Imaginez ce trio improbable. Un étudiant d’extraction nobiliaire, rejeton d’une vieille famille ultraréactionnaire. Un jeune ouvrier cheminot, fils de cheminot, adhérent de la CGT, admis à l’Ecole Supérieure d’Apprentissage de la SNCF. Un instituteur, fils d’artisans du nord des Deux-Sèvres (La Vendée militaire !).
Le marquis, coincé, replié mais résolu. Jaloux de son Indépendance. L’ouvrier porteur d’une tradition de luttes. L’instituteur, frais émoulu de l’Ecole Normale, engagé depuis deux ans au Parti Communiste Français.
Le hasard les fait se rencontrer en ce mois d’octobre 1953 à Saint-Maixent où ils sont convoqués afin d’accomplir leurs obligations militaire. A l’issue des six mois de « classes », pendant lesquelles ils vont sympathiser, Jean-Pierre (le Marquis) est dirigé vers une formation de sous-officier dont il sortira caporal-chef. Guy (le cheminot) est affecté dans un bureau au Service du Casernement. Bernard (l’instituteur) qui a refusé de faire les EOR (Ecole d’Officiers de Réserve) est transféré à la Compagnie d’Intendance et d’Entretien chargée de toutes les corvées nécessaires à la bonne marche de l’Ecole. Ah ! Les corvées de « ch… » . C’était la compagnie des « brêles », illettrés pour la plupart, issus de la campagne et qui se révèleront être des camarades pétris d’humanité.
A partir de là, une situation singulière se met en place…
58 ans après, ils se retrouvent. Ils s’étaient perdus de vue, n’ayant pas leurs adresses civiles respectives. Ils ont longtemps et vainement cherché, mais grâce à internet ils ont fini par renouer le fil et ce 8 juillet 2013, ils se sont donnés rendez-vous à Nîmes pour confronter leurs souvenirs.
Retour au début de l’année 1954.
Malgré leur dispersion dans des services différents, les trois larrons continuent de se rencontrer et, lorsque l’instituteur décide d’organiser des cours d’alphabétisation pour ses camarades de chambrée, le marquis vient l’épauler, mais très rapidement l’expérience est interrompue par l’autorité militaire qui subodore une tentative de subversion communiste. Ces cours étaient très prisés des élèves qui faisaient preuve d’une extraordinaire bonne volonté. Jean-Pierre a notamment conservé le souvenir de Dieumegarde, un paysan aussi large que haut, une force de la nature, descendant des Chouans qui prirent les armes contre les Bleus quand la République s’attaqua aux prêtres. J’avais oublié son nom, mais je le revois penché sur son cahier, ahanant, tirant la langue, formant ses lettres comme on creuse un sillon. Il nous vouait une « reconnaissance éternelle ». Je l’aimais bien. Ce qui n’était pas le cas, me rappelle Jean-Pierre, pour l’ouvrier des abattoirs qui se vantait de boire chaque jour sa pinte de sang frais. Il me révulsait. J’avais tort, bien sûr.
La guerre faisait rage en Indochine où le corps expéditionnaire français s’enlisait. L’éventualité d’y envoyer le contingent suscitait une inquiétude sourde dans les casernes. J’ai évoqué par ailleurs le Rapport des Généraux Ely et Salan (mon blog : « Mes guerres coloniales ») dont mes camarades n’ont pas gardé le souvenir, mais ils se rappellent nos discussions qui aboutiront à la manifestation contre notre éventuel départ, à laquelle seule la Cie des « brêles » dont j’étais, astreinte au lever à 5 heures pour s’entraîner militairement, participa. Jean-Pierre et Guy n’étant plus dans cette compagnie ne vécurent pas ce moment important, bien qu’ils aient été étroitement associés à sa préparation. Jean-Pierre me rappelle que je l’avais emmené avec moi à une réunion clandestine dans un bureau désaffecté de la Caserne Denfert-Rochereau ( ?), où étaient présents des « appelés » sous-off et EOR qui m’ont grondé pour cette entorse aux règles de sécurité. Cet épisode est intéressant car il témoigne de l’existence alors d’une organisation de type léniniste au sein de l’armée. J’avais également rencontré, à son domicile, le responsable du PCF de Saint-Maixent, pour lui faire part de notre projet de manifestation. Il avait été très réticent, ce qui m’avait profondément choqué. Lorsque moi-même je fus, par la suite, confronté à une situation comparable, je compris alors ses réticences. Celles-ci n’étaient pas d’ordre politique. Il hésitait à m’encourager dans une voie qui pouvait me créer de graves ennuis. Une action, dans l’armée, contre l’autorité militaire est sévèrement punie et, à cette époque, le statut des objecteurs de conscience n’existait pas. Evidemment, jeunesse