par Bernard Deschamps
(Dernière mise à jour, 1er février 2024 à 8h.50)
C’est le titre du hors-série édité par l’Humanité à l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Vladimir Ilitch Oulianov, le 21 janvier 1924. Adulé en son temps par les militants, honni par d’autres, le théoricien communiste, le leader de la Révolution d’Octobre 1917, est aujourd’hui pratiquement oublié, alors qu’il fut, estime Claude Mazauric (page 117), « un vrai et un grand protagoniste de la marche en avant de l’humanité. » C’est « l’occasion de laisser l’îcône pour revenir à ses textes et à son action politique », nous dit le philosophe Florian Gulli.(page 112)
Ayant adhéré au Parti communiste français trois ans avant la mort de Staline, je fus de la génération des communistes qui ont été biberonnés aux écrits de Lénine (dont Que faire ?) édités par les Editions de Moscou. Le choc terrible de la révélation par Khrouchtchev des « crimes de Staline », puis l’implosion de l’Union soviétique, nous conduisirent à des révisions déchirantes. Ce hors-série, est un outil précieux qui nous remet des textes en mémoire et nous permet de poursuivre la réévaluation de certaines des analyses « léninistes ».
Ouvert par un éditorial de Fabien Gay, le directeur de l’Humanité, il comporte un récit romancé de l’écrivain Joseph Andras et une série d’études passionnantes d’historiens, de philosophes et de journalistes.
Certains aspects de la pensée de Lénine m’avaient échappé, que ces textes mettent en lumière. Ainsi de sa hantise d’un « Thermidor » à l’image de la Révolution française qu’il admirait.( Hervé Leuwers, page 19). Et il était animé par la volonté de dépasser la Commune de Paris de 1871, qui « Après deux mois et douze jours […] succomba sous le feu de l’armée française. » Cela nous éclaire, selon Sylvie Braibant (pages 28 et 29) sur la nature du pouvoir soviétique.
Dans « L’impérialisme stade suprême du capitalisme » publié peu avant la révolution d’Octobre 1917, Lénine démontrait que le capitalisme était parvenu à son stade « ultime ». Ce sera le fondement théorique des Thèses d’avril qui prôneront la « révolution socialiste » à l’opposé des mencheviks (minoritaires) et des Socialistes révolutionnaires qui, considérant comme obligé le passage par la « révolution bourgeoise », soutiendront Kérenski. Le débat sur les deux « phases » est récurrent dans le mouvement révolutionnaire. Encore aujourd’hui. Il fut conforté, à partir de 1921, par la mise en œuvre, à l’initiative de Lénine, de la Nouvelle politique économique (NEP) qui remit en cause la collectivisation forcée des terres agricoles, considérant comme inévitable le passage par « une phase intermédiaire » (Alessandro Stanziani, page 108)
Le passage au socialisme en URSS était-il impossible, en raison de la faiblesse numérique de la classe ouvrière russe ? Les analyses diffèrent sur ce point. François-Xavier Nérard écrit (page 10) « L’économie russe est en pleine croissance et atteint la troisième place mondiale à la veille de la Première guerre mondiale ». Alors que selon Alessandro Stanziani (Page 67), « contrairement à l’avis de Lénine, en Russie même le développement des industries et du prolétariat était extrêmement limité ».
L’histoire a montré, comme le fit remarquer Antonio Gramsci (Page 91) que « les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi inflexibles qu’on aurait pu le penser et qu’on l’a effectivement pensé ». Il ne faut pas négliger l’influence des circonstances et le rôle des êtres humains. En l’occurrence, les conditions dans lesquelles s’est déroulée la première guerre mondiale (Nicolas Offenstadt, pages 68 et 69), et la clairvoyance et l’audace de Lénine. (Jean-Jacques Marie, pages72 et 73)
Staline était-il déjà dans Lénine ? (Roger Martelli, pages 110 et 111). Comme le rappelle Michel Pigenet (page 101), Lénine, dans ce qu’il est convenu d’appeler son « testament », en décembre 1922, « exprime ses appréhensions. Staline, constate-t-il, a « concentré entre ses mains un pouvoir sans limite », dont il n’est « pas sûr qu’il saura toujours en user à bon escient ». Et il propose de « réfléchir aux moyens de déplacer Staline » du poste de secrétaire général du PCUS. On connait l’opposition de Lénine au « chauvinisme grand russien » de Staline et leur désaccord sur la question des nationalités, Lénine prenant parti pour une « union égalitaire » des Républiques soviétiques du Caucase. (Michel Pigenet, page 101).
Les textes adoptés sous l’impulsion de Lénine par le 2e Congrès panrusse des soviets, le 7 novembre 1917, témoignaient d’une vision émancipatrice : la paix proposée aux peuples en guerre et le « cessez le feu sur tous les fronts » ; le droit à « l’autodétermination de toutes les nations peuplant la Russie » ; « le contrôle ouvrier sur toute la production » ; « la convocation d’une Assemblée constituante »…A l’initiative d’Alexandra Kollontaï, première femme ministre, un Code de la famille égalitaire, le mariage civil, la dépénalisation de l’avortement, le droit au divorce, l’instruction gratuite des filles…*
Cette démarche attentive à la réalité, se manifesta également, 1922 dans les discussions avec les Communistes français, Gaston Monmousseau et Pierre Sémard. Lénine acceptant, en raison des traditions révolutionnaires de la France, que le syndicalisme ne soit pas organiquement lié au parti communiste français. (André Narritsens, page 107).
Mais c’est Lénine lui-même qui avant la Révolution, déclara : « Quand nous aurons pris le pouvoir, nous ne le lâcherons pas» (Nicolas Werth, page 97), et le 7 décembre 1917 sera créée la Tcheka, la police politique. C’est pourtant sous Lénine que s’épanouit, dans les arts et la culture, une liberté de création sans précédent (et malheureusement sans suite).
La « léninisme » fut donc pour une très large part, l’antithèse du « stalinisme », mais les conditions dans lesquelles eut lieu la Révolution d’Octobre 1917, les interventions militaires étrangères, et certaines analyses de Lénine ont pu favoriser les pratiques criminelles de Staline.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce hors-série consacré à Lénine. Les auteurs non cités : Aurélien Aramini, Andréa Benedetti, Maurice Carrez, Lars T. Lif, Hugo Pompougnac, Jean Quétier, Marie-Pierre Rey, Guillaume Roubaud-Quaschie, Jean-Paul Scot, Alexandre Sumpf, Maurice Ulrich, Jean Vigreux, Serge Wolikow.
Mais, n’est-ce pas, vous allez l’acheter, le lire, compléter les impasses que j’ai faites, et le méditer ?
Bernard DESCHAMPS
29 janvier 2024
*Mesures citées par Bernard Frédérick dans un remarquable article publié par l'Humanité magazine du 25 janvier 2024, qu'il est bien dommage qu'il ne soit pas inclus dans le hors-série.