L’EVOLUTION D’UN JEUNE PIED-NOIR, DE L’EMPRISE COLONIALE A SON ENGAGEMENT POUR L’INDEPENDANCE DE L’ALGERIE.*
(Dernière mise à jour le 27/01/2024 à 9h.)
J’ai reçu récemment Un cri que le soleil dévore. Carnets, notes et réflexions de Jean Sénac, écrits de 1942 à 1973, rassemblés et préfacés par Guy Dugas, professeur des universités (Montpellier), spécialiste du domaine arabe et des minorités en Méditerranée. Cet ouvrage est édité au Seuil en partenariat avec El Kalima.
Le poète incandescent, bien sûr, me passionne, né à Béni-Saf en Oranie le 29 novembre 1926 et mort assassiné à Alger le 30 août 1973. Mais c’est à son évolution politique que je me suis, en premier lieu, attaché.
Comment, par quels chemins, l’adolescent vichyste en 1942, est-il devenu un militant de la Fédération de France du FLN en lutte pour l’Indépendance de l’Algérie, un artisan de l’Algérie nouvelle, un admirateur d’Ahmed Ben Bella ?
L’Algérie des années 40
Contrairement à la France, l’Algérie en 1940 n’est pas occupée par l’armée allemande, mais elle vit, depuis le 10 juillet, sous le régime du collaborationniste Pétain. Les journaux algériens L’Echo d’Alger, L'Écho d'Oran, La Dépêche algérienne ont été parmi les premiers à prôner le ralliement à Pétain. L’antijudaïsme imprègne profondément la très catholique population d’origine européenne. Selon Geneviève Dermerjian « la politique d’aryanisation alla parfois plus loin en Algérie qu’en métropole. »
En 1940 et 1941, les institutions ont été mises sous contrôle. Des cadres et des élus jugés trop à gauche ont été écartés. Les préfets reçurent les pouvoirs des conseils généraux Un personnel nommé remplaça une partie des conseils municipaux. La jeunesse en âge de faire le service militaire fut encadrée pendant six, puis huit mois dans les Chantiers de jeunesse (1940-1944. La Légion française des combattants, qui remplaçait les associations d’anciens combattants dissoutes, s’implanta dès l’automne 1940 ; elle constitua en Algérie comme en métropole un puissant relais d’opinion au service du nouveau régime. En 1941, la répression policière et judiciaire s’aggrava, dirigée en particulier contre les communistes dont le parti est interdit depuis 1939, et les progressistes. Le contexte de la guerre provoqua une pénurie de textiles et de produits alimentaires qu’aggravèrent les mauvaises conditions économiques, commerciales et climatiques de l’hiver 1941-1942 et du printemps 1942. Des situations de disette entraînèrent un mécontentement qui atteignit le prestige de Vichy.
Des groupes de résistants s’étaient formés dès 1940 avec les Communistes et autour de quelques hommes comme l’ingénieur Jean L’Hostis et autour de jeunes Juifs, en particulier Roger Carcassonne (1911-1991) à Oran et José Aboulker (1920-2009) à Alger. En mars 1941, Carcassonne fut mis en relation avec Henri d’Astier de la Vigerie (1899-1952), récemment arrivé de métropole. Des opérations connues sous le nom d’« opération Torch », accompagnant le débarquement allié de l’escadre américaine à Casablanca, Oran et Alger du 8 novembre 1942, furent organisées. À Alger, 400 résistants investirent les commissariats, les centraux téléphoniques, Radio-Alger, les divers points stratégiques civils et militaires.
Les étapes d’une mutation
Le journal intime de Jean Sénac débute le 4 juillet 1942. Il a seize ans. Dès la première page, il fait état de sa participation à un camp de vacances des Compagnons de France, l’organisation de jeunesse vichyste créée en 1940. Il est assidu à la messe ; chaque vendredi il communie. Il assiste religieusement au lever des couleurs, participe régulièrement aux ateliers de confection de colis pour les prisonniers de guerre. Le 5 juillet, il s’exclame « Quelle joie !» en recevant la « Francisque du mérite », la décoration attribuée par le régime de Vichy, marque spéciale d’estime à Philippe Pétain.
