C'est dans La Guerre d'Algérie en trois volumes, rédigée sous la direction d'Henri Alleg que j'en eus connaissance pour la première fois. Pour sa part, Gilbert Meynier la cite dans son Histoire intérieure du FLN. Quelques publications l'évoquèrent qui n'eurent pas un grand retentissement et cette "affaire" qui pourtant fit à l'époque, en 1901, beaucoup de bruit, était pratiquement oubliée en France. Cet "oubli" est désormais réparé grâce au livre très savant que vient de publier Christian Phéline, sous le titre "L'AUBE D'UNE REVOLUTION".(1)
L'affaire en deux mots. Le 26 avril 1901, un groupe d'habitants "musulmans" d'un petit centre de colonisation vinicole dénommé Margueritte, pas très loin de Miliana, à une centaine de kilomètres d'Alger, se soulève contre la présence des Européens et somme ceux qu'ils rencontrent dans le village de se convertir à l'islam et de crier Allah Akbar; les obligeant à se dévêtir et à revêtir burnous et turban. Ceux qui refusent sont tués. Cinq personnes perdront ainsi la vie. La répression est à la mesure, sinon du fait lui-même, mais de l'émotion soulevée parmi les colons et dans toute la presse en Algérie et en France. 134 "indigènes" seront déférés à la justice dont 17 mourront en prison avant le procès qui aura lieu à Montpellier du 15 décembre 1902 au 8 février 1903. Alors que le "parti colonial" est déchaîné et réclame la mort pour tous, le jury populaire ne prononcera aucune condamnation à mort et acquittera 81 prévenus.
L'auteur Christian Phéline, aujourd'hui magistrat à la Cour des comptes, a été coopérant auprès du ministère algérien de l'agriculture après l'indépendance. Il est le petit fils du juge d'instruction qui fut alors chargé de "l'affaire" et, ayant eu accès à l'ensemble des archives, il refait en quelque sorte l'instruction du procès.
De la description minutieuse des faits, de leur déroulement, de la répression et du procès, plusieurs idées se dégagent sur lesquelles Christian Phéline nous invite à réfléchir. Et tout d'abord celle-ci. Ce soulèvement qui avait un caractère religieux, était-il une manifestation de fanatisme comme l'affirmèrent les journaux favorables à la colonisation ou n'a-t-il été que cela ? Cette caractérisation, nous dit l'auteur, vise à la fois à discréditer l'islam et à cacher les motifs économiques à l'origine du soulèvement. Il convenait en effet que ne soit pas remise en cause la colonisation elle-même. Or les émeutiers avaient tous été dépossédés arbitrairement, en tout ou partie, de leur patrimoine ou du patrimoine commun qui leur permettait de vivre. La relation de ces expropriations nous permet de mieux comprendre comment elles étaient pratiquées et comment elles furent vécues: " Le douar Adélia [dont dépendait Margueritte, ndlr] couvrait une superficie de 15 000 hectares environ, dont plus d'un tiers était représenté par diverses surfaces domaniales, forêts notamment, ce qui laissait aux indigènes, sous le régime des terres dites melk [communes donc indivis, ndlr], une superficie dépassant 9 300 hectares. Depuis, ont été prélevés par l'Etat, "pour les besoins de la colonisation", 1 799 hectares, et au bénéfice de propriétés privées, environ 3 000 hectares. Réduites de plus de moitié en trente ans, les terres indigènes ne représentent donc plus en 1901 que 4 500 hectares, "pour la majeure partie composé [s] de terrains en broussailles ou de qualité secondaire". "Alors que dans le même temps leur population est passée de 2 194 à 3 206 âmes, la surface disponible par tête se limite par conséquent à 1,2 hectares."? (P. 56)
Comment les colons s'appropriaient-ils ces terres? L'exemple du plus gros d'entre-eux est éclairant: "...ne comptant en 1884 que 617 hectares, il a, selon le gouverneur général, "bénéficié de deux agrandissements depuis cette époque, l'un réalisé en 1890, et l'autre en 1897". Il a "acquis une partie notable de son immense propriété par voie de licitation, c'est à dire qu'en achetant la part d'un seul indigène sur un territoire indivis, il profitait par là même de la licitation de l'ensemble." (P. 57)
Cette situation intolérable est source de conflits permanents, les "indigènes" continuant de faire paître leurs troupeaux sur les terres melk: "Le nombre de procès-verbaux dressés dans le douar a été de 132 en 1899 et de 209 en 1900. Le rapport Luciani admet de même que les sanctions pour délit de pacage, coupe de bois, fabrication de charbon sont très nombreu[ses]."(P. 55)
Tel est le fondement de la révolte qui prit, mais cela existe et a existé dans bien d'autres lieux, une forme religieuse. Ce qui nous donne à réfléchir sur les raisons contemporaines de manifestations, elles aussi, qualifiées de fanatiques. Intéressante également est l'obligation faite aux Européens, lors de la révolte de Margueritte, de se défaire de leurs habits considérés comme des attibuts de leur puissance, pour revêtir les haillons de ceux qu'ils méprisaient.
L'auteur s'interroge enfin sur les raisons de la clémence des jurés du procès de Montpellier. A l'évidence, l'aspect des prévenus, malades pour la plupart en raison des mauvaises conditions de transfert depuis l'Algérie, puis d'incarcération et des rigueurs du climat en ce mois de décembre 1902, impressionna les jurés et le public nombreux venu assister au procès. A quoi il faut ajouter que la description des spoliations et du mépris dans lequel les colons tenaient les "indigènes"; de la misère qui leur était imposée ainsi qu'à leurs familles en Algérie, suscita de la compassion dans l'opinion publique française et méridionale. Cela serait-il encore le cas aujourd'hui, alors que l'extrême droite et une partie de la droite classique soufflent sur les braises du racisme ?
Il n'y eut aucune condamnation à mort, mais, malgré tout, quatre condamnations au bagne à perpétuité furent prononcées. Sept autres furent condamnés aux travaux forcés. La plupart mourront au bagne. D'autres furent condamnés à la prison, dont 20 ans de maison de correction pour un des inculpés, mineur. 81 furent acquités qui subiront cependant les pires mesures de rétorsions en Algérie de la part de autorités coloniales.
Une stèle a été érigée à Margueritte (Aïn Torki ) pour commémorer cette révolte de 1901 et la répression qui s'en suivit qui, selon les historiens, préfiguraient le 8 mai 1945 et ses terribles suites. Une révolte ? Non, l'aube d'une révolution.
1-Christian Phéline, L'AUBE D'UNE REVOLUTION, Editions Privat,Toulouse, février 2012
2- Photo du principal accusé Mohamed ben el-Hadj Yacoub.