Nous y avions tellement travaillé. Nous avions tellement rêvé d'un vrai changement. C'est dans les années 60 que le PCF avait lancé l'idée d'un Programme commun de la Gauche. L'idée n'en avait pas été acceptée d'emblée. Le parti socialiste SFIO ayant fait le choix d'alliances avec une partie de la droite (il avait participé au gouvernement De Gaulle en 1958-59), plutôt qu'avec les communistes. Mais peu à peu nos compatriotes s'emparèrent de cette proposition en laquelle ils voyaient le moyen de parvenir à changer de politique. Une politique de plus en plus dure pour les travailleurs, pour les paysans, pour la majorité de la population française. La révolte ouvrière et étudiante de 1968 fut à cet égard un puissant accélérateur de cette prise de conscience de la nécessité d'une perspective de changement politique avec la gauche. En 1971, nous avions publié notre Programme pour un Gouvernement d'Union démocratique, "Changer de cap", "le petit 'livre orange" qui fut diffusé à plusieurs millions d'exemplaires. En 1972, le PCF et le PS adoptaient enfin le Programme commun de gouvernement . Nous l'avons lui aussi édité avec une préface de Georges Marchais et il fut également vendu à des millions d'exemplaires. Dans notre région du Languedoc-Roussillon nous avions, avec les autres fédérations, élaboré un programme régional dans l'esprit du programme commun de la gauche (Economie et Politique-La nouvelle Critique,février 1977)
La victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981 qui avait bénéficié, au 2e tour, du soutien du PCF et de son candidat Georges Marchais, permettait d'espérer une rupture avec la politique de la droite et six ans de giscardisme au cours desquels 600 000 emplois avaient été supprimés dans l'industrie alors que les prix à la consommation avaient doublé.
J'étais donc plein d'espoir au soir du 10 mai. Un espoir cependant tempéré par une inquiétude. En effet, le PS avait refusé en 1977 d'actualiser le programme commun de 1972 et François Mitterrand avait fait campagne sur ses 110 propositions qui, tout en s'en inspirant, étaient en retrait sur le programme commun de la gauche. Les 15¨% de notre candidat du 1er tour de l'élection présidentielle, témoignaient d' un rapport des forces à gauche qui nous était défavorable et réduisait notre capacité à influer sur le cours des choses. Enfin, très engagé dans le combat anticolonialiste, je ne pouvais oublier que, pendant la guerre d'Algérie, c'est lorsque Mitterrand était Ministre de la Justice, qu'il y eut le plus d'exécutions de patriotes algériens condamnés à mort. Mais les hommes changent et je voulais croire que le Mitterrand de 1981 n'était plus le Mitterrand de 1956-1957...
J'avais été élu député communiste du Gard en 1978, avec l'aide - je tiens à le rappeler - du Dr. Jean Bastide. J'étais membre du bureau de l'Assemblée Nationale. C'est à ce titre que je fus invité à la cérémonie officielle d'investiture du 21 mai 1981 à l'Elysée. La presse locale en a récemment publié une photo. J'étais bien évidemment impressionné, avec le sentiment aigu de vivre un moment historique. Cependant , quand j'examine, trente ans plus tard, avec attention cette photo, je suis frappé combien je parais retenu et dubitatif devant le nouveau Président de la République qui s'apprête à me serrer la main. Alors que mes voisins ont un visage rayonnant. Ce qui me conduit à évoquer un fait dont je parle rarement mais qui est mentionné par les historiens et récemment encore par Anicet Le Pors (Les racines et les rêves, editions Le Télégramme ). Les communistes n'étaient pas dans le premier gouvernement Maurois. Ils y ont été associés après l'élection législative de juin 1981. Je faisais partie, avec Charles Fiterman, Anicet Le Pors, Jacques Ralite, René Le Guen et Marcel Rigout des candidats-ministres proposés par la direction du PCF. René Le Guen fut récusé par Mitterrand car syndicaliste et je fus également récusé. La raison n'en a jamais été donnée. Me tenait-il rigueur de mon combat pour l'Indépendance de l'Algérie ? Ou bien de ce que j'avais la réputation d'un allié loyal mais particulièrement rugueux ? A la faveur de la vague rose qui avait suivi l'élection présidentielle, j'avais été devancé au 1er tour des législatives par le candidat socialiste Georges Benedetti pour qui je m'étais désisté au 2e tour. Mitterrand, parait-il , n'acceptait pas de députés battus. Il avait pourtant fait une exception pour Fiterman. Peut-être craignait-il que ma nomination fasse de l'ombre à ses amis Gardois. Comme je l'ai indiqué j'étais membre du bureau de l'Assemblée Nationale sortante. Mitterrand ayant demandé la dissolution de cette assemblée majoritairement à droite, l'avis du bureau était nécessaire. Je m'étais prononcé pour la dissolution afin de permettre au nouveau Président de la République de disposer d'une majorité parlementaire. J'avais pris cette décision en conscience sachant que cela risquait de me coûter mon siège de député, les électeurs étant enclins à voter socialiste afin de mettre leur vote en conformité avec celui des Présidentielles. Ainsi va la politique...
