On ne meurt pas le Jour de l’indépendance
Par Kebir Mustapha Ammi
Le jour de l’indépendance
On met une chemise amidonnée
Repassée et blanche
Qui sent la vie
Et le parfum des bois
Et on court
On court dans la rue
À tue-tête
Comme un épervier fougueux
Comme un berger
Derrière les étoiles hésitantes et téméraires
Sur la rive d’un fleuve impétueux
À qui nul ne peut tenir la bride
Un fleuve iconoclaste
Qui ne sait où donner de la tête
Tant la fête est belle
Et vous enivre
Tout cela n’est pas inscrit
Ni prévu
Dans le cahier des charges
De cette chose
Qui frappe comme elle veut
Quand elle veut
Pour jeter dans l’obscur du vide
Ceux qu’on aime
Vous avez juste envie de blasphémer
Pour dire
Qu’on ne meurt pas
Qu’on ne peut pas mourir
Le jour de l’indépendance
Car le ciel comme les hommes attendaient ce jour
Le ciel comme les hommes
Prostrés
Dessinaient sur les murs de la déraison et de la colère
Les murs de l’humiliation
Et de ce qui fait de nous ce que nous sommes
Ils dessinaient des archipels décousus
Sans gloire
Pour dire leur incommensurable bonheur
On veut oublier
Que nous étions des sous-hommes
On veut oublier les coups
Et la nuit de l’épervier
Qui attaque sans crier gare
Et le soldat armé de mépris
Qui tue sans compter
Dans une liesse insane
On veut croire que les hommes sont de nouveau debout
Et que l’humanité notre dernier rempart
Quand tout s’écroule autour de nous
Tiendra tête désormais
L’humanité ne peut plus mettre genou à terre
Le ciel est un arc-en-ciel de désirs et de parfums
Pour dire les plus beaux rêves du monde
Il a les visages d’une humanité retrouvée
Et heureuse
Il a l’audace d’un juin qui court d’un bout à l’autre de l’horizon
Sans retenue
Car rien dans le désormais des hommes que nous sommes n’est impossible
On ne meurt pas
Le jour de l’indépendance
Ce n’est pas un jour comme un autre
C’est un jour de fête
On monte sur les barricades
On rivalise avec le chant obscur des sorciers
Avec la lumière profuse de Dieu
Avec les étoiles
Avec la lune
Avec le ciel
On monte sur les barricades
La mort n’est qu’un fantassin de second ordre
On la regarde en face sans ciller
On ne meurt pas
On ne peut pas mourir
On fait face aux fusils qui vous tiennent en joue
On redouble d’insolence
D’impertinence et de vie
Tout est permis
Et mourir est une faute
C’est le plus blâmable crime
On crie
On chante
On danse
On cueille les étoiles
Dans les champs bariolés du ciel
Et les champs appuyés sur les flancs d’une lumière limpide
Les oiseaux du paradis se posent sur vos épaules
Et feignent d’être effrayés
Pour retrouver la raison et vous faire allégeance
Rien ne saurait vous détrôner de la barricade qui signe votre triomphe
Et où tant de vaincus ont pleuré leurs défaites
On crie à tue-tête
On met le soleil sous son bras
Comme une miche de pain
Pour célébrer de belles retrouvailles
Et on court
On court au milieu des rires
Au milieu des larmes
On court
Dans une rue bariolée qui foisonne de visages inquiets
Au milieu des souvenirs
Les absents sont là
Au premier rang
Ils vous font une haie d’honneur
Impétueuse
C’est leur manière de se joindre à vous
Les vivants et les morts sont debout avec vous
Pour rien au monde les absents n’auraient manqué ce jour
Ghazi est heureux
C’est un grand frère
Il revient de loin
Il est parti il y a longtemps
Sur la route qui descend et ne remonte plus
Il a tiré la porte derrière lui sans faire de bruit
Il crie à tue-tête pour nous donner du cœur au ventre
Il ne veut pas que cette fête s’achève
Et sans lui
On dévale les pentes de la ville qui courent sans entraves à flanc de colline
Et se jettent avec joie dans tous les sens
Comme des fleuves impétueux
Et la vie court sous nos pieds
Impertinente et inventive
Elle court
Ingénieuse
Primesautière
Rien ne la retient
Car rien d’autre ne compte
Et dans nos maigres poitrines
Tout redouble de force et de joie
Des libellules dans nos yeux
Les pistils d’une aube lumineuse
Des balbutiements radieux
Oh que la vie est belle
Oh que le monde est incomparable
Des mains donnent des coups
Sur des murs invisibles
Sur l’envers du ciel
On fait dix fois le tour de la vie
Notre souffle
Et tout en nous promet l’impossible
Tout promet d’aller jusqu’à l’horizon et au-delà
Par-delà les rêves qui nous unissent
Jusqu’au bout du bout
Jusqu’au bout du monde
Où la fraternité
Robuste comme un pétale de rose
Réinvente ce qui nous unit
On ne meurt pas le jour de l’indépendance
On ne meurt pas
On ne peut pas mourir ce jour-là
On regarde la mort sans ciller
Pour l’exhorter à reprendre son tribut
La mort est une mauvaise blague
On ne peut pas mourir ce jour-là
J’ai neuf ans
Et les poings serrés
Mon père ne peut pas mourir ce jour-là
J’ai neuf ans
Sous un arbre
Un néflier dans la cour de notre maison
Où ma mère va et vient
J’ai neuf ans
Et le ciel ne sait plus sur quel pied danser
Il pleut des cordes
Et il fait soudain une lumière inespérée
J’ai neuf ans
Et ma mère pleure
Elle pleure toutes les larmes de son cœur
Elle s’est d’abord cachée pour pleurer
Elle ne pleurera jamais plus comme ça
Elle épuise toutes ses larmes
Et ne sait rien du jour qui vient
J’ai neuf ans
Et je suis appuyé contre un néflier
Je viens de franchir un seuil
Le monde ni ma mère ne seront jamais plus comme avant
J’ai neuf ans
Et un murmure traverse mes pensées
Dans le désordre du monde
Et de mes blessures
Il court comme un ruisseau dans ma poitrine
Il répète en silence dans les terres qu’il traverse
Des terres insensées autant que fragiles
Entre le cœur et le ventre
Dans les méandres que composent les blessures d’un enfant
Dans une maigre poitrine
Un enfant pétri d’orgueil
Qui serre les poings et refuse de pleurer
C’est un jour où la mort ne devrait pas faire ce qu’elle fait