« L’histoire du soir est votre grand moment d’amour, ta mère y met tout son coeur de professeur*, tu te pelotonnes dans le creux de son épaule et tu te régales du soin extrême qu’elle porte à l’intonation, elle te lit La Chèvre et les Biquets »
J’ai hésité à écrire une relation de ce roman, tant il est déroutant. Déroutant et envoûtant. De crainte que mon écriture ne soit pas à la hauteur de l’émotion que j’ai éprouvée en le lisant.
Rédigé à la deuxième personne du singulier, la narratrice s’adresse à elle-même, petite fille élevée par sa mère. Ndiolé a quatre ou cinq ans, elle est métisse et ne connait pas son papa. A l’école - dans les années 1970 – « une honte diffuse s’instille jusque dans tes os…tu sais que tu n’es pas à ta place, non conforme, ». Il y celles et ceux qui comme la cuisinière de la cantine, la voyant, sans méchanceté l’interpellent « Tiens, v’là Blanche-Neige ! » Il y a « les balourds qui sont pris en te voyant d’une sorte d’élan bienveillant, comme on caresse un chien dans la rue… », s’adressant à sa maman : « Quelle jolie petite fille ! Elle est de quelle origine ? Vous l’avez adoptée ? »
Longtemps, le besoin d’être comme les autres la poursuivra, mais « Sans l’amour paternel, la vie vous couvre à l’aube d’une infamie qui durera toujours… » et peu à peu, se fera de plus en plus pressant, le souhait de connaître et d’être reconnue par « l’homme des lointains » que sa maman a fréquenté lorsqu’ils étaient étudiants et dont elle est « tombée enceinte ». Elle découvre sa thèse de doctorat soutenue en France et archivée à la bibliothèque universitaire, et, accompagnée de son amoureux, Ndiolé, qui adulte n’est plus Ndiolé qui périodiquement comme sa conscience se rappelle à elle, décide d’aller au Sénégal où vit celui qui est devenu un éminent professeur d’université. Elle découvre ce pays où « la beauté des corps, magnifiés par les tissus aux couleurs saturées, composent une enthousiasmante scène de l’Afrique éternelle, à laquelle tu pressens que tu n’appartiendras jamais qu’en touriste». Elle y découvre aussi la légendaire téranga de ce peuple et la chaleur des relations humaines, mais la rencontre avec son père se passe mal. Il nie sa paternité et l’accuse de harcèlement.
Mère de famille, Ndiolé retournera à plusieurs reprises au Sénégal où, grâce à une amie de jeunesse de sa maman, elle fera la connaissance d’Ousseynou, le frère jumeau de son père, qui mettra un point d’honneur à convaincre celui-ci, sinon de la reconnaître, du moins de la rencontrer. Elle fera la connaissance de sa famille africaine, expansive du côté d’Ousseynou, plus réservée mais cordiale du côté de plusieurs de ses frères et sœurs et de l’épouse de son père qui l’accueille gentiment. Lors d’une de ses visites à Ousseynou, elle remarque un petit portrait en noir et blanc, celui d’une femme d’au-moins soixante-dix ans, « elle est assise par terre devant un mur, sur ce qui semble être un trottoir, dans la rue ou dans une cour, une jambe en position de tailleur, l’autre pliée devant elle, le genou à hauteur de poitrine… » . Sa grand-mère…Elle apprend à aimer les spécialités sénégalaises, le tiébou dien, le maffé, le jus de goyave…Elle est émue par l’atmosphère de la rue à Dzakar, « tu aimes instantanément tout de la ville, la terre battue des ruelles, la lumière crue, le flux continu des habitants, enfants attroupés devant quelque curiosité, vieillards alignés sur un banc à discuter le long d’un mur ocre jaune, femmes majestueuses dans la répétition du quotidien, les chèvres qui vous bousculent, le désordre des échoppes, la précision des artisans, et les façades décrépies » Elle prend conscience des difficultés que rencontre cette ancienne colonie, la rareté et la pauvreté des bibliothèques scolaires en dépit du dévouement des personnels, les coupures d’électricité, la lenteur du démarrage d’internet, le flou des images de skype…Elle a parfois la sensation d’appartenir à cette terre dont elle n’a pas la culture.
Son père n’est plus le jeune étudiant sémillant, sapé, cravaté, qu’a connu la maman de Ndiolé . Il se voûte et sa moustache a blanchi. « Un jour on m’apprendra la mort de mon père, c’est sans doute Aïssatou qui appellera et, par ce geste de me prévenir, sera définitivement validée, sans l’être, ma filiation, je ne pourrai pas m’empêcher de me demander si, au moment de peser son âme et de la rendre, il aura eu une pensée pour l’enfant qu’il n’aura jamais su admettre »
La narration très fluide, qui, en l’absence de points chemine sans ruptures, simplement rythmée par les virgules, est d’une incomparable délicatesse.
Bernard DESCHAMPS
10 janvier 2024
- Amina Richard est professeur à Nîmes. Ce roman est édité chez Stock, août 2022.
- L’auteur écrit professeur sans e.