Je viens de terminer "Le temps présidentiel", tome 2 des Mémoires de Jacques Chirac. Rédigés en collaboration avec Jean-Luc Barré, ces Mémoires 1 et 2 sont bien écrits, facilles à lire et agréables. Avec Jacques Chirac, nous avons, à quelques mois près, le même âge. J'ai souvent eu l'occasion de le croiser dans les couloirs de l'Assemblée Nationale. Je l'ai combattu comme militant et en tant que député. J'ai aussi voté une fois pour lui, lors du deuxième tour de l'élection présidentielle de 2002, afin de barrer la route à Le Pen. Je ne le regrette pas. Comme disait mon ami Georges Marchais, "Je me serais allié avec le diable" pour éviter à notre pays la honte et les malheurs qu'aurait entrainé l'élection à la magistrature suprême d'un tortionnaire en Algérie qui nie les chambres à gaz hitlériennes. Et puis il nous a évité la guerre en Irak...C'est donc avec curiosité que j'ai lu ces deux ouvrages qui retracent l'action de l'ancien Président de la République et notamment les principaux faits qui ont marqué ses deux septennats, de Sarajevo à l'Irak; de la dissolution ratée de 1997 au choc du 21 avril 2002; de la reprise des essais nucléaires le 13 juin 1995 à ses initiatives internationales; des "affaires" à ses inimitiés...Bien évidemment c'est un plaidoyer pro domo, nul n'en sera surpris. J'ai pourtant été frappé par le ton très (outrancièrement?) personnel. La politique anti-sociale qu'il s'efforce de justifier, c'est en effet la sienne, bien qu'elle soit en rupture avec sa promesse de réduire la "fracture sociale". L'intervention en ex-Yougoslavie en 1995, c'est lui. Les G7, G8, etc, c'est lui qui leur a donné un nouveau souffle et une nouvelle orientation. L'Irak, c'est lui qui a inspiré le discours très gaullien de Villepin au Conseil de sécurité de l'ONU. Dans ce cas c'est sans doute vrai. Après les attentats du 11 septembre 2001, il est également le premier chef d'Etat étranger à se rendre à New York...A sa décharge, reconnaissons qu'il assume pleinement la responsabilité de la dissolution " ratée" de 1997 et de la victoire de la gauche aux élections législatives.
Ce qu'il dit de l'Algérie, qu'il évoque à plusieurs reprises, m'a particulièrement intéressé. "Salutaire, écrit-il, aura été l'oeuvre de concorde civile accomplie [dans le même temps] par le chef de l'Etat algérien, Abdelaziz Bouteflika, au lendemain de la longue guerre civile qui a ensanglanté son propre pays." Mais comme pour tempérer aussitôt cet éloge, il laisse entendre que la Sécurité militaire algérienne pourrait avoir une responsabilité dans les attentats commis en France en 1995 et pourtant revendiqués par le GIA, ainsi que dans l'enlèvement et l'assassinat des moines Tibhirine et de l'Evêque d'Oran. Ce que les enquêtes sérieuses les plus récentes contestent ( René Guitton, En quête de vérité, calmann-lévy, mars 2011). Tout auréolé de son éclat contre les services de sécurité d'Israël, à Jérusalem le 22 octobre 1996, il est recu de façon triomphale à Alger le 2 mars 2003. "Près d'un million de personnes, accourues de toute l'Algérie, se pressent sur le front de mer et le long des avenues de la ville blanche..." Il en sera de même à Oran. Est-ce une concession à l'air du temps, Jacques Chirac, dont l'ambassadeur condamna le 27 février 2005, à Sétif, la répression du 8 mai 1945, refuse aujourd'hui de reconnaître " les torts portés à l'Algérie durant la période coloniale." et, alors que Sarkozy s'oppose ouvertement au droit à l'autodétermination du Peuple sahraoui soutenu par l'ONU et l'Algérie, combattu par le Maroc, Jacques Chirac qui était crédité d'une attitude plus positive, semble reculer.
Le deuxième tome des Mémoires s'oppose à l'idée d'un soi-diant "choc des civilisations" et consacre de très belles pages, d'une haute tenue, à la richesse et à la complémentarités des cultures à travers le Monde. C'est ainsi qu'il déclare, à l'occasion de l'inauguration du musée du quai Branly: "Au coeur de notre démarche, il y a le refus de l'ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable et inacceptable de l'Occident à porter, en lui seul, le destin de l'humanité. Il y a le rejet de ce faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient figés à un stade antérieur de l'évolution humaine, que leurs cultures dites "primitives" ne vaudraient que comme objet d'étude pour l'ethnologue ou, au mieux, comme source d'inspiration pour l'artiste occidental. Ce sont des préjugés absurdes et choquants. Ils doivent être combattus." On est là, à des années lumière des paroles méprisantes prononcées par Sarkozy à Dakar. L'ancien Président de la République rappelle également les termes de son discours, du 16 juillet 1995, qui pour la première fois, dénonçait la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des Juifs: "Un peuple a besoin, pour forger son unité, de se réconcilier avec son histoire . Sa cohésion, comme celle d'une famille, s'accommode mal des tabous, mensonges et des malentendus. C'est en assumant son passé tel qu'il a été, dans son intégralité, en s'imposant un devoir de lucidité vis-à-vis d'elle-même qu'une nation peut non seulement éviter de retomber dans les mêmes erreurs, mais surtout se rassembler autour des véritables valeurs qui fondent son identité." Quel dommage que ces justes paroles ne soient pas appliquées à l'égard du peuple algérien et des autres peuples qui ont eu à souffrir du colonialisme français.
Les commentateurs ont généralement retenu de ce deuxième ouvrage, les phrases qui prennent leur distance avec la politique de Sarkozy, en qui, il le dit, il n'a pas confiance. Il n'est pas tendre, non plus avec François Fillon et il avait du mal à supporter Lionel Jospin. Il témoigne de l'admiration pour François Mitterrand et il a travaillé en parfaite intelligence avec Hubert Védrine. Il s'est bien entendu avec Bill Clinton et Boris Eltsine, mais il a été déçu par Tony Blair. et il critique durement Bachar Al Assad. Enfin, parmi ses proches, Alain Juppé est, on le savait, son préféré suivi de Jean-Louis Debré pour lequel il a une profonde amitié, de Dominique de Villepin, de Maurice Ulrich...Diversité de la droite française, cependant soudée par une solidarité de classe et toujours tentée, selon les circonstances, par la tradition versaillaise et vichyssoise.