ISLAM - Il y a quelques jours, un homme a tué à la machette un autre homme en pleine rue de Londres en criant "Allah Oukbar". Quelques jours plus tard, un délinquant sans domicile fixe a attaqué un autre soldat à la Défense "au nom de l'islam". Le matin du 24 mai, à 8h30, Michel Onfray déclare tout naturellement à Jean-Jacques Bourdin sur BFM que "250 versets du Coran justifiaient le Jihad" contre les juifs et les chrétiens et que l'islam était une religion qui "par essence" n'acceptait pas les autres.
Jusque là, je m'agaçais d'entendre les journalistes se plaindre du mutisme des musulmans. Pourquoi devrions-nous rendre des comptes sur la manipulation de notre religion? Toutes ces horreurs n'avaient rien à voir avec nous...Mais là, en lisant les commentaires des internautes sur BFM qui tous remerciaient Michel Onfray de "dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas", j'ai changé d'avis. Il est temps que la majorité silencieuse des musulmans se fasse entendre sur leur manière à eux de comprendre et d'appliquer leur religion. Et heureusement que l'intégrisme ne provient pas de l'islam, car sinon, quelle serait la solution pour en venir à bout ?
Depuis 10 ans, j'écoute des hommes et des femmes de référence musulmane se plaindre d'être au mieux mal compris, au pire discriminés. En face, j'écoute des hommes et des femmes de référence athée, chrétienne ou juive se plaindre d'être "envahis par l'islam". Faire du lien et désamorcer ces sentiments symétriques de persécution devient de plus en plus difficile sur les différents terrains: quartiers, entreprises, collèges...Cette montée en miroir commence à être inquiétante. Ils s'alimentent l'un l'autre. Selon le niveau intellectuel et le profil des différents acteurs, cette ambiance favorise des surenchères mutuelles. Affirmer que l'islam est par nature archaïque, puis prôner le mépris et la haine envers toute personne qui resterait musulmane n'est plus l'apanage du front national. Ces propos apparaissent au contraire aujourd'hui comme une preuve de "courage politique". De leur côté, les musulmans en question rajoutent souvent "de l'islam" dans leur comportement, leur apparence, leur discours. La "visibilité musulmane" se renforce (multiplication des foulards et des barbes, façons de se saluer, rituels intimes pratiqués aux yeux du plus grand nombre...). Ce qui est vécu comme de la provocation ou le refus de s'intégrer pour les uns s'apparente à une sorte de "résistance" pour les autres.
Ce cercle vicieux renforce l'amalgame entre musulmans et intégristes. Ne supportant plus la façon dont le débat public parle de l'islam, les musulmans se taisent. Ils sont doublement heurtés: parce que des terroristes justifient des crimes barbares avec leur religion et parce qu'ils ont réussi à persuader tout le monde qu'ils ne faisaient "qu'appliquer le Coran". Mais ce n'est pas tout. Dès qu'ils prennent la parole pour dénoncer l'intégrisme, leurs propos sont repris non pas contre les intégristes mais contre... l'islam. Or l'amalgame profite toujours aux intégristes: cela signifie que leur interprétation de l'islam a gagné. C'est ce qui s'est passé ce matin là avec Michel Onfray comme avec tant d'autres: les discours publics reprennent les interprétations des intégristes lorsqu'ils parlent de l'islam, ils les valident et sans le vouloir, renforcent ainsi leur pouvoir au lieu de les combattre.
Pour la première fois en quinze ans de travail sur ce sujet, je vais citer le Coran et la façon dont il a été appliqué pour ne pas laisser les propos de Michel Onfray s'imposer. Ce dernier semble ignorer que l'islam est relié aux autres religions puisqu'il se présente lui-même comme une continuité de la religion abrahamique. Aux yeux des musulmans, les juifs et les chrétiens sont des cousins puisque tous enfants d'Abraham. C'est à ce titre qu'ils sont protégés: "Ceux qui croisent les juifs, les chrétiens, quiconque croit en Dieu et au Jour dernier, et fait œuvre bonne, pas de crainte sur eux, ils ne seront point affligés" (5/69). D'autres versets expriment la richesse de la diversité et encouragent au dialogue: "O vous les gens..., nous avons fait de vous des peuples et des nations afin que vous vous entre connaissiez..."(49/13). Les différences entre les peuples sont présentées comme un choix divin: "Si Dieu l'avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté mais il en est ainsi afin de vous éprouver en ce qu'Il vous a donné. Rivalisez donc de bonté..."(5/48) Le Coran va jusqu'à mettre en garde contre les mauvais sentiments: "Que la haine envers un peuple ne vous incite pas à commettre des injustices! Soyez justes; la justice est proche de la piété. Craignez Dieu; Dieu est bien informé de ce que vous faites" (5/8). Au delà des textes, il serait bon de se rappeler que c'est à La Mecque que l'islam et le christianisme ont oeuvré en pleine coopération. Les sources musulmanes classiques racontent que le Prophète Mohammed a choisi un roi chrétien pour demander l'hospitalité en Abyssidie lorsqu'il a été persécuté. C'est seulement après l'immigration vers Médine que les musulmans commencèrent à être véritablement en contact avec les tribus arabes juives venues du Yémen.
