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16 mai 2012 3 16 /05 /mai /2012 14:04

Le Monde.fr | 16.05.2012 à 11h56

Par Gilles Manceron, historien, auteur de Marianne et les colonies (La Découverte, 2003), 1885, le tournant colonial de la République, La Découverte, 2006

 

Jules_Ferry_1951_GF.jpgLe choix du président François Hollande d'inaugurer son mandat, ce mardi 15 mai, par un hommage à Jules Ferry a été contesté en raison de la politique coloniale que cet homme politique des débuts de la Troisième République a incarné. Que la critique émane d'une personnalité, Luc Ferry, ministre de l'éducation nationale au moment où fut promulguée la loi du 23 février 2005 qui demandait aux enseignants de montrer "le rôle positif de la présence française outre-mer" ne laisse pas de surprendre. Et la perplexité s'accroît en voyant le même reproche exprimé par Roselyne Bachelot, ministre d'un Nicolas Sarkozy qui, en 2007, exaltait à Toulon devant un auditoire nostalgique du passé colonial "ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu'un rêve de civilisation", puis, peu après, à Dakar, affirmait qu'en Afrique, "jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir". Une ministre qu'on n'a pas entendu réagir, non plus, quand, récemment, son collègue du gouvernement Claude Guéant affirmait que "toutes les civilisations ne se valent pas".

Jules Ferry, outre son engagement essentiel en faveur de l'égalité d'accès de tous les jeunes de France à l'enseignement primaire, se fit, en effet, dans les années 1880 des débuts de la Troisième République, le porte parole du projet colonial défendu par ceux des républicains qui s'intitulaient eux-mêmes alors les "républicains opportunistes". Au moment où toutes les puissances d'Europe se lançaient dans la course aux colonies, où le développement industriel et technique du continent lui en donnait les moyens et où son développement social et culturel suscitait l'illusion de sa supériorité intrinsèque, Jules Ferry défendit, en effet, l'idée d'une "colonisation républicaine" au nom du droit des "races supérieures" vis-à-vis des "races inférieures". D'autres républicains s'y sont opposés, choqués par la négation de l'universalité des droits de l'homme qu'elle impliquait.

Lors des débats importants de 1885 à la Chambre des députés, Jules Maigne, un vieux républicain de 1848, exilé sous le Second empire, lui avait rétorqué, scandalisé : "Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l'homme !". Et Georges Clemenceau s'était indigné : "Je ne comprends pas que nous n'ayons pas été unanimes ici à nous lever d'un seul bond pour protester violemment contre vos paroles !" Il apparaît évident aujourd'hui que, sur ce sujet, ce sont ces derniers qui étaient fidèles aux principes de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et à la devise républicaine. A ignorer leurs mises en garde, la République française a entamé alors une page de son histoire qui devait la conduire aux tragédies de Diên Biên Phù et de la guerre d'Algérie et que seuls le revirement courageux du général de Gaulle et les prises de conscience difficiles de différentes forces politiques et morales du pays ont permis, au prix de multiples drames, d'interrompre.

C'est parce que François Hollande en est conscient qu'au premier jour de son mandat, devant le monument du jardin des Tuileries à la gloire de l'œuvre scolaire de Jules Ferry, il a tenu à préciser : "Je n'ignore rien de ses égarements politiques. Sa défense de la colonisation fut une faute morale et politique. Elle doit à ce titre être condamnée". Ajoutant : "C'est donc empreint de cette lucidité indispensable que je suis venu saluer le législateur Ferry qui conçut l'école publique, le bâtisseur de cette maison commune qu'est l'école de la République".

Le fait que Jules Ferry se soit fait l'artisan du projet colonial et qu'il ait détourné à son profit les références aux droits de l'homme lorsqu'il s'en est fait l'avocat, empêche-il qu'on rende hommage à ce qu'il a accompli dans le domaine de l'école ? Pour l'un des gestes symboliques par lequel il a voulu ouvrir son mandat, le président de la République a-t-il eu tort de le choisir ? En réalité, dans la mesure où il a commencé par prendre clairement ses distances avec son projet colonial et son discours sur les races, non seulement son choix était pertinent pour marquer l'importance qu'il attache à l'éducation, mais on peut penser que c'était aussi là un moyen d'esquisser un jugement critique sur la période coloniale de notre histoire et les stéréotypes racistes dont elle s'est nourrie. Car, dans la dernière période, la résurgence des peurs et des préjugés qui plongent une partie de leurs racines dans l'imaginaire colonial, résurgence dont témoignent aussi bien l'étiage du vote Front national que la droitisation extrême de la droite, impose aux plus hautes autorités de la République de se saisir de ce sujet.

L'un des défis de ce quinquennat si elles veulent interrompre ces phénomènes leur dicte de s'exprimer fortement sur cette page coloniale de notre histoire qui constitue l'un de leurs soubassements. Dans cette perspective, l'hommage présidentiel à Jules Ferry n'était pas seulement bien choisi pour parler de l'école, il peut apparaître aussi comme un choix pertinent pour évoquer d'emblée cette page de l'histoire de France. Une page au sujet de laquelle il reste encore des gestes forts à faire pour résoudre des contentieux historiques et combattre des discriminations tacites que cette époque nous a légués. Jacques Chirac avait su trouver les mots en 1995 pour s'exprimer avec force sur la période de la France de Vichy. François Hollande a peut-être donné un signe le 15 mai de ce qu'il était décidé à aider la France à se libérer du poids de cette autre page tragique de son passé.

 

Gilles Manceron, historien, auteur de Marianne et les colonies (La Découverte, 2003), 1885, le tournant colonial de la République, La Découverte, 2006

 
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