Il voyait en Pétain le chef qui allait « relever » le pays après la défaite, dont la responsabilité était attribuée au Front populaire. Il écrit des poèmes qui seront publiés dans le Bulletin des Jeunes, un magazine bimensuel édité par Vichy. Il vénère le dictateur portugais Salazar. Il a cette appréciation (5 août 1942, page 49), qui avec le recul nous surprend et nous choque : « Je suis exalté, je le prends pour modèle : il devient pour moi un exemple, un apôtre de la paix, de la série des Pétain. »
Son journal ne fait pas état de la rafle du Véld’Hiv à Paris, les 16 et 17 juillet 1942, au cours de laquelle plus de treize mille personnes juives, dont près d'un tiers d'enfants, ont été arrêtées, détenues au Vélodrome d'Hiver, puis envoyées par trains de la mort vers le centre d'extermination d'Auschwitz. Ignorait-il ces tragiques évènements ? Le 19 juillet, L’Echo d’Alger, le quotidien le plus lu, dirigé par Alain de Sérigny qui sera condamné pour son soutien au putsch des généraux en 1961, n’y fait pas allusion. La première page titre sur l’avancée de la Wehrmacht sur le Don, le 6e anniversaire du Soulèvement national en Espagne et les « missions spéciales » du gouvernement français en Allemagne…
Le dimanche 4 octobre 1942, il écrit : « Le monde est bouleversé par la guerre, en France. La Légion Tricolore se forme (crée par Laval pour récupérer politiquement et militairement la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, ndlr), la Relève continue et devient presque une obligation. En Afrique du Nord française, la menace d’une invasion anglo-saxonne se fait sentir, elle se réalisera en novembre (référence au débarquement de soldats britanniques sur les côtes oranaises en novembre 1942, ndlr) (P.62).
Mais Sénac déteste les « boches » (P.81) et il n’aime pas les Anglais auxquels il reproche Mers El Kébir, ni les Italiens. Sénac se dit français et patriote : « Ma France, ma France chérie » (P.76). Il porte en lui « cet amour inné de la Patrie, de son sol, de ses maisons, de ses cathédrales, de ses enfants. » (29 novembre 1943, page 122). Il se réjouira des défaites de l’Allemagne, de la libération de la Corse (P.68), puis en 1945 de tout le territoire national. Le 2 mai 1945, il écrira : « Hitler est mort ? Tant mieux ! (P.219)
Contrairement à Kateb Yacine, et à de nombreux jeunes poètes algériens d’origine européenne, Jean Sénac n’a pas été bouleversé par la répression du 8 mai 1945 en Algérie. Le 14 mai, il écrit : « Fêtes de la victoire obscurcies depuis une semaine par une série d’émeutes arabes à Sétif, Guelma, etc…Les salots (sic). Au lieu de réjouissances, consignes, gardes et patrouilles renforcées, embêtements quadruplés. Ah, vraiment… » Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas animé de sentiments anticolonialistes. Il envisage d’ailleurs de s’engager pour l’Indochine. (26 juin 1945, page 224)
A l’initiative d’Edmond Brua, « mon maître, mon ami » (P.271), il va nouer de 1946 à 1951, des relations qui vont le faire évoluer, avec la librairie Charlot (1), Emmanuel Roblès, Jules Roy, Robert Randau, Sauveur Galliéro, Robert Llorens et, en 1948, il va faire la connaissance d’Albert Camus.
