Le village de Monoblet niché au coeur des Cévennes. Ses maisons en pierres dans un écrin de verdure où domine le vert tendre des jeunes pousses de châtaigniers; parsemé de buissons d'églantines et de massifs d'iris oranges, bordeaux ou mauves. Alors que tant de grandes villes n'ont programmé aucune manifestation pour le 50e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, les associations de ce village de 670 habitants reçoivent Henri Pouillot afin de témoigner de la torture pratiquée par l'armée française. Mais voilà, nous sommes en Cévennes, terre de résistance qui donna naissance à Roux le bandit; à Monoblet la patrie d'adoption de Fernand Delighy que j'avais eu la joie de rencontrer; Monoblet qui a placé François Hollande en tête du premier tour de l'élection présidentielle et en seconde position Jean Luc Mélenchon dont le premier voyage officiel eut été en Algérie s'il avait été élu.
Pour reprendre une expression à la mode ces temps-ci, Henri Pouillot est "un homme normal", plutôt effacé tant sa modestie est grande. Sa voix est douce. Le débit parfois un peu hésitant, car l'ancien ingénieur tient à être précis et ce qu'il a à dire est si grave. J'imagine le courage qu'il lui fallut, pour se décider à témoigner des scènes atroces auxquelles il a assisté. Les victimes de la torture pendant la guerre d'Algérie ne furent pas si nombreuses, lorsqu'elles en réchappèrent, à dire leurs souffrances. Les témoins sont encore moins nombreux. Henri, pourtant, est de ceux là.
Henri Pouillot est incorporé en mai 1960 pour effectuer son service militaire. Il a vingt-deux ans. En juin 1961, il est envoyé à Alger et affecté à la Villa Sesini, pour des tâches de secrétariat.
Cette belle villa, ce palais oriental, construit par un riche marchand au 19e siècle et occupé par la gestapo au début de la 2e guerre mondiale, est devenu un centre d'interrogatoire pendant la guerre d'Algérie. Henri va y séjourner 10 mois, jusqu'au cessez le feu en 1962. Quinze à vingt militaires y vivent jour et nuit, parmi eux des jeunes appelés. Les suspects algériens y sont amenés par vagues après leur arrestation. Ils sont triés, interrogés, fichés. Tous vont subir des coups. Les plus suspects vont être soumis aux supplices de l'électricité et/ou de l'eau. Les hurlements sont affreux. Les viols systématiques. Certains prennent plaisir à humilier et à faire souffrir. La recherche du renseignement est l'objectif, mais la torture est aussi parfois "un jeu". Atroce. Les pratiquants ne sont pas tous des pervers. Bons camarades dans la vie courante; une fiancée ou une épouse en France.
Henri Pouillot sera longuement interrogé par la quarantaine de personnes présentes, sur les raisons ou les engrenages qui font d'un être ordinaire un tortionnaire. Le conditionnement, "l'action psychologique" par l'encadrement; l'ambiance du groupe et sa capacité d'entrainement; la mort aussi parfois d'un copain tué en opération ou victime d'un attentat; l'absence absolue, à cette époque, de moyens d'information de l'extérieur (la télé n'existait pratiquement pas; pas d'internet, ni de téléphones portables); les journaux hostiles à la guerre, Le Nouvel Obs, L'humanité, Témoignage Chrétien, etc, étaient interdits dans les cantonnements.
Ce n'est que quarante ans après que Henri témoignera de cette horreur. Revenu à la vie civile, il sera repris par les études, le travail et s'efforcera d'oublier ces mois terribles. Oublier...Surtout oublier, sera le souci principal de pratiquement tous les jeunes soldats à la fin de leurs obligations militaires. Il fallait une grande détermination et un courage à toute épreuve pour oser avouer ces faits. Et il y eut la chape de plomb des pouvoirs publics et des médias qui pesa si longtemps et dont nous ne sommes pas encore complètement débarrassés, comme le prouvent les "conseils de modération" formulés par Juppé à l'intention des autorités algériennes, en cette année 2012 de commémorations du 50e anniversaire de son Indépendance. Heureusement, Sarkozy et Juppé ont "dégagé" et il existe des initiatives comme celle de Monoblet dont il faut féliciter les organisateurs bénévoles.