pierre Mauroy et les Communistes, mais il fut un artisan de l’union de la gauche et, en 1977, pour la première fois une liste d’union de la gauche fut élue à la Mairie de Lille. Mon ami, Alain Bocquet, le leader du groupe communiste au Conseil municipal, devint son adjoint. Alain conserve de cette époque un souvenir fort. Certes les différences d’approches n’en furent pas pour autant, aplanies, mais une estime réciproque se forgea qui résista au temps et, peu avant sa disparition, Alain Bocquet rendait encore régulièrement visite à Pierre Mauroy. Ils continuaient d’échanger sur la voie « réformiste » et la voie « révolutionnaire ».
J’ai relu, hier, les débats de l’Assemblée Nationale qui adopta en 1981 la loi sur les nationalisations et notamment, le discours que Pierre Mauroy, nouveau Premier Ministre, prononça à cette occasion. J’ai en effet, vécu cette longue et dure bataille – car ce fut une véritable « guerre » que la droite engagea alors. Un épisode assez comparable, par sa dureté et ses outrances, à la récente bataille des opposants au mariage pour tous. J’ai assisté en direct à la totalité des débats parlementaires, car, bien que n’ayant pas été réélu député (devancé au premier par le candidat socialiste, je m’étais désisté en sa faveur), j’étais, en tant que collaborateur du groupe communiste, chargé du suivi de ce dossier en liaison avec la section économique du Comité Central du PCF à laquelle je participais. L’engagement de François Mitterrand de nationaliser les grands groupes bancaires et industriels était, comme le souligna André Lajoinie au nom des députés communistes : « …une étape primordiale dans un processus. Elle peut contribuer à limiter les effets négatifs du système capitaliste et à créer un nouveau rapport des forces économiques et sociales. Par sa portée elle justifie pleinement l’engagement des députés communistes dans la majorité. ». La droite ne s’y était pas trompée. Son opposition fut totale, usant de tous les artifices de procédure pour ralentir, voire mettre en échec l’adoption du projet de loi. Elle n’y parvint pas car le Premier ministre, le Gouvernement et la nouvelle majorité parlementaire étaient déterminés. Voici quelques extraits du discours de Pierre Mauroy:
- « …forger un outil nouveau au service d’un grand projet de redressement économique telle est l’ambition du projet de loi de nationalisation […] Par tous ces actes, la France manifeste sa volonté de ne plus subir passivement la crise économique actuelle.[…] « La position du capitalisme « rigide » qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production comme un dogme intangible de la vie économique demeure inacceptable. » Ce n’est pas le Gouvernement qui avance ce jugement. C’est le Pape Jean-Paul II dans l’encyclique sur le travail humain […] La politique de nationalisation répond à un principe : restituer à la nation des biens qui, par leur rôle et leur importance doivent servir l’intérêt général […] La recherche systématique et naturelle du profit maximum les ont souvent conduites [il s’agit des banques d’affaires, ndlr] à préférer tel placement à l’étranger ou l’immobilier de haut de gamme à l’industrie. Nous ne leur en ferons pas grief : c’était peut-être leur nature […] Aujourd’hui à coup sûr, demain encore, la puissance économique d’un pays se mesurera à la force de son industrie. C’est pourquoi nous voulons une industrie puissante et équilibrée, où grandes entreprises et petites se renforcent les unes les autres. » (Les passages en gras sont de la rédaction.)
Les députés communistes votèrent ce projet de loi. Or chacun sait que le PCF avait souhaité aller plus loin, notamment en nationalisant les filiales. En l’état, cette loi ainsi que celle qui sera votée par la suite sur la démocratisation de la gestion, constituait cependant une avancée historique : 15 % du secteur privé, 30% du chiffre d’affaire de l’industrie et 95% du crédit passaient sous le contrôle de l’Etat.