En 1952, Sénac a 26 ans. Il est libéré de ses obligations militaires. Depuis quelques mois il vit à Paris. Au mois de mars, Ahmed Ben Bella et Ahmed Mahssas condamnés pour leur participation à l’OS, s’évadent de la prison de Blida. En mai, le dirigeant nationaliste Messali Hadj est assigné en résidence à Niort en France. Jean sénac est en relation avec les milieux intellectuels parisiens, notamment avec Albert Camus. Il fréquente des journalistes de France-Observateur où Claude Bourdet a publié en décembre 1951 un article retentissant : Y-a-t-il une gestapo en en Algérie ? Il a également des contacts avec l’Express où François Mauriac, dans son Bloc-notes, dénonce « La Question ». Comme l’écrit Guy Dugas (P.317), Jean Sénac « … a changé : plus conscient de la situation sociale et politique, il est désormais éclairé sur les méfaits du colonialisme. »
Entre le 15 et le 31 mai 1952, il rédige Les Assassins en Algérie qui témoigne de sa prise de conscience :
« Citoyen d’une terre où le Seigneur légalise le crime, où le pouvoir vire du tolérable à l’acide cynique (précisions : de M. Châtaignaud à M. Léonard, préfet de police) […] Citoyen d’une terre de douleur et de lutte, citoyen du volcan, j’entre dans le feu. Je crie. […] En Afrique du Nord se taire, c’est trahir. » Et il précise sa démarche :
« Homme libre, laissons à leur goût ceux qui trouvent leurs racines, les fontaines de leur art sur une terre étrangère, mais pour nous qui sentons germer dans nos veines /le visage de notre sol, osons ouvertement crier, écrire notre indignation, approcher notre œuvre du cœur de notre peuple, exprimer ce sang qui nous harcèle et, s’il est algérien, le dire ainsi avec le sens , la démesure et l’extrême amour qui sont les nôtres en cette vie de barricades qui ouvre sur des temps réconciliés. »(P.328)
Il est loin le temps où Sénac trouvait son inspiration dans les cathédrales, et n’était pas choqué de l’affectation de la mosquée Ketchaoua au culte catholique.(P.198 ). Il ne rejette pas pour autant l’apport de la culture française et occidentale. Il aspire à « des temps réconciliés » :
« Algérien, j’aime la France la Doulce, celle de Jeanne d’Arc, de Saint-Just, de Victor Hugo, de Rimbaud, de Pasteur, de Cher, ma seconde patrie. » MA SECONDE PATRIE ! Il est désormais un patriote algérien.
1954
Sénac est à Alger jusqu’à son départ fin août pour Paris. Son amour pour Edgard occupe la plus grande partie de son journal. Pressent-il la déflagration du 1er novembre ? Il suit l’actualité, y compris au travers des journaux français et il a de nombreuses conversations politiques ( Momo de la Casbah, Sauveur Galliero, Mouloud Feraoun…) Depuis 1953, il est proche des milieux nationalistes, en particulier de la famille Bouhired et de Larbi Ben M’hidi. Certaines allusions dans son journal apparaissent prémonitoires :
« Malheur à qui nous jette dans l’humiliation
Il connaîtra le plomb fondu
et la colère des pauvres. (15 juin, p.420)
Son jugement sur l’Algérie coloniale est sans appel : « L’orgueil, l’aveuglement des Européens d’ici est insensé. Il n’y a rien à attendre d’eux […] Ils sont trop assurés de leur supériorité raciale (morale, physique, humaine). Pour eux, pour les meilleurs d’entre eux, hélas, L’Arabe n’est qu’un domestique auquel nous avons tout donné et qui n’a qu’à s’incliner, obéir et nous remercier »» Et il formule cette proposition radicale : « leur donner à choisir, l’Algérie ou le départ » (7 juillet, P.424).
Pourtant, le 1er novembre 1954, le jour du déclenchement de l’insurrection, il ne prend pas la mesure de l’importance de l’évènement. Ce n’était, en effet, pas immédiatement évident. Le PCF, pour sa part, ne se prononcera que le 9 novembre. Le 3 novembre 1954, dans son journal, Sénac rapporte cette appréciation d’Albert Camus qu’il fait sienne : « Le terrorisme en Algérie le préoccupe. Mais il réprouve les crimes de lâche politique et n’admet que le terrorisme des Justes (Kaliayev Russie, 1905) ». On touche là à l’influence de Camus dont il fut proche. Celui-ci, qui ne se prononcera pas pour l’Indépendance de l’Algérie, contribua malgré tout, avec ses limites, à sa prise de conscience.