Le très réputé "pacte de Médine" entre le Prophète et à la fois les tribus juives et les tribus païennes indiquent clairement l'égalité essentielle entre tous les peuples. La liberté de la pratique religieuse était garantie sur un pied d'égalité aussi longtemps que les parties défendraient la sécurité de la cité contre toute attaque extérieure. Rappelons aussi que normalement, il n'y pas de contrainte humaine en religion: "La vérité émane de votre Seigneur. Quiconque le veut, qu'il croie, et quiconque le veut, qu'il mécroie" (18 : 29). Comme le Coran a été révélé pendant 23 ans, tous les musulmans ont appris que les versets plus belliqueux de la fin ne sont que des réponses circonstancielles à une situation de défense, et non des principes généraux. N'en déplaise à Michel Onfray et aux radicaux, le Coran ne se lit pas comme un guide de recettes toutes prêtes : il requiert une méthodologie qui permet de mettre en relation le verset avec le contexte dans lequel il a été conduit. La première partie du Coran pose les principes philosophiques éthiques et la deuxième conseille cas par cas le Prophète devenu chef politique, en lutte pour survivre puis s'imposer.
Certes, cette logique est inversée par les radicaux. S'estimant victimes d'un complot contre l'islam, ils se donnent le droit de résister "par tous les moyens" et font miroiter aux plus fragiles l'illusion de devenir tout-puissants. Le discours radical prône une version millénariste et apocalyptique où seule l'unité des "vrais musulmans", ceux qui "possèdent la vérité", permettra le triomphe de l'islam, contre le Mal occidental. De la fusion des membres du groupe dépend la force de l'islam. Et seule la force de l'islam peut sauver "le Bien". C'est pour cela qu'ils reproduisent de manière obsessionnelle les faits et gestes des premiers compagnons : pour recréer l'ambiance miraculeuse de l'avènement de l'islam. Plus question d'être enrichi par la tolérance: chaque "élu" doit "rester pur" et ne pas se mélanger "aux autres", c'est à dire tous ceux qui ne sont pas strictement comme lui, musulmans compris. Dans le discours radical, autant les différences avec tous ceux qui ne font pas partie "de la vérité" sont exacerbées, autant les ressemblances entre "élus" sont exagérées, jusqu'à ce qu'ils aient le sentiment d'être "un seul". Le "je" devient le "nous", sans différenciation, de façon à ce que "chaque élu" perde son contour identitaire. Il s'agit donc de purifier le groupe jusqu'à sa réduction en une secte "authentique". Même si c'est moins médiatisé, le processus de purification interne constitue la priorité des radicaux, s'attaquant à ce qu'ils appellent les "ennemis de l'intérieur". Ce n'est que dans un deuxième mouvement qu'ils s'attaquent à semer la terreur pour prouver leur toute-puissance.
Toutes les idéologies de ruptures reposent sur des exaltations de groupe mais celle-ci est particulière puisqu'elle passe par un moyen de communication virtuel: 99% de l'endoctrinement se fait par internet. Pas de zones géographiques définies, pas de revendications construites, pas de méthodes d'action structurées, pas de combat politique élaboré...Le radicalisme attire d'abord des jeunes en recherche de toute puissance, dont le profil est depuis longtemps repéré [1]: pas d'intégration de la loi au sens symbolique du terme, recherche du plaisir immédiat -de l'extase, absence fréquente de figure paternelle structurante, manque de repère de temps et de lieu, déshérence sociale, etc.
Se concentrer sur "les têtes pensantes" n'est pas suffisant. Faire le procès de l'islam est contre-productif. Faire croire que les radicaux sont "trop musulmans" est carrément dangereux. Tant que les responsables politiques ne donnent pas les moyens à des chercheurs interdisciplinaires de travailler sur le processus de radicalisation et les étapes d'endoctrinement [2], la cohésion nationale et la sécurité nationale resteront fragiles.
[1] Voir la recherche avec psychologues, éducateurs et imams, Dounia Bouzar, Quelle éducation face au radicalisme religieux ? Dunod, 2006, prix de l'Académie des Sciences Morales et Politiques de Paris.
[2] Une recherche dans ce sens est déposée depuis l'Affaire Merah sur le bureau du Ministre de l'Intérieur.