En souvenir de Paul Auster qui vient de nous quitter, je publie ce texte que j’avais écrit en 2009 à l’occasion d’un voyage à New-York.
Bernard Deschamps
_______________________________
C’est décidé, nous partons le 1er mai pour quelques jours à New York.
Ce voyage est le résultat d’un pari. Je ne pensais pas que le pays du Ku Klux Klan puisse un jour élire un président de couleur. Or le 4 novembre dernier Barak Obama a été élu. Annie et moi en avons été heureux quelle que soit l’évolution ultérieure de la politique américaine. En soi cette élection est déjà une victoire sur le racisme. Nous éprouvions donc le désir de mieux connaître cette Nation et son Peuple.
New York, le symbole de la puissance et de l’arrogance d’une Amérique détestée autant qu’elle séduit par son audace, sa créativité, la diversité de sa population.
La cruauté de sa guerre au Viet Nam, des populations brûlées au napalm, la défoliation des forêts,…Son soutien aux dictateurs d’Amérique du Sud, la torture, Salvador Allende, le Chili, le Chili…et, plus près de nous, en direct, la destruction de Bagdad, les frappes « chirurgicales»…Le blocus imposé à Cuba depuis 46 ans.
11 septembre 2001. L’attaque des tours jumelles du World Trade Center. Inoui. Inimaginable. La nation la plus puissante attaquée pour la première fois de son histoire, au cœur même de sa puissance, à deux pas de Wall Street sanctuaire de l’argent-roi …
Ce pays, sûr de lui, trop sûr de lui et dominateur engendre la haine.
Le « grand Satan », objet (objet ! le matérialisme vulgaire et inhumain du billet vert) de haine pour des foules immenses en Orient !
Mais ce pays est aussi celui de Malcom X, d’Angela Davis et de Martin Luther King. Ce fut la patrie d’Hémingway et de Louis Amstrong. Le pays qui, au contraire de la France, sût reconnaître le talent de Jacques Derrida et accueillit dans les années 40 des opposants fuyant l’Allemagne nazie et des intellectuels comme André Breton, Fernand Léger et tant d’autres.
Le pays de tous les excès. Le meilleur y côtoie le pire.[…]
Quelle Amérique allons- nous trouver à l’occasion de ce prochain voyage ? Dans quelle mesure son histoire marque-t-elle encore son présent ? La réalité correspondra-t-elle à l’image que nous nous en faisons ?
Ce que je crois savoir de New York par les films, la télévision, les récits, m’effraye un peu. Son architecture massive, de béton, de verre et d’acier. Ecrasante. Inhumaine. Etouffante…Ces millions de lumières qui brillent dans la nuit comme autant de regards cruels de bêtes tapies dans l’ombre. Le bruit de ferraille grinçante, hurlante du métro aérien, tel un monstre évadé des entrailles de la terre. Un enchevêtrement de blocs sans âme ( sans âme ? à vérifier) qui se sont abattus sur cette île de Manhattan autrefois recouverte de végétation et habitée d’Indiens Iroquois vivant dans des cabanes en bois.[…]
Je poursuis ma quête de New York, au travers des livres de Paul Auster. Après « La trilogie new-yorkaise » je lis « Seul dans le noir ». J’y retrouve les dédoublements de personnages dont joue Paul Auster. L’un des « héros » est l’auteur lui-même. Lui-même écrivain. Ce genre de récit qui passe de la réalité quotidienne émaillée d’évènements qui ont réellement eu lieu, comme la guerre en Irak, à la fiction la plus irréelle, ne m’est pas étranger. Laisser la bride sur le cou à des enchaînements d’idées ou de situations inattendues est un exercice qui m’est familier. Gymnastique intellectuelle de snob ? Le doute m’en vient parfois. Mais c’est aussi une façon détournée de se mettre à nu. L’écrivain se révèle à lui-même et se découvre en laissant son personnage de roman évoluer en toute liberté. Cet exercice chez Paul Auster n’est jamais égoïstement intérieur. Les évènements du Monde affleurent en permanence, du 11 septembre à l’Irak, et déterminent, pour une part, le comportement des personnages. Un témoignage sur les obsessions de nombreux intellectuels américains aujourd’hui. Une Amérique inquiète qui ne se reconnaît pas dans l’arrogance et la bêtise bushienne. Paul Auster ne décrit pas l’Amérique dans ses livres. Il décrit des Américains.
Depuis « Feuilles d’herbes » de Walt Whitman, beaucoup d’eau a coulé dans l’Hudson. Le ton épique du chantre de l’Amérique triomphante des premiers immigrés n’est plus d’actualité. L’amour de W.W. pour son pays, un pays neuf et, dans le même temps, un regard compréhensif et amical sur les autres Peuples. Ode contre le racisme. Et pourtant c’était le temps (1860) des débuts de la Civil War. Comme si Walt Whitman avait voulu exorciser les démons de l’Amérique.
Au « Manhattan, ton visage admirable » de W.W., Paul Auster oppose une ville au ras des trottoirs. Au propre comme au figuré. Diogène dans son tonneau. Quim (« Trilogie new-yorkaise ») dans un recoin d’immeuble. La banalité de la vie quotidienne. L’esprit qui habite les objets les plus ordinaires, comme un vieux parapluie déglingué dans un « monde d’exclus» (P. 154 et s.) d’une « ville abjecte » (P.115). Pas une ville noire mais terriblement banale : « un mur infini de briques » (P.131). Ces notations me font irrésistiblement penser à Céline dans « Voyage au bout de la nuit »:
« …j’ai pris sur ma droite une autre rue, mieux éclairée, « Broadway » qu’elle s’appelait. Le nom je l’ai lu sur une plaque. Bien au-dessus des derniers étages, en haut, restait du jour avec des mouettes et des morceaux de ciel. Nous on avançait dans la lueur d’en bas, malade comme celle de la forêt et si grise que la rue en était pleine comme un gros mélange de coton sale.
C’était comme une plaie triste la rue qui n’en finissait plus, avec nous au fond, nous autres, d’un bord à l’autre, d’une peine à l’autre, vers le bout qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde. »
BD
30 juillet 2009