Sénac s’interroge (15 décembre, p.451) : « Partir pour l’Aurès ! Ecrire ? Mourir ? Tuer ? Aller au Caire ? Témoigner à Alger ? Agir à Paris ? »
En 1955, il s’exile à Paris. Le 20 janvier, il rencontre Ahmed Taleb et Layachi Yaker, responsables de l’UGEA (Union générale des étudiants musulmans et il rejoint la Fédération de France du FLN. Le 21 janvier il écrit Les Partisans de l’Aurès :
« Les archanges de fer
sont debout comme à Fleurus
drapés de noble misère
auréolés de cactus. »
Il a mûri sa décision et c’est en pleine conscience qu’il a fait ce choix. Il sait que « Cette place de militant se paye parfois très cher. » (P.380). Il avait eu, quelques mois plus tôt, cette phrase qui a une résonnance singulière dans un pays qui rejette l’homosexualité : « Je n’aurai que le droit de vivre dans la ligne des autres…et plus haut dans l’intransigeance afin de mériter leur sympathie, leur confiance, leur amour. » (P.403)
La désignation en 1954, de Mendès France comme chef du gouvernement et la nomination de François Mitterrand comme ministre de l’Intérieur, suscitent chez lui « grandes espérances. Joie » (P.420).
Entre novembre 1956 et février 1957, il rédige à Paris Le soleil sous les Armes (2) qui est une profession de foi et une déclaration d’amour à la Nation algérienne. « nous avons essayé – nous dit Sénac – de faire entendre la voix de notre peuple. »
« Notre peuple »…. Que de chemin parcouru en une quinzaine d’années. Il est désormais « solidaire de nos frères maquisards » (P.16 de l’ouvrage sus-indiqué), « au-delà des excès regrettables » et des « atroces bavures » (P.41-42). Son attachement à la Patrie algérienne n’a rien à voir avec « un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus » (P.19) « La nation algérienne est dans ses neuf-dixièmes arabo-berbère et musulmane, avec néanmoins une forte imprégnation culturelle occidentale. » Et de citer, entre-autres, Robespierre et Saint-Just. Sa pensée témoigne d’une remarquable modernité : « La place des minorités ethniques ne saurait être sous-estimée. » (P.41)
Comme Kateb Yacine, il admet :
« Je suis moi-même devenu
Un autre homme. »
Cette mue ne fut pas sans douleur et, à l’instar de Jo Cervo, il évoque :
« …le jour de honte et de deuil venu
où le visage de notre mère
derrière les voiles de la guerre
nous apparut inconnu. »
Mais, nous dit Sénac, « La France n’est pas cette putain en battle-dress. De plus en plus nombreux, les Français échappent aux mensonges officiels de la « pacification » et essaient d’écorcher les ténèbres. » Tel est le « Le vrai visage de la France » (dans Matinale de mon peuple) dont il note néanmoins que, parmi les gens de gauche hostiles au colonialisme, il existe parfois « une curieuse tendance au paternalisme ». Quant aux Européens d’Algérie, ils font partie – selon l’expression de Ferhat Abbas- « de la patrie commune » et Sénac approuve la liberté de choix promise par le FLN.
Les causes d’une mutation
Jean Sénac a toujours revendiqué ses origines populaires. Né dans une famille modeste, franco-espagnole, il était sensible aux difficultés des « pauvres » et des Arabes côtoyés dès son enfance. Son journal y fait allusion à de nombreuses reprises. Son milieu social d’origine n’est donc pas étranger à son évolution politique, mais d’autres que lui, issus du même milieu, évoluèrent vers l’OAS. Je pense à une partie de la population du quartier de Bab El Oud d’Alger.