oblige, je ne tins pas compte de ses conseils de prudence et la manifestation eut lieu sur l’avenue principale de Saint-Maixent où elle créa une pagaille mémorable ( mon blog : « Mes guerres coloniales »). Jeté au « gnouf » après un interrogatoire par la Sécurité Militaire (Lieutenant Napoli ?), j’y retrouvai le « marquis » et nous serons bientôt rejoints par Guy. La prison militaire n’est certes pas la prison civile, mais la privation de liberté y est tout aussi insupportable et les bat-flancs qui faisaient offices de lits tout aussi inconfortables. Nous nous employâmes à lui donner un air habitable. Je ne sais comment je me procurai un matelas pneumatique ; mes codétenus firent provision de couvertures. Jean-Pierre avait pour sa part fauché une partie de la décoration d’un bal de sous-off auquel il avait participé avant son incarcération. J’avais affiché un portrait d’Arthur Rimbaud – pied-de-nez à l’étroitesse d’esprit de l’encadrement militaire…et punèsé sur la porte d’entrée ma carte de visite ! Nous passions le temps en nous racontant des histoires et en chahutant ; nous sommes allés jusqu’à mettre le feu aux balais du ménage pour créer une animation, jusqu’au jour où un sous-off zélé s’avisa que dans la journée, au lieu d’être au boulot, nous nous prélassions. Je laisse à Jean-Pierre le soin de raconter notre échange :
- « Qu’est-ce que vous foutez là espèces de feignants ?
- Mais on est en taule sergent !
- Vous devriez dans la journée être au boulot…
- On peut pas sergent, on est en cellule ... »
Il n’y avait pas de cellule dans la caserne, mais nous étions effectivement sur notre temps de cellule, donc dispensés de corvées. Le sergent furieux comprit qu’il s’était fourvoyé, mais très vite on nous remit au travail. C’est ainsi que je me retrouvai à la bibliothèque de la Caserne Canclaux - où je m’amusai à faire des listes de commandes de livres marxistes qui évidemment ne furent jamais achetés. Le soir je retournais coucher en tôle. La prison régimentaire a un double avantage sur la prison civile : les serrures peuvent facilement en être forcées, ce qui permet aux petits malins de sortir la nuit et de « faire le mur » ; le second avantage est que nous n’étions pas gardés par des « matons », mais par nos propres camarades aux yeux desquels nous avions un certain prestige en raison de notre action. Il en était de même pour la nourriture. Les copains de la cuisine nous nourrissaient bien, gardant pour les taulards les meilleurs morceaux. Ce dévouement de nos copains pouvait atteindre des sommets. Devant prochainement me marier, bien que l’autorisation de l’armée (oui, c’était ainsi…) ne me soit pas encore parvenue, il fallait que mon père artisan-tailleur prenne mes mesures afin de confectionner mon costume de mariage. Dieumegarde, que j’ai évoqué plus haut, trouva un prétexte un soir avant le couvre-feu pour entrer dans notre « cage », il se recouvrit de mes couvertures pour faire croire, lors d’un éventuel contrôle, que je dormais. Je sortis, passai, je ne sais comment, le portail de la caserne et Annie qui avait été recrutée à Niort comme infirmière et avait loué une chambre à Saint-Maixent, m’attendait avec un vélo pour nous rendre à Amailloux distant d’une trentaine de kilomètres. Dieumegarde se fit ainsi passer pour moi en prison pendant deux jours. J’ignore comment il s’était débrouillé avec ses collègues de chambrée.
Ainsi, vivions-nous notre temps de prison à Saint –Maixent, jusqu’au jour (j’ai l’impression que c’était un matin ; mes amis pensent que c’était le soir) un gradé vint nous chercher séparément, nous enjoignant de réunir nos affaires personnelles, sans passer deux fois au même endroit. Il insistait beaucoup sur ce point. Nous ignorions pourquoi. On nous embarqua (séparément) sans avoir pu prévenir qui que ce soit. Les téléphones portables alors n’existaient pas. Ce n’est que sur le quai de la gare qu’il nous remit notre feuille de route. Jean-Pierre à destination de Barcelonnette (28e Bataillon de Chasseurs Alpins). Guy pour Besançon (14e Bataillon de Chasseurs Alpins) et moi pour la Ligne Maginot à Bitche. Je serai ensuite muté à Sarrebourg après avoir purgé mes quatre mois de tôle (il fait froid à Bitche en octobre !) dans les conditions que j’ai relatées dans « Mes guerres coloniales ». C’est Jean-Pierre qui a été le plus brimé : 212 jours de prison et cassé de son grade de caporal-chef, comme je l’ai été de la distinction de 1ère classe !
