La parution en Algérie, des deux tomes des Mémoires de Lakhdar Bentobbal (Chirab Editions, octobre 2021) a constitué un évènement éditorial, historique et politique, en raison de la personnalité de leur auteur. Lakhdar Bentobbal fut en effet un des acteurs majeurs du soulèvement du 1er novembre 1954 et, avec Zighout Youcef, un artisan de l’insurrection populaire du 20 août 1955 dans le Nprd-Constantinois. Membre du CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne) dès sa création en 1956, puis du CCE (Comité de coordination et d’exécution) à partir de 1957 et du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) de 1958 à 1961 avec le portefeuille de ministre de l’Intérieur, puis ministre d’Etat, il fera partie de la délégation qui négociera les Accords d’Evian. Le récit de Lakhdar Bentobbal est retranscrit par Daho Djerbal, un des plus éminents historiens algériens.
Lakhdar Bentobbal est décédé en 2010. Il était né le 8 janvier 1923 à Mila, une ville du nord-est de l’Algérie, à une quarantaine de kilomètres de Constantine. Sa famille était de condition modeste. Son père qui fut un temps briquetier, puis artisan boulanger, pourra devenir propriétaire de la maison familiale. Le jeune Lakhdar fréquentera l’école coranique, et l’école française à laquelle, encore en 1954, seuls 10% des enfants algériens étaient admis. C’était une famille nationaliste qui, en dehors des obligations légales, refusait de fréquenter les autorités françaises, les caïds et autres collaborateurs algériens.
PREMIERS PAS DE MILITANT
En 1940-1941, à Constantine où il était allé poursuivre sa scolarité, afin de passer le certificat d’études, il adhèrera au PPA (Parti du peuple algérien), le parti clandestin de Messali Hadj. Il a alors 17 ou 18 ans. Militant actif, il sera rapidement investi de responsabilités. Son récit nous décrit avec une grande précision, la société coloniale de l’époque, la misère des « indigènes », les compromissions de quelques notables, leurs exactions, leurs crimes et ceux des autorités coloniales contre le peuple et la montée de la colère et de l’aspiration populaire à se débarrasser du joug colonial. Il donne d’utiles précisions sur l’existence et l’influence des diverses formations politiques. Le PPA-MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), les Ulama (religieux musulmans), l’UDMA (Union démocratique du Manifeste algérien) de Ferhat Abbas etc. A propos du Parti communiste algérien, il écrit : « Un autre adversaire politique à qui nous avions affaire était le Parti communiste algérien. Le PCA était présent à Mila surtout à travers les syndicats […] Le parti communiste ne représentait pas pour nous un grand danger. Il avait certes une grande assise parmi les travailleurs à qui il fournissait des bleus de travail et d’autres denrées. Cela représentait malgré tout quelque chose en temps de disette et de rationnement. Beaucoup de travailleurs de la terre y trouvaient leur compte. » (P.71) La terrible et sanglante répression du 8 mai 1945 sera un puissant accélérateur de la volonté de lutte, et l’on assiste, vécu de l’intérieur, comment furent surmontée la peur et créés les groupes paramilitaires de l’OS (Organisation spéciale), à partir des militants du PPA-MTLD en rupture avec celui-ci et avec Messali, enfermés dans une démarche légaliste.
LE COMITE DES « 22 »
Lakdar Bentobal fera partie des « 22 », pour la plupart anciens de l’OS, dont entre autres, Mostefa Benboulaid, Medi Larbi Ben M’hidi, Didouche Mourad, Zighout Youcef, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Abdelhafid Boussouf. Réunis dans le quartier d’El Madania à Alger, le 25 juin 1954, les « 22 », sous la présidence de Ben Boulaïd, Boudiaf étant le rapporteur, se prononceront pour la lutte armée et décideront du principe de l’insurrection qui sera déclenchée le 1er novembre 1954. Grâce au récit de Lakhdar Bentobbal , on assiste à la structuration, patiente, obstinée, méthodique des bases du FLN (djounoud et moussebiline). Une « discipline de fer » était imposée aux djounoud qui devaient accepter la perspective du « sacrifice suprême » (P. 182). Lakhdar Bentobbal milite pour que la Révolution soit pleinement l’affaire du peuple algérien et il sera avec Zighout Youcef dont il était l’adjoint, l’initiateur de l’insurrection populaire du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. Certains historiens, notamment le professeur Gilbert Meynier, la qualifie de « tragique insurrection ». Elle sera également critiquée par certains participants au Congrès de la Soummam du 20 août 1956. Benjamin Stora affirme que « 171 Européens civils ont été tués, et près de 10 000 musulmans ». Une « répression aveugle » jugera le secrétaire d’Etat socialiste Max Lejeune. Bentobbal considère qu’elle constitua une étape décisive, avant « le tournant de la Soummam » : « Quelles que devaient être les pertes et le prix à payer, il fallait parvenir à une radicalisation de la guerre pour couper court à tous ceux qui voulaient s’entendre avec la France. Il fallait mettre en échec totalement et définitivement la politique réformiste de la France » (P. 235). Selon lui, c’est à partir de cette insurrection que des éléments jusqu’alors hésitants rejoignirent le FLN. C’est également l’opinion formulée par Yves Courrière dans son ouvrage Le temps des léopards (Rahma, Alger, 1993).
