LE MONDE A SOWETO
Impressionnant. On peut évidemment s’étonner de la présence à cette cérémonie de chefs d’Etats et de Gouvernements qui avaient insulté, combattu et parfois même tenté d’assassiner Mandela. Je pense entre autre à la collusion des services secrets français et sud-africains du temps de l’apartheid. Mais au fond c’est sa victoire. La victoire sur la haine d’un Netanyahou qui n’était pas présent. Ils étaient donc tous là ou presque, y compris les deux gendarmes de l’Afrique, dont l’un, avant même que la cérémonie soit terminée – n’écoutant pas l’allocution de Raul Castro – s’envolait pour Bangui. Mais au-delà de ces petitesses, que de symboles : le secrétaire général de l’ONU invité à s’exprimer suivi des présidents des pays « émergents » la Chine, l’Inde, le Brésil et Raul Castro, le Président de Cuba auquel le Président des Etats-Unis est venu serrer la main. Une première alors que les Etats-Unis poursuivent depuis 51 ans l’embargo économique, commercial et financier contre Cuba. Signe d’une évolution de la politique étatsunienne ? Le discours d’Obama fut très applaudi. Les mots qu’il a prononcés ont séduit les assistants, mais reflètent-ils vraiment la politique extérieure qu’il entend pratiquer. La suite des discussions avec l’Iran et la Syrie nous le dira.
Les journalistes de la télévision, dont plusieurs chaines transmettaient la cérémonie en direct, se montraient surpris que des obsèques soient ponctuées de chants et de danses. C’est la tradition en Afrique. Ils semblaient le découvrir. Ce qui m’étonne car des professionnels sont censés s’être documentés avant de passer à l’antenne. A moins qu’habitués à voir la réalité en noir et blanc, ils aient du mal à concevoir que la vie et la mort, la joie et la tristesse, sont les deux faces inséparables d’une même réalité. Les Sud-Africains sont à la fois heureux et fiers d’avoir compté Mandela parmi eux et tristes de sa disparition, et ils célèbrent la vie qui continue plus riche grâce à l’apport de Mandela !
A propos de richesse justement, il a été dit et redit que la pauvreté est loin d’être vaincue en Afrique du Sud, alors que certains s’enrichissent. Conclusion, Mandela a échoué. Eh bien non. Ce peuple a vaincu l’apartheid qui était un régime inhumain. C’est un progrès considérable, mais la lutte des classes continue qui nécessite d’autres batailles. Cela est également vrai pour de nombreux pays qui ont arraché leur indépendance. Celle-ci était le passage obligé pour aller vers le progrès. Mais l’indépendance acquise, les intérêts de classe qui avaient été mis entre parenthèses, réapparaissent et le peuple est alors confronté à la fois aux séquelles (de longue durée) du colonialisme, aux pressions néocoloniales et aux appétits de castes internes à leur propre pays. Un autre combat alors s’engage.
A propos de néocolonialisme. Alors même que le monde célébrait « Madiba », on apprenait que deux soldats français venaient d’être tués en Centrafrique où l’armée française intervient après être intervenue ces dernières années en Côte d’Ivoire, en Lybie et au Mali. Que le Conseil de sécurité de l’ONU ait donné son feu vert n’y change rien. Il est depuis longtemps évident que cet organisme est un instrument dans les mains des grandes puissances impérialistes qui ont entrepris la reconquête de territoires autrefois sous leur dépendance. La France-Afrique de papa est morte mais la France continue de se considérer comme le gendarme de l’Afrique, faisant et défaisant les gouvernements, et intervenant militairement quand un prétexte se présente. Les prétextes n’ont guère changé depuis des siècles, humanitaires, religieux (comme en Centrafrique) ou pour imposer notre conception de la démocratie. La présence côte à côte de Sarkozy et de Hollande témoignait de la continuité de la politique africaine des dirigeants français. Hollande met ses pas dans ceux de Sarkozy, mais également dans ceux de Guy Mollet et de François Mitterrand. Et l’on sait où cela a conduit : au coup d’Etat militaire du 13 mai 1958 et à la chute de la IVe République.
Les Eglises avaient une grande place tout au long de cette cérémonie, dans une démarche de dialogue interconfessionnel. Cela ne choque pas le mécréant que je suis. C’était en effet le souhait de Nelson Mandela qui, pour sa part, affirmait : « Je suis le capitaine de mon âme. » A méditer.
Bernard DESCHAMPS, 10 décembre 2013