Quel bilan peut-on faire des deux septennats de François Mitterand ? Des décisions éminemment positives ont été prises au cours des trois premières années (gouvernement Mauroy) : la retraite à 60 ans, la réduction du temps de travail, la 5e semaine de congés payés, l'augmentation du SMIC et des allocations familiales...Pour ne citer que les réalisations sociales les plus emblématiques. L'abolition de la peine de mort, à contre-courant de l'opinion publique française, ce qui était courageux. La nationalisation des banques et de certains grands groupes industriels qui a permis de sauver notre économie et de redonner du souffle à notre industrie. Mais c'était plus une étatisation qu'une nationalisation démocratique. Les salariés de ces secteurs et les usagers n'étant pas parties prenantes de la gestion. Il fallut attendre les lois Auroux pour que les droits des travailleurs soient améliorés sans aller cependant jusqu'à leur donner de vrais pouvoirs de gestion. Je connais bien ce dossier sur lequel j'ai travaillé après 1981 avec la Section économique du Comité Central du PCF et le Groupe communiste à l'Assemblée Nationale.
Puis il y eut le tournant de la rigueur en 1983. L'abandon progressif de la production charbonnière et de la sidérurgie. Les suppressions massives d'emplois dans l'automobile ... La sanction électorale fut immédiate. La gauche perdit un vingtaine de mairies, dont Nîmes et Beaucaire dans le Gard. Pourtant Mitterrand persévère. En 1986, c'est l'Acte Unique qui conduira à Maastricht. François Mitterand met alors sa politique en conformité avec les dogmes de l'économie de marché. La droite gagnera les élections législatives de 1986. Je serai cependant réélu député du Gard et le groupe des députés communistes me désignera pour répondre à Jacques Chirac devenu Premier Ministre, lors du débat de politique générale à l'Assemblée Nationale. Je dénonçai la volonté de revanche de la droite et son intention d'annuler les décisions prises par la gauche. Ce qu'elle entreprit, notamment en reprivatisant les groupes qui avaient été nationalisés. La bourgeoisie française retrouvait ses bijoux de famille...En meilleur état qu'elle ne les avait laissés en 1982.
J'entends dire que François Mitterrand ne pouvait pas faire autrement dans une économie mondialisée et soumise aux appétits des financiers. Je continue de penser, trente ans plus tard, que la France, en raison de son prestige et de son poids politique et économique dans le Monde, avait les moyens de résister et de se frayer une voie progressiste nouvelle, originale. La "rupture" promise à Epinay, que nous espérions, n'a pas eu lieu. Le même homme qui avait affronté l'opinion publique sur la peine de mort, avait cédé devant "les forces de l'argent". Je ne crois pas à un manque de courage. Il en fit souvent preuve au cours de sa longue carrière politique. Sans doute, n'était-il pas convaincu au fond de lui-même du bien fondé et de la possibilité de remettre en cause les règles de l'économie capitaliste. A la différence, par exemple, de Salvador Allende et de Fidel Castro. Quant au mouvement populaire en France, il était - contrairement à 1936 - anesthésié par l'habitude prise d'attendre que le changement vienne d'en haut et le Parti Communiste Français, dont l'influence avait reculé, n'était plus en mesure de freiner et encore moins d'inverser, ce que nous avons appelé "le glissement à droite".