LE CONGRES DE LA SOUMMAM
Les combattants jusqu’alors dispersés, ressentent le besoin d’une coordination à l’échelle de l’Algérie. A l’initiative de Ramdane Abane, de Larbi Ben M’hidi et de Krim Belcacem, est convoqué le Congrès de la Soummam qui se tiendra symboliquement du 18 au 20 août 1956 dans la montagne, au village d’Ifri (dans la commune d’Ouzellaguen) Seront présents, Ramdane Abane, Belkacem Krim (Kabylie), Amar Ouamrane (Alger), Ben M’hidi (Oranie). Le Nord-Constantinois sera exceptionnellement représenté par deux délégués Zighout Youcef et Lakhdar Bentobbal. Les Aurès-Nementcha ne pourront rejoindre le Congrès en raison de l’opération Dufour de l’armée française, ni non plus les représentants de la délégation extérieure au Caire qui avait été invitée en dépit des divergences sur l’orientation de la lutte et des critiques adressées à Ahmed Ben Bella notamment pour la non livraison d’armes, alors qu’il était réputé proche des Egyptiens avec lesquels, selon Ben M’hidi, il était « complaisant ». Ce sont les obstacles rencontrés en chemin qui les empêchèrent d’être présents.
Les discussions furent serrées parfois âpres, nous dit Bentobbal, sur plusieurs questions politiques et sur la composition des organes qui seront créés par le congrès, le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) et le CCE (Comité de coordination et d’exécution). Parmi les questions les plus débattues, la primauté du « politique » sur le « militaire », à partir d’une grande méfiance à l’égard des anciens dirigeants des partis politiques. Autre question débattue, la primauté de « l’intérieur sur « l’extérieur » qui sera adoptée à l’unanimité (P.318).
Ramdane Abane, Ben M’hidi et Krim Belkacem plaideront en faveur de l’unification « de tous les courants politiques sans exclusive, afin qu’il n’y ait plus de marginaux » (P. 301). Zighout et Bentobbal, comme Amar Ouamrane, avaient par contre des préventions à l’égard des Ulama, des Communistes du PCA, de l’UDMA de Ferhat Abbas, et y compris à l’égard des « centralistes » (partisans du comité central du FLN, hostiles à Messali Hadj). C’est la ligne unitaire qui l’emportera, bien que la Plateforme adoptée critique le PCA au même titre que le MNA qui combattait militairement le FLN.
Lakhdar Bentobbal nous fournit d’intéressantes précisions sur les négociations avec le PCA. Selon Ouamrane dont il rapporte les paroles, alors que les négociateurs du FLN exigeaient l’adhésion individuelle, le PCA était divisé, Maurice Thorez prônant l’adhésion « en tant que parti » et « les communistes algériens, c’est-à-dire musulmans, se prononçant pour la dissolution et l’adhésion individuelle » (P. 3 03) L’adhésion individuelle sera acceptée par le PCA qui n’en continua pas moins de s’exprimer de façon indépendante. Le ralliement des maquis communistes de l’Ouarsenis au FLN ne fut pas sans douleurs, certains responsables communistes seront abattus. (P. 303) A propos du camion d’armes françaises détournées par l’aspirant Maillot et remis au FLN, Lakhdar Bentobbal écrit : « Il faut reconnaître que c’est grâce à ces armes que les maquis de l’Algérois ont commencé à lancer de véritables opérations )militaires. »(P.304). Il sera en désaccord avec la grève de huit jours décrétée en 1957 par le CCE. Selon lui, à cause de la grève « l’organisation a été dévoilée, les refuges repérés, les militants désorganisés […] elle est la cause directe de l’arrestation de Ben M’hidi » (P.369)
Les dirigeants de l’extérieur, en particulier Ahmed Ben Bella, se prononcèrent « contre les décisions du congrès » (P.351). Considérés comme, privilégiant une solution diplomatique au détriment de la lutte armée, l’arraisonnement de leur avion par l’aviation française le 22 octobre 1956, sera vécu par Lakhdar Bentobbal comme « un évènement salutaire pour la révolution et pour l’Algérie » (P.351)
A PROPOS DE DEMOCRATIE
Tout au long de l’ouvrage, Lakhdar Bentobbal nous livre une riche réflexion sur la démocratie. Il nous rappelle qu’avant 1954, « des élections avaient lieu pour la désignation des djémaas locales » (assemblées locales) (P.254). La guerre d’indépendance va générer un nouveau type d’organisation. Une « organisation militaire » (P.218). Les responsables seront, non pas élus; mais désignés, à partir de leur niveau d’engagement. Le CCE, issu du Congrès de la Soummam, décidera, à l’initiative d’Abane et de Ben L’hidi, et contre l’avis de Bentobbal, de faire élire les responsables. Ce furent les moins « responsables qui furent élus. « Nous avons été obligés de dissoudre les assemblées élues et de les remplacer par l’ancienne structure. Tous les anciens responsables furent reconduits. » (P.346). Bentobbal fera à ce sujet cette réflexion qui porte loin. A partir des contraintes imposées par la lutte armée, pendant la guerre d’indépendance, « l’organisation a fini par s’approprier […] les destinées du peuple. Celui-ci à la fin de la lutte n’était plus aussi libre qu’au départ. » (P.268)
Didouche Mourad , que Lakhdar Bentobbal qualifie de « chef et de théoricien » (P. 207) avait été tué le 18 janvier 1955 ; Ben Boulaid était mort le 22 mars 1956, victime de l’explosion d’un appareil radio piégé, dont Bentobbal impute la responsabilité au colonel Amirouche, le chef de la wilaya III ; Ben M’hidi sera capturé en 1957 et assassiné par Aussaresses.
Bentobbal porte ce jugement sévère (P.209): « Si Didouche, Ben Boulaïd et à un moindre degré, Ben M’hidi et d’autres dirigeants de leur importance avaient survécu, le visage de la révolution aurait été sans aucun doute différent de celui que nous avons connu
Bernard DESCHAMPS
26 juin 2023
A suivre : Tome 2, La conquête de la souveraineté.