Y-a-t-il eu interaction entre l’évolution politique de Sénac et son évolution religieuse ? Sans doute. Elles ont du moins été parallèles. Le jeune catholique mystique, très pieux quelques années auparavant, rate parfois la messe par paresse à l’âge de 19 ans (P.242), et oublie de communier. Il demeure cependant croyant, avec des moments de doute : « Perdre la foi est-ce possible ? (10 octobre 1945, page 230), « La crise de la foi (si terrible) qui m’obsède » (15 octobre 1945, page 234). « je ne peut (sic) plus prier. Effrayant ! » (24 octobre 1945, page 237). Ce qui est assez courant parmi les chrétiens, et n’est pas forcément le début d’une perte de la foi. Toute une littérature existe à ce sujet. Mais sa foi évolue vers davantage d’ouverture. Ainsi, à l’occasion d’une rencontre avec Simone de Beauvoir venue faire une conférence à Alger le 23 février 1946, il admet que « L’existentialisme n’est pas une philosophie du désespoir. Ne pas croire en Dieu et faire craquer les barreaux de la morale établie n’est pas désespérant. Au contraire, l’existentialisme fait confiance à l’homme qui fait sa vie comme bon lui semble sans souci de doctrines. » (P.255) « Faire craquer les barreaux de la morale établie… » On pense évidemment aux tourments du jeune homosexuel qui se débat « à travers les ténèbres du vice et de l’impureté » (P.196). Sa foi, exclusive à l’origine, s’ouvre désormais aux autres et il partage cette affirmation de Jean Amrouche, rapportée dans Le soleil sous les armes (1956-1957): « l’opposition séculaire et irréductible qui dresserait l’un contre l’autre Le Croissant et la Croix n’existe que dans l’esprit des faux-croyants. Musulmans, chrétiens de toutes confessions, juifs et incroyants, s’ils voulaient se donner la peine de remonter aux sources de leur vie religieuse et morale, ne peuvent que confesser un même idéal : ils sont tous, qu’ils en aient ou non conscience, fils spirituels d’un même père, le Père de la Foi par excellence, Abraham… »
Ce sont les liens tissés avec les milieux intellectuels qui, me semble-t-il, ont été déterminants.
Dès l’âge de seize ans, Sénac témoigne dans son journal d’un insatiable appétit intellectuel. Il voit de nombreux films et lit beaucoup. A cette époque de son adolescence, ses auteurs sont Victor Hugo, Georges Duhamel, Henry de Montherlant, Maurice Genevoix, Charles ¨Péguy, René Bazin, Jean Richepin, en phase pour nombre d’entre eux, avec l’atmosphère vichyste de l’époque. Et Verlaine et Max Jacob…A la fin de l’année 1944, il découvre Alger et la librairie Edmond Charlot qui publie les premiers livres d'Albert Camus, Jules Roy, Max-Pol Fouchet, Albert Cossery, Emmanuel Roblès. En 1945, l’horizon de Sénac s’élargit. Il fait la connaissance de Robet Randau auteur d’Isabelle Eberhart et d’Edmond Brua qui le mettra en relation en 1946 avec Emmanuel Robles ( L’action, 1938 ; La vallée du paradis, 1941 ; Travail d'homme, 1942). Le 23 février, il a un long entretien à Alger avec Simone de Beauvoir. Il découvre les œuvres de Rainer Maria Rilke (Le livre de la pauvreté et de la mort) et d’Albert Camus dont il fera la connaissance en 1948 et qui a déjà publié Les noces, (1938), Le mythe de Sisyphe (1942), L’étranger (1942). En 1947, il n’a que 21 ans, mais il est désormais très installé dans les milieux intellectuels algériens et français. Il déjeune avec Roblès chez Brua. Il écrit et collabore à plusieurs revues littéraires. Il noue une amitié avec un condisciple de Camus au Lycée Bugeaud d’Alger, Sauveur Galliéro, qui se définit comme le peintre de l’Algérie décolonisée. En 1949, grâce à Camus, « il entre en relation épistolaire avec [le poète et ancien Résistant, ndlr] René Char » (P.289). Il passe la plus grande partie des années 1950 et 1951 en France où il rédige La lettre d’un jeune poète algérien, dans laquelle il déclare : face au « fait raciste et colonialiste », le poète doit « entrer dans la lutte, quoi que ce choix lui coûte »(P.307). Sa mutation est alors amorcée qui le conduira à adhérer au Front de Libération Nationale.
