(Dernière mise à jour, le 12 novembre 2024 à 20h.30)
Paradoxalement, l’attribution du prix Goncourt et l’interdiction au Salon international du livre d’Alger aboutissent au même résultat, à la mise en valeur d’un ouvrage qui, sous un prétexte romanesque, est un réquisitoire politique haineux contre l’Algérie et son peuple.
Je suis pour la liberté de création, opposé à la censure et pour le droit à la critique. Il eut été plus judicieux, dans le respect de l’intelligence des lecteurs, d'en débattre afin de démêler le vrai du faux, le talent du romancier de la malhonnêteté du polémiste.
Connaissant les écrits et les opinions de Kamel Daoud, j’ai hésité à acheter Houris. Je l’ai fait quand une amie m’a dit l’avoir apprécié et je me suis obligé à le lire. Dans la douleur et la colère. Pour aller vite : à partir d’une réalité, l’horreur de la « décennie noire », l’auteur caricature l’Islam et donne de l’Algérie et de son peuple une image répugnante.
Aube, la narratrice a vingt-six ans. Elle a été victime des égorgeurs à l’âge de cinq ans, le 31 décembre 1999. Sauvée par sa mère Khadija, elle a survécu et respire grâce à une canule. A la place de sa bouche agrandie par le couteau des tueurs et recousue, un « immense sourire figé » confère à son visage un aspect effrayant. Elle ne peut pas parler, mais converse intérieurement avec le bébé qu’elle porte dans le ventre, dont on apprendra vers la fin du livre qui est le père, et qu’elle nomme affectueusement selon les moments, « ma petite fille », « petite fève », « ma sardine », « ma houri (vierge, ndlr) aux peignes d’or».
Elle vit avec sa mère, une avocate célèbre d’Oran. Elle a suivi des études et créé un salon de coiffure, Shéhérazade, que fréquentent assidûment les femmes du quartier et qui sera vandalisé par des hommes fanatisés par les prêches de l’imam de la mosquée voisine, et qui tuent et mutilent les infidèles, les mécréants, les journalistes. Face aux tueurs, une population qui subit en bêlant comme les moutons de l’Aïd. A aucun moment, l’auteur n’évoque la résistance populaire, les « patriotes », souvent d’anciens mujâhidûn armés par l’Etat.
Selon Daoud, ces crimes atroces prennent naissance dans la nature cruelle des hommes et dans l’Islam. En lisant les pages qui assimilent les égorgements humains aux sacrifices de l’Aïd, je repensais à cette interrogation de Mohammed Dib dans L’arbre à dires paru en 1998 : « Quelle identité prédomine dans la culture algérienne profondément marquée par l’Islam ? Celle incarnée par Mohammad qui, dans « sa cruauté archaïque », avait décidé de sacrifier son fils ? Ou celle d’Isaac qui lui a substitué un bélier ? Quelle est la référence pour les Algériens, cette tradition sacrificielle ou celle de l’Islam religion d’amour ? » Pour Daoud, il n’y a pas d’Islam « religion d’amour ».
Le chômage et la misère générés par les privatisations d’entreprises après la mort du président Boumediene, conjugués à la baisse mondiale des prix des hydrocarbures, sont totalement absents du roman, alors que c’est sur cette base que l’intégrisme religieux s’est développé.
Peu d’hommes trouvent grâce aux yeux de l’auteur. Il lui en fallait cependant quelques-uns pour se dédouaner lui-même. Il y a Aïssa, le libraire qui a été lui aussi victime des terroristes et qui recueille Aube au bord de l’autoroute. Il y a le fils d’un militaire, Mimoun, un jeune pêcheur au torse d’athlète et aux jambes torses et grêles, rencontré sur la plage des Andalouses à Oran, dont elle deviendra amoureuse et qui sera le père de l’enfant à naître, mais qui l’abandonnera pour s’exiler en Espagne. Il y a le « garçon-soldat » qui rêve des poissons de Norvège ; le colonel Chahid du Centre du renseignement militaire (CTRI) qui note minutieusement les informations fournies par Aïssa et fera exécuter son agresseur, mais à l’opposé son remplaçant mettra en doute son témoignage et lui intimera l’ordre de se taire.
Pour Daoud, la « décennie noire » c’est « la guerre » (p.182), la « vraie guerre » (p.193) en opposition à ce qu’il appelle « la guerre contre la France ». Les mettre sur le même plan déjà en soi pose problème, mais surtout ce n’est pas sous-estimer l’atrocité des 200 000 morts de la « décennie noire » que de rappeler que, selon les historiens, entre 500 000 et 1 million d’Algérien.ne.s sur 10 millions d’habitants ont été tués entre 1954 et 1962. Cela en dit long sur la volonté de Kamel Daoud de séduire la partie revancharde de la population française.
Une guerre que, selon lui, l’Etat algérien veut faire oublier (p. 240, 297) et dont les auteurs seraient « amnistiés ». « La loi de la « Réconciliation » leur permet d’être accueillis avec du lait et des dattes» (p.296). C’est une escroquerie intellectuelle. La loi de Cohésion civile (N°99-08 du 8 juillet 1999) et la Charte pour la Paix et la Réconciliation nationale (n° 2006-01 du 27 février 2006) que condamne Daoud et qui ont pourtant rétabli la paix en Algérie, ne sont pas des lois d’amnistie comme s’en était expliqué le président Bouteflika dans un meeting à Sétif en août 2005 *. Ces lois éteignaient les poursuites contre les jihadistes qui avaient déposé les armes. « Cette extinction des poursuites ne s’applique pas aux individus impliqués dans des massacres collectifs, les viols et les attentats à l’explosif dans des lieux publics. » (Charte, chapitre II, 2e). Ceux qui n’ont pas déposé les armes ont été impitoyablement traqués. Contrairement à l’interprétation que Daoud donne de l’article 46, il n’est pas interdit de parler des années 90, mais d’en faire l’apologie. La réalité que j’ai pu constater, est que la population répugne à évoquer cette période tragique dans laquelle ont souvent été impliqués, des deux côtés, des membres d’une même famille.
Le rappel des dates et des noms des victimes était nécessaire, de même que les récits des femmes emmenées de force dans la montagne par les « barbus » et violées, mais considérées à leur retour comme terroristes. Etait-il utile de décrire en détail les atrocités commises et de les répéter de façon lancinante jusqu’à la nausée du lecteur ? Comme si l’auteur y prenait du plaisir.
Les dernières pages se terminent sur une note optimiste. Aube n’avortera pas comme elle en avait eu l’intention. Elle accouchera d’une fille, Khaltoum en souvenir de « l’immense chanteuse égyptienne » Oum Khaltoum et elle vivra heureuse auprès d’Aïssa devenu son compagnon et de Khadija enchantée d’être grand’mère.
Houris est un livre complexe dont les qualités littéraires sont au service d’objectifs politiques réactionnaires. De l’agit-prop à rebours.
Bernard DESCHAMPS
11 novembre 2024
*Liberté DZ, 27 août 2005