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12 juin 2024 3 12 /06 /juin /2024 13:56

 

J’ai découvert récemment Histoire d’une colonie d’enfants espagnols (Zeitgeist Editions, septembre 2023). Quelle fraîcheur ! Quelle spontanéité ! Lisette Vincent,  qui est née en 1908 à Maghnia (le pays du futur président Ahmed Ben Bella), a trente ans lorsqu’elle se rend en Catalogne, où elle va être affectée comme institutrice de l’école installée dans l’hôpital militaire des Brigades internationales de Santa Coloma de Farner.

   Elle fait la connaissance, émue et enthousiaste,  du milieu des brigadistes : « Ils chantent [l’Internationale, ndlr] debout, le poing serré près des tempes, les yeux perdus au loin, comme s’ils apercevaient des rives inconnues de nous[…] nous « faisons » le poing, timidement d’abord, mais aux dernières paroles, au dernier refrain que nous reprenons toutes en chœur, ce sont des poings fermés, solides, qui symbolisent le départ discipliné et viril vers un nouveau chemin, vers une nouvelle vie… »

   Elle ne parle pas l’espagnol, mais  elle va se retrouver devant une centaine d’enfants de réfugiés, orphelins pour la plupart qui l’accueillent par « un chahut épouvantable ». D’une horde de gamines et de gamins indisciplinés, elle va faire une collectivité responsable et studieuse. En leur faisant confiance. Lisette Vincent a lu, en effet, Poème pédagogique (que j’ai dans ma bibliothèque) du soviétique A. Makarenko, et elle est une adepte de Célestin Freinet, l’initiateur  d’une « école ouverte, participative, où l’enfant et ses propres expériences sont au centre de la pédagogie ».

   Tout est décidé par les élèves en Assemblée générale qui élit un Comité de responsables pour les diverses tâches, car toutes désormais vont être réalisées par les élèves : le jardin, le verger, la cuisine, les pluches, le service des repas, le ménage, l’organisation des excursions…Des équipes sportives sont mises sur pied. Tout le monde se tutoie, et bientôt institutrice et élèves s’appelleront entre eux « camarades ». Cela offusque le reste du personnel qui s’en plaindra au Commissaire politique des Brigades internationales. Celui-ci sera surpris, hésitera,  mais soutiendra Lisette.

   Les démêlés de Lisette sont épiques avec Julian, le jeune chef de bande, d’une brutalité inouïe, sauf avec ses petites sœurs à l’égard desquelles il fait preuve d’une incroyable douceur. Julian  s’oppose à la mise en place du Comité chargé  de la bonne marche de l’école. Le Comité verra cependant le jour et fonctionnera malgré Julian qui fera tout pour le saboter, allant jusqu’à attaquer physiquement Lisette. Son comportement changera du tout au tout, lorsqu’une de ses petites sœurs tombera gravement malade et sera sauvée par Lisette. Il acceptera d’être le délégué sportif de l’école et Lisette n’aura jamais « amoureux plus fidèle, plus délicat. Tous les matins, j’avais un bouquet sur ma table, des fruits dans mon tiroir, des petites cartes naïves, ou écrit au tableau « Viva la Francesa ».

   Lisette Vincent pratique l’imprimerie à l’école et édite un petit journal où les enfants racontent leurs journées de travail et d’étude, leurs rêves aussi d’une Espagne sans Franco :

« Isabelle a 11 ans. Elle est très petite et brune avec une figure très fine. Elle rit toujours. Elle est très sympathique. C’est notre infirmière. Elle est allée à l’hôpital pour apprendre son métier pendant quelques jours. Chaque matin, elle vient la première pour soigner les enfants, avant qu’ils entrent en classe ».

     Ces enfants  - ils ont entre 8 et 14 ans - apprenaient le français, le russe, l’espagnol…Tout en aidant les paysans aux travaux des champs et en assumant les tâches quotidienne du fonctionnement de l’école.

     Ils « se passionnaient – écrit Lisette – pour les accords de Munich, les discours de Roosevelt, attendaient avec anxiété les pérégrinations chamberlinesques…la grève générale […] on me demanda toutes les biographies : Marx, Engels, Guesde, Staline, Pablo Iglésias, Pasionaria. »

   La discipline était  militaire. Les punitions infligées par les jeunes élus du Comité étaient rudes. Lisette Vincent a ce commentaire : « Les enfants sentent la nécessité d’une discipline collective. On en est arrivé à un respect presque mystique des droits et des devoirs que la collectivité suppose. »  On a l’impression de revivre des scènes de la colonie Gorki, décrites par Makarenko, dans l’Union soviétique de 1920. « Demain ces enfants seront des hommes. Ils pourront aller militer dans des organisations, aider leurs anciens à bâtir une Espagne toute neuve…Regardez leurs yeux, regardez l’aisance de leurs manières […] c’est là une génération nouvelle, digne, forte, incorruptible… »

    Avec nos yeux d’aujourd’hui, on peut penser que Lisette Vincent  enjolive la réalité, mais, dans le climat de guerre et de tensions politiques de l’époque, nourris des récits héroïques des républicains qui reviennent du front, il n’est pas inimaginable que ces enfants, même jeunes, aient ces préoccupations.

     Plusieurs pages relatent la façon dont elle aborda, à la demande des enfants, les questions liées à la sexualité. Démarche révolutionnaire pour l’époque qui choqua de nombreuses mères.

    L’ouvrage nous donne une description bouleversante de la chute de Barcelone et de la Retirada :

« Mes jambes se dérobaient…Ainsi nous ne fêterions pas la victoire ensemble…Ainsi notre collectivité allait se disloquer à tout jamais…Je n’entendrai plus leurs chants, leurs rires…Nous ne partirions pas ensemble dans le chemin de la vie. Il fallait nous quitter, il fallait nous quitter…Et est-ce possible ! Le Hogar Garcia Lorca n’existerait plus. Cette flamme ardente allait s’éteindre… ». Et plus loin, en forme d’adieu : « Vous tous, mes chéris, vivrez en moi jusqu’à mon dernier souffle ».

   Après l’Espagne, fin 1939, Lisette Vincent rejoint clandestinement Oran et elle deviendra membre du comité central du Parti communiste algérien. Elle se bat pendant les années cinquante et soixante pour l’indépendance de l’Algérie. A l’indépendance, en août 1962, le gouvernement lui accorde la nationalité algérienne. Nommée inspectrice, elle forme des enseignants, puis elle se consacrera bénévolement à l’enseignement par correspondance. Atteinte de tuberculose, elle cessera toute activité, et, en 1974 elle quitte l’Algérie pour la France, mais « elle se sent en exil et ne cesse de désigner l’Algérie comme « mon pays ». Elle se donne la mort le 13 juillet 1999.*

 Bernard DESCHAMPS, 10 juin 2024

*Les éléments biographiques concernant Lisette Vincent sont extraits du Maitron et de la préface rédigée par Françoise Demougin pour le présent ouvrage.

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