J’ai lu « AU NOM DE LA FRANCE, guerres secrètes au Rwanda», éditions La Découverte (mars 2014). Les auteurs : Benoît Collombat est grand reporter à France Inter, David Servenay est journaliste indépendant passé par RFI, Rue89 et OWNI. Vingt ans après le génocide rwandais, ils ont repris l’enquête, dépouillé un nombre considérable de documents, interrogé des témoins. Leur ouvrage (308 pages), très dense, détaillé, précis, fait le point des connaissances actuelles sur ce dossier à la fois terrible et complexe. Sa lecture, pour ces raisons, exige un effort, mais l’intérêt est soutenu jusqu’à la dernière page.
Les faits : Du 7 avril à juillet 1994, 800 000 rwandais (chiffre de l’ONU), hommes, femmes et enfants, la plupart de l’ethnie Tutsi, mais également des Hutus modérés, sont sauvagement assassinés après avoir été souvent horriblement mutilés. Ce crime contre l’humanité a longtemps été présenté comme une réaction populaire à la mort du président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, dont l’avion est abattu le 6 avril 1994 au-dessus de la capitale Kigali par un missile qui aurait été lancé par les insurgés du FPR (Front Patriotique Rwandais) commandés par le général Paul Kagame, l’actuel chef de l’Etat.
Le Rwanda, ancienne colonie belge indépendante depuis 1962, limitrophe de la République Démocratique du Congo, de l’Ouganda, de la Tanzanie et du Burundi, est lié à la France par plusieurs accords de coopération, économique, culturelle, technique et radiophonique depuis 1962 (Le Chef de l’Etat était le général de Gaulle), et militaire depuis 1975 (Le Chef de l’Etat était Valéry Giscard d’Estaing).
En France, en 1994, nous sommes dans la période de cohabitation à la tête de l’Etat: François Mitterrand est Président de la République. Edouard Balladur est Premier Ministre depuis le 29 mars 1993 et Alain Juppé est Ministre des Affaires Etrangères.
La preuve est faite que le missile qui a abattu l’avion présidentiel a été tiré depuis la base de la Garde présidentielle, ce qui exclut la responsabilité du FPR et de son chef Paul Kagame. Quels furent les tireurs ? Des extrémistes du régime ? Des instructeurs ou mercenaires français ? Les uns et les autres ? Pour l’instant aucune réponse n’est apportée à cette interrogation. Bien évidemment les autorités françaises – et Juppé encore récemment - s’insurgent contre les accusations qui les visent. Les auteurs penchent pour une responsabilité française. En effet, l’accord initial de coopération militaire, qui a été par la suite étendu à la participation aux combats contre le FPR, permettait l’instruction des forces armées rwandaises, dont l’instruction à l’utilisation des armes. Par ailleurs, les auteurs détaillent longuement le rôle de l’ancien gendarme de l’Elysée, le sulfureux Paul Barril, mercenaire au service du régime de Habyarimana. Enfin des témoins dignes de foi se souviennent de la présence de militaires français au moment et sur les lieux de l’attentat contre l’avion présidentiel, le 6 avril 1994. Mais le doute subsiste. Par contre, l’armée française a participé directement depuis 1990, contre l’avis de Pierre Joxe, Ministre de la Défense du 29 janvier 1991 au 9 mars 1993, aux combats contre les insurgés du FPR, en appui à la dictature de Habyarimana et que des armes et des munitions lui ont été fournies par la France.
Il ressort de cette minutieuse enquête et de l’étude des archives disponibles que l’ensemble du haut commandement militaire français ainsi que Pierre Joxe, n’étaient pas d’accord avec cet engagement auprès du pouvoir dictatorial de Kigali. Par contre l’entourage militaire immédiat de François Mitterrand le poussait dans cette direction.
Et le Président François Mitterrand, chef des Armées ? Sa grille de lecture était la suivante : 1/ Bien que Habayarimana soit un dictateur, il représente l’ethnie Hutu majoritaire, donc on le soutient. 2/ On essaye d’obtenir qu’il élargisse son pouvoir à l’ethnie Tutsi. Ce seront les accords d’Arusha en Tanzanie d’où revenait le Président du Rwanda quand son avion a été abattu. 3/ L’attentat contre l’avion présidentiel a déclenché la colère populaire des Hutus contre les Tutsis. 4/ Des atrocités étaient selon lui commises des deux côtés.
Cette lecture de la situation rwandaise l’a conduit à sous-estimer le génocide en cours contre les Tutsis, qui était programmé, démontrent les auteurs, bien avant l’attentat du 6 avril et organisé à partir du palais présidentiel par les extrémistes du Hutu-Power. Lorsque l’Opération française Turquoise fut déclenchée le 22 juin 1994 il était déjà trop tard et elle eut surtout pour objectif d’évacuer les « étrangers sur le territoire du Rwanda », à l’exclusion des Tutsis et des Hutus modérés qui étaient menacés, à l’exception de 394 ressortissants rwandais choisis parmi les proches du pouvoir, ce que l’universitaire André Guichaoua nomme une « évacuation sélective, politique et ethnique »
Les auteurs font leur cette appréciation de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau : « on ne peut pas dire que les hommes de l’Elysée aient eu l’intention du génocide. En revanche un petit groupe de personnes n’a pas voulu voir qu’un génocide était en préparation au Rwanda. Et s’il l’a vu, à un moment, il n’a pas cru cela possible, en tout cas pas avec cette ampleur : il a cru inévitables un certain nombre de massacres, sur le mode ancien. Ce petit groupe n’a pas voulu prendre les moyens pour empêcher que ces massacres ne se produisent. J’emploierais plutôt le terme de « consentement préalable » au massacre… »
Les auteurs ne sont pas tendres avec le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière qui a, selon eux, délibérément négligé certaines pistes et privilégier à priori la responsabilité du FPR. Depuis lors l’enquête a été confiée au juge Marc Trévidic.
Un ouvrage passionnant et terrible à la fois que j’ai lu comme un roman policier. Une page de l’histoire de France qui fait froid dans le dos et nous fait mesurer la gravité des crimes qui sont commis en notre nom.
Bernard DESCHAMPS
3 juin 2014