Nous nous sommes retrouvés ensuite au Camp de la Courtine, avant d’être dirigés sur le Maroc où nous avons à nouveau été séparés. Trois lascars, cela rappelle les groupes de trois de la Résistance. L’armée a dû fantasmer sur notre trio, nous prenant pour de dangereux révolutionnaires. J’ai été affecté à Bitche. Guy a été muté à Tedders et Jean-Pierre à Oulmes. Nous ferons cependant le voyage de retour ensemble, à partir d’Alger où nous avons embarqué sur le « Pasteur ».
Ces retrouvailles à Nîmes nous ont permis de confronter nos souvenirs, nous confirment combien la mémoire est sélective. Nous ne nous rappelions pas les mêmes évènements et le souvenir que nous avions de ceux-ci différaient parfois de l’un à l’autre. Un exemple significatif : lorsqu’à La Courtine, on nous annonçât notre départ, tout le bataillon qui était au garde-à–vous, le rompit comme un seul homme et s’assit à même le sol. C’est le souvenir que j’en ai conservé. Guy, par-contre se souvient que cette belle unité ne dura pas et que peu à peu nos camarades se relevèrent. Il fut parmi les derniers à rester assis. La résolution n’était pas unanime, ce qui explique que l’encadrement réussit le lendemain à nous faire monter dans les trains pour Marseille. Mon souvenir avait idéalisé cet épisode. Tel quel, il est cependant significatif du mécontentement qui régnait parmi les « rappelés » à l’égard des guerres que la France faisait en Afrique du Nord. Guy m’a également idéalisé, persuadé que j’avais demandé rendez-vous à Saint-Maixent au Général Faure (le futur putschiste) pour protester contre l’envoi du contingent en Indochine et que j’avais été reçu et mis au garde-à-vous pendant deux heures. Un acte courageux, selon lui. Je n’en ai gardé aucun souvenir, cela doit être le fruit de son imagination.
Nous nous étions donc perdus de vue depuis 58 ans. Une éternité. Il n’y a pas si longtemps, c’était la durée moyenne d’une vie d’homme. N’allions-nous pas être déçus après une si longue césure ? Chacun de nous a construit sa propre vie. Nos parcours professionnels n’ont pas été les mêmes. Guy, technicien à la SNCF, est devenu chef de district. Jean-Pierre, n’ayant pas d’argent pour suivre des études en faculté, est entré dans la vie active et il a exercé le métier de visiteur médical. Quant à moi, après quinze années dans l’enseignement, j’ai épousé l’activité militante, avant d’être élu député puis conseiller général. Un point commun, nous sommes tous grands-pères et nous chérissons nos enfants et nos petits-enfants. Certes, nos cheveux se sont raréfiés, les moustaches ont blanchi, nous avons pris du ventre, mais en dépit de nos quatre-vingt-un ans nous sommes en bonne santé. Nous conduisons toujours notre voiture, nous aimons le vin, la bonne chère et les voyages. Pourtant nous avons aussi traversé des épreuves dans notre vie personnelle ou familiale. La façade est convenable, mais l’intérieur ? Comment avons-nous évolué de l’intérieur ?
Eh, bien, le fossé n’était pas si profond que ne puissions le franchir. Nous nous sommes assez vite retrouvés. Nous avons, c’est vrai, contracté des habitudes. Nous avons nos petites manies. Mais nos défauts (toujours présents) ne se sont pas trop accentués et nos qualités (car nous en avons) ne se sont pas trop estompées. « Dis, qu’as-tu fais de ta jeunesse ? ». Nous ne l’avons, semble-t-il, trahie ni les uns, ni les autres. Jean-Pierre n’est pas devenu réactionnaire comme sa famille. Guy est toujours fidèle aux valeurs de gauche et ma fréquentation des ors de la République ne m’a pas éloigné du Peuple. Nous ne sommes pas trop ronchons et si nous trouvons que la société allait mieux du temps de notre jeunesse, ce n’est pas un signe de sénilité, mais malheureusement, une réalité. Et, tous les trois sommes toujours engagés dans l’action pour faire bouger les lignes. Jean-Pierre dans un ciné-club progressiste. Guy, dans l’action associative à Saintes et moi-même, comme on sait, ma curiosité pour les cultures du Monde est intacte et mon engagement anticolonialiste toujours aussi intense. Au fond, nous ne vieillissons pas si mal comme en témoigne cette photo prise dans mon jardin à Montaury. J’exagère ? A peine.
Bernard DESCHAMPS
15 juillet 2013.