Il conviendrait également de s’interroger (existe-t-il des études à ce sujet ?) sur l’influence de sa mère et la soif d’absolu qu’elle lui a communiquée et qui se manifeste dans sa foi religieuse, ainsi que l’incidence de l’absence du père qui n’est sans doute pas étrangére à sa soif de reconnaissance et d’amour, à son besoin d’être aimé.
De quelle société rêvait-t-il pour l’Algérie future ?
Dans sa jeunesse, la République qu’il appelait « La Répugnante » (P.101, 113, etc), était à ses yeux « un régime qui a enfanté nos malheurs » (1er novembre 1943, page 101). Il admirait Pétain et le régime de Vichy. Il faisait sienne cette profession de foi de Maurras : « Vive la France ! Vive le Maréchal ! Vive le Roi ! » (P.121) et le 26 novembre 1943, il déclarait : « Le royalisme me tente. Les doctrines sont à mes yeux merveilleuses. […] Ma politique s’oriente vers l’A (ction) F (rançaise) » (P.121).
En 1962, il souhaite pour Algérie « Un univers meilleur, démocratique et social » (Le soleil sous les armes, P.52). Son idéal n’est pas le modèle soviétique. Il évoque en effet succinctement (ouvrage cité précédemment, P.47) ce qu’il qualifie de « drame hongrois », en référence à l’insurrection de Budapest noyée dans le sang par les chars soviétiques en novembre 1956. Dans les années 1942-1944, son journal comportait de nombreuses notations anti communistes : « Mais le jour viendra où le Boche et l’Anglais, le Soviet et le Franc-maçon [seront] boutés hors de chez nous » (16 octobre 1943, p.82), « Mais Dieu veille sur notre Patrie, car le parti communiste recommence sous le prétexte de patriotisme sa néfaste politique » (19 septembre 1944, p.153). Dans le même temps, il a des copains « communards » qu’il dit sympathiques, et le 11 février 1954 - c’est la seule fois me semble-t-il - il se prononce pour « l’application du Marxisme à ce pays » (P.370).
De sa proximité avec Jean Amrouche, peut-on déduire une proximité avec le gaullisme? Dans son journal, il ne commente pas les Accords d’Evian. La date du 18 mars 1962 est occultée par l’assassinat, trois jours plus tôt, de Mouloud Feraoun, qui le touche douloureusement.
Le 1er novembre 1962, il est de retour à Alger : « J’avais rêvé. Ce peuple est plus grand que mon rêve » écrit-il. « Place des martyrs. Joie délirante de la foule, beauté du peuple : les gosses, la jeunesse » (P.640). Il rencontre Ahmed Ben Bella qui est heureux de le revoir. Le 10 novembre, il ébauche ce programme :
« Etre Algérien c’est
Faire Front
donner du pain à tous
du travail à tous
un toit et une école pour tous.
…s’engager à faire de l’Algérie
le chantier de l’énergie populaire. »
Il approuve l’orientation socialiste du premier Président de la République algérienne Démocratique et Populaire. « Il devient le conseiller du ministre de l’Education nationale. Il est membre de la commission culturelle du FLN, co-fondateur de l’Union des écrivains algériens (UEA), secrétaire général du Comité international pour la reconstruction de la bibliothèque universitaire d’Alger ». « Son action en faveur de l’éducation, de la jeunesse et de la culture est exemplaire.», nous dit Guy Dugas. Il fut un admirateur de Cuba et un militant tiers-mondiste. Il tombera en disgrâce sous la présidence de Houari Boumediene.
Bernard DESCHAMPS
20 novembre 2023
1- Edmond Charlot est décédé le 10 avril 2004 à Béziers (Hérault).-
2-Jean Sénac, LE SOLEIL sous LES ARMES (Eléments d’une Poésie de la Résistance algérienne), Editions Subervie, octobre 1957, dédié notamment à Annie Fiorio (Steiner) avec cette dédicace manuscrite : a toi, Annie, ce bivouac où ta présence affirme que LE SOLEIL ne sera plus SOUS LES ARMES mais dans le cœur fraternel de notre peuple ! Je t’embrasse Soleil ! Jean