Les héros de notre jeunesse étaient les Combattants des Indépendances, en Asie, en Afrique, au Vietnam, en Algérie, dans le droit fil des héros de la Résistance française au nazisme. Ahmed Ben Bella était de ceux-là. A la différence du Président Ho Chi Min qui avait milité dans les rangs du Parti Communiste Français, Ben Bella n’était pas communiste. Cela bouleversait quelque peu nos schémas de pensée. En effet, en 1954 lors du déclenchement de l’insurrection, le 20e congrès du PCUS qui dénoncera les crimes de Staline n’avait pas encore eu lieu. Nous nous considérions toujours comme le sel de la terre, infaillibles grâce à notre théorie scientifique. Seuls les communistes pouvaient, pensions-nous, être à l’avant-garde des luttes. Or, avec l’Algérie, nous devions nous faire à l’idée que d’autres que des Communistes pouvaient se trouver aux avant-postes de l’histoire quand soufflait sur les Peuples du Monde le grand vent de la Liberté. Les sacrifices consentis par le Peuple algérien pour arracher son indépendance nous remplissaient d’admiration et les traitements inhumains que lui infligeait l’armée française avec ses ratissages, son napalm et la torture institutionnalisée excusaient à nos yeux les excès en retour de certains combattants algériens. Nous refusions de mettre sur le même plan de responsabilités la violence de l’opprimé et la violence de l’oppresseur. Avions-nous tort ? Cinquante ans après la fin de cette guerre atroce, je ne regrette rien et je ne peux me résoudre à renvoyer dos à dos, colonisateurs et colonisés, exploiteurs et exploités. J’ai choisi mon camp et je suis fidèle à ce choix.
Mais les bonnes âmes qui, de nos jours encore, s’émeuvent des « crimes du FLN » devraient s’interroger. Ceux-ci étaient une réponse aux crimes du colonisateur. Qui a le plus souffert de cette violence imposée par des dirigeants français aveugles : les Français ou les Algériens ? Mesurent-elles ces bonnes âmes, au-delà des pertes humaines qui se sont chiffrées par centaines de milliers en Algérie, les ravages psychologiques que 132 années de terreur coloniale, ont infligé à des générations d’Algériens marqués, de nos jours encore, par ce climat de violence ? Il faut plusieurs générations pour s’habituer à la paix et passer d’une psychologie marquée, comme au fer rouge, par l’état de guerre à une psychologie des temps de paix. D’autres peuples ont également subi et subissent encore cette épreuve cruelle. Je pense notamment au Vietnam, lui aussi si durement éprouvé. Et je trouve admirable ce Peuple algérien sans haine à l’égard des Français et qui nous accueille si chaleureusement chez lui et nous idéalise. Les Français sont tous, à ses yeux, les descendants des Sans-Culottes de 1789. Mais comment ne pas comprendre qu’après des siècles de violence et d’élections truquées et n’ayant pu obtenir satisfaction à sa légitime aspiration à la liberté que par l’insurrection, il doute aujourd’hui encore de la vérité électorale ? Ce peuple a bien du mérite d'avoir trouvé en lui-même la force de surmonter la sanglante décennie de terreur islamiste et d’engager son pays sur la voie des réformes démocratiques, à son rythme et en tenant compte de l’histoire.
Ahmed Ben Bella fut à l’image de son peuple et porteur de son histoire. A la fois héroïque combattant de l’armée française à Monte Cassino puis responsable avec Aït Ahmed des premiers maquis de l’OS clandestine en Algérie dans les années 50, et condamné à la prison dont il s’évada. Un des dirigeants du FLN, emprisonné en France à la suite du piratage par l’armée française de l’avion marocain qui le transportait et hostile à l’ouverture d’un nouveau front en France en 1958. Symbole de l’unité du peuple algérien et déclarant malgré tout, à son retour en Algérie : « Nous sommes tous des arabes, des arabes, des arabes ». Premier Président de la jeune République Algérienne Démocratique et Populaire, grâce à l’appui de l’armée et déposé militairement et emprisonné en 1965.
Ami de Che Guevarra, de Fidel Castro, de Nelson Mandela, de Gamal Abel Nasser et des leaders du Tiers-Monde en lutte. A son retour d'exil, longtemps hostile aux dirigeants algériens, mais soutenant la politique de Réconciliation nationale du Président Bouteflika.
Dans un siècle marqué par la victoire de la Révolution bolchevique de 1917 et les combats pour l’indépendance des Peuples, Ahmed Ben Bella fut un grand dirigeant, avec bien sûr des défauts et il commit aussi des erreurs. Il pensait pouvoir faire la synthèse de l’islam, du marxisme et du proudhonisme. Il souhaitait répondre aux besoins de son peuple et il engagea, son pays sur une voie de développement originale qui se voulait non capitaliste. Démarche que poursuivit à sa manière le Président Boumedienne, en s’appuyant sur le parti unique héritier du FLN de la guerre d’indépendance, que les fondateurs avec Abbane avaient voulu monolithique, en réaction aux divisions de l’ancien PPA-MTLT.
Ahmed Ben Bella était musulman, pratiquant et tolérant. En opposition à ceux qui voulaient profiter de l'indépendance pour s'enrichir, il continua d'habiter, pendant sa présidence, une modeste villa. Il appréciait le journal Alger Républicain qui était reparu en 1962, sous la direction d'Henri Alleg, après avoir été interdit par le pouvoir colonial pendant la guerre d'indépendance. Ce journal, avait-il dit un jour, "fait honneur à l'Algérie". Il accepta pourtant qu'il disparaisse au profit d'El Moudjahid, le journal du FLN. Il prônait une voie "socialiste" pour l'Algérie, mais en novembre 1962, le Parti Communiste Algérien fut interdit.
Ahmed Ben Bella ne présida aux destinées de l’Algérie indépendante que de 1962 à 1965, mais l’impulsion qu’il donna fut positive. Henri Alleg indique que c’est sous son autorité, en octobre et novembre 1962, que furent pris « les décrets gouvernementaux stipulant que les domaines des gros colons seraient attribués aux ouvriers agricoles qui avaient trimé comme des serfs sur les terres volées à leurs ancêtres. Des comités d’autogestion des travailleurs, démocratiquement élus, durent désormais assumer la direction collective des entreprises […] En mars 1963, un autre décret porta règlementation de tous les « biens vacants ». Ben Bella, dans un discours télévisé, en annonça solennellement la promulgation : « Toutes les entreprises à caractère industriel, commercial, artisanal, financier et minier, toutes les exploitations agricoles et sylvicoles, tous les locaux, immeubles ou portions d’immeubles qui, à la date du 22 mars 1963, ont fait l’objet d’une constatation de vacance, sont une fois pour toutes, définitivement, « biens vacants » et, de ce fait, leur gestion relève, une fois pour toutes, définitivement, des travailleurs algériens. Désormais, nous ne parlons plus de « biens vacants », mais d’entreprises et d’exploitations d’autogestion. »
Certes, beaucoup d'eau a coulé depuis sous le pont, mais quels que soient les évènements qui, par la suite, ont jalonné l’histoire de l’Algérie indépendante, la démarche qu’il a initiée continue de marquer les esprits.
Honte au gouvernement français qui n'a pas publié de communiqué de condoléances au peuple algérien à l'occasion de la disparition de ce grand dirigeant.