Jeune Afrique
(Photo ; Les juges de la CIJ avant l’audience. La Haye, le 12 janvier 2024. © Dursun Aydemir / ANADOLU / Anadolu via AFP)
Durant deux jours, les juristes envoyés par l’Afrique du Sud et Israël ont croisé le fer devant la Cour internationale de justice, afin de déterminer si l’État hébreu se rend coupable de génocide à Gaza. La première étape d’une procédure qui risque de durer des années.
Frida Dahmani, le 15 janvier 2024
C’est le 29 décembre 2023 que l’Afrique du Sud – soutenue par la Bolivie, la Turquie, la Malaisie, la Jordanie et l’Organisation de la coopération islamique (OCI) qui compte 57 membres dont l’Arabie saoudite, l’Iran et le Maroc – a saisi la Cour internationale de justice (CIJ) d’une requête contre Israël qu’elle accuse de se livrer à un génocide dans la bande de Gaza, lors de la guerre qui l’oppose au Hamas depuis le 7 octobre 2023.
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Pour Pretoria, il s’agit ni plus ni moins d’une violation de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en 1948, après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Chaque partie a été invitée à présenter son plaidoyer devant la haute juridiction onusienne basée à La Haye. L’audience du 11 janvier, dédiée aux arguments de Pretoria, et celle du 12 janvier consacrée à la défense de Tel-Aviv, ne sont toutefois qu’une première étape.
Les 17 juges vont devoir se prononcer sur la requête de l’Afrique du Sud qui exige d’Israël de surseoir aux opérations militaires, de « cesser de tuer, d’occasionner des blessures mentales et physiques aux Gazaouis et de les mettre dans des conditions de vie extrêmement précaire pouvant conduire à l’anéantissement physique ». La Cour aura ensuite à examiner, avant de statuer, sur la question de génocide à partir des éléments avancés par l’une et l’autre des parties.
Amitié
Depuis longtemps, l’Afrique du Sud, dont l’amitié avec le peuple palestinien a été scellée par le président Nelson Mandela et le président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat, fait le parallèle entre le sort subi par les Palestiniens et l’apartheid enduré par sa propre population noire. C’est l’avocate Adila Hassim, principale représentante de Pretoria à La Haye – aux côtés de ses collègues Tembeka Ngcukaitobi, Max du Plessis, John Dugard, Vaughan Lowe et Blinne Ní Ghrálaigh – qui a inauguré les trois heures de plaidoiries. Cette juriste, connue pour sa détermination et ses engagements, a déroulé des arguments basés sur des éléments recueillis par Amnesty International. Depuis l’attaque lancée par le Hamas le 7 octobre 2023 et la riposte israélienne qui a suivi, l’ONG internationale répertorie les violations du droit international, les attaques contre des civils et leurs biens, les déplacements forcés de civils, l’usage de punitions collectives et la commission de faits s’apparentant aux crimes de guerre.
Il s’agit du premier génocide dont les victimes documentent leur propre destruction en direct. Gaza incarne un échec moral. Le monde devrait avoir honte.
Autant d’éléments qui, selon la représentante sud-africaine (Adila Hassim,Principale représentante de Pretoria à La Haye, ndlr), sont constitutifs d’un génocide, lequel succède à des décennies d’oppression des Palestiniens par Israël. Les chiffres sont accablants : 23 000 morts, 85 % de la population de Gaza déplacée, 25 % menacée de famine et une partie nord de l’enclave qui n’est plus que ruines. « Il s’agit du premier génocide dont les victimes documentent leur propre destruction en direct. Gaza incarne un échec moral. Cet échec aura des répercussions, non seulement sur les Gazaouis, mais aussi sur les générations à venir. Le monde devrait avoir honte », a conclu l’avocate.
« Une arme aux mains des terroristes »
Un sentiment de honte que n’éprouvent visiblement pas les juristes représentant Israël à La Haye. D’emblée, la défense a accusé Pretoria d’être un porte-parole du Hamas, ou du moins d’agir comme tel. Avant de répéter qu’Israël agit pour protéger sa population, qu’il mène une offensive pour se défendre du Hamas et réfute le terme de génocide. « L’utilisation à des fins militaires du terme génocide contre Israël dans le contexte actuel [raconte] à la Cour une histoire grossièrement déformée », a estimé Tal Becker, représentant du ministère israélien de la Justice.
Le collectif d’avocats israélien n’a cessé de souligner qu’Israël considère que la Convention sur le génocide est un texte essentiel pour sa protection et qu’elle ne peut, par conséquent, en violer les termes. Dans les conclusions, l’avocat Gilad Noam s’est fait menaçant à l’égard de la CIJ : « Accéder à la demande de mesures conservatoires de l’Afrique du Sud signalerait aux groupes terroristes qu’ils peuvent commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et demander ensuite la protection de cette Cour […] Au lieu d’être un instrument de prévention des horreurs terroristes, la Cour deviendrait une arme aux mains de groupes terroristes qui n’ont aucune considération pour l’humanité et l’État de droit ».
Une ligne de défense que l’ensemble des observateurs a jugé maladroite, d’autant que les avocats israéliens n’ont répondu à aucun des points soulevés par l’accusation.
Charge symbolique
Que faut-il maintenant attendre de cette procédure ? Dans un premier temps, la Cour va devoir se prononcer rapidement sur les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud. En revanche, il est tout à fait possible qu’elle prenne des années avant de statuer sur l’accusation de génocide qui constitue le fond de la requête. Les juristes ne cachent pas qu’il sera délicat pour la Cour de déterminer si Israël a eu l’intention d’exterminer la population palestinienne. Sachant que le terme de « génocide » désigne des meurtres ou la soumission d’une population civile à des conditions qui mettent en péril son existence. L’opinion internationale retiendra tout de même la forte charge symbolique de la plainte déposée.
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Il faut aussi préciser que la Cour n’a pas les moyens de faire exécuter les mesures conservatoires qu’elle pourrait, éventuellement, édicter. Même si les juges enjoignaient Tel-Aviv de cesser son offensive ou de modérer les moyens employés, ils n’auraient aucun moyen de l’y contraindre. Les autres États signataires de la Convention pourraient simplement s’appuyer sur l’avis de la Cour pour faire pression sur Israël, au moins pour éviter que la situation ne s’aggrave.
On peut parier que la haute instance juridictionnelle onusienne prendra son temps pour examiner les accusations et statuer sur le fond. En 2018, la Gambie avait saisi la CIJ avec une accusation de génocide des Rohingyas, minorité musulmane birmane, par la junte militaire au pouvoir au Myanmar. Il a fallu attendre 2022 pour que la Cour se déclare compétente… Pourtant, ces délais ne semblent pas effrayer l’Afrique du Sud : le 17 novembre 2023, elle a, avec le soutien de la Bolivie, du Bangladesh, des Comores et de Djibouti, déposé une autre requête auprès du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Toujours à propos de la situation en Palestine. »