La droite avait déposé 1400 amendements. Les débats, à raison de deux ou trois séances par 24 heures, de jour et de nuit, ont duré du 13 au 26 octobre 1981. Le matin du 26 octobre - il était environ 5 heures - m’est resté en mémoire. Nous étions épuisés et heureux et je suis sorti du Palais Bourbon respirer l’air frais, il faisait beau, et voir le jour se lever sur la Place de la Concorde (de la Concorde !...) Le combat n’était pourtant pas terminé : le Sénat à majorité de droite refusa de voter le texte et le Conseil Constitutionnel en retoqua quelques formules. La loi finira par être adoptée et elle sera promulguée par François Mitterrand le 13 février 1982. Le bilan en fut positif. Voici ce qu’écrivirent à ce sujet des auteurs pourtant peu suspects de sympathie pour la Gauche :
- « L'inflation, principal fléau des années 70 (10% en moyenne sous Giscard) est totalement soignée (alors même que la droite prédisait une catastrophe) en descendant à 4% en 1986. Désormais, ce ne sera plus vraiment un problème.
- Alors même que la France a depuis un siècle des archaïsmes qui freinent sa croissance (in férieure à la moyenne européenne sur le siècle), celle de la France sous Mitterrand est à égalité avec celle de l'Allemagne, dans la moyenne de la CEE. L'endettement extérieur est limité à 10% du PNB, soit bien moins qu'en Allemagne et au Japon.
- Le franc, très mal en point au début du quinquennat, reprend de la vigueur et les réserves de change se reconstituent. Le déficit du commerce extérieur est divisé par trois, passant de 61% sous Barre à 24% en 1986.
- Le pouvoir d'achat augmente de 1% annuellement, alors qu'il stagne en Allemagne et baisse carrément en GB, sous le poids des mesures ultralibérales de Thatcher. Le chômage augmente certes, et c'est la principale défaite de Mitterrand, mais moins que sous Giscard. La France se débrouille mieux que ses voisins européens, et, alors qu'elle était à la traîne, se retrouve dans la moyenne de la CEE. Le chô mage a ainsi augmenté de 38% en France, mais de 88% en Allemagne.
- Les charges sur les entreprises sont diminuées à partir de 1984, le taux d'imposition baisse, les marges des entreprises privées augmentent.
- Les nationalisations se révèlent pour certaines des opérations très bonnes (très bons bénéfices, ainsi St Gobain a un bénéfice record de 1,3 milliard)
- La dette augmente, il faut bien le reconnaître. Cependant, elle reste à un niveau bas pour l'époque et ne préoccupe personne. La "rigueur" ne concerne pas, je vous le rappelle la baisse du déficit, mais la lutte contre l'inflation. »’
- Toute la presse étrangère, même le libéral "New York Times" décerne son satisfecit à la France...
- Sources:`Franz-Olivier Giesbert Mitterrand, une vie ; Jacques Chirac : Mémoires
La victoire de la droite aux élections législatives de 1986 et la nomination de Jacques Chirac comme Premier Ministre, permettront de détricoter ces avancées et de privatiser massivement. Malheureusement le Parti Socialiste ne rétablira pas les nationalisations. Réélu en 1988, François Mitterrand inventera la politique du « ni, ni », ni nationalisations, ni privatisations. En 1997, la victoire de gauche à l’élection législative et la nomination de Lionel Jospin à Matignon seront suivies d’une nouvelle vague de privatisations.
Aujourd’hui, pour justifier ses abandons le PS présente Pierre Mauroy comme « l’homme de la rigueur ». Le bref rappel ci-dessus montre que cela est faux. Certes, en mars 1983, Pierre Mauroy se plia au « tournant de la rigueur » décidé par François Mitterrand, mais c’est Fabius devenu Premier ministre en 1984, sans la participation des Communistes au Gouvernement, qui mettra pleinement en œuvre la nouvelle politique.
Pierre Mauroy reste dans l’esprit du « peuple de gauche », l’homme des lois sociales de 1981 : augmentation de 15% du SMIC; 39 heures ; 5e semaine de congés payés ; retraite à 60 ans à taux plein ; nationalisations, etc.
Bernard DESCHAMPS, 09 juin 2013.