La description par Christian Astolfi, à la fois sensible, cruelle mais sans pathos de l’exploitation capitaliste, vécue de l’intérieur par des ouvriers des Chantiers navals de la Seyne-sur-Mer (Editeur, Le bruit du monde, avril 2022). Ils ont la passion de leur métier en dépit des pénibles et dangereuses conditions de travail qui leur sont imposées. « Tous habillés de la même façon. Bleu de travail délavé, chaussures de sécurité alourdissant la marche, casque antichoc vissé sur le crâne, gants de cuir grossier, lunettes enveloppantes, bouchons d’oreilles collés au tympan, - l’hiver, bonnet serré au tempes, cagoule ou passe-montagne enfilé comme un masque, l’été, chemise ouverte sur les marcels, bandeau de transpiration ceinturant le front», dans le bruit, la poussière (d’amiante), l’air recyclé, dans un environnement inhospitalier, « bas de plafond au plancher incertain », « … appliqués à ces gestes qui font leur métier. Régler, démonter, mesurer, visser, boulonner, souder, découper, décaper, scier, percer ».Dans le ventre d’énormes paquebots, de méthaniers ou autres navires en bassin de carène pour des révisions ou la réparation d’avaries. Des orfèvres dans leur profession. Fiers de leur métier et amoureux de leur entreprise. Ils ne disaient pas : « Je travaille aux Chantiers, mais j’en suis ».
Et il y a la rude camaraderie, la solidarité qui va de soi en raison des risques. Le roman d’ailleurs débute avec le sauvetage par le narrateur, d’un jeune intérimaire étranger tombé à l’eau. Le sauveteur y gagnera le surnom de Narval décerné par ses camarades de travail, en référence au cétacé également appelé « licorne des mers ». Tous ont un surnom qui évoque un trait de leur personnalité : l’Horloger son mentor, un mécano ; Barbe le soudeur ; Mangefer le chaudronnier ; Filoche le calorifugeur ; Cochise l’appareilleur ; Cornière ajusteur et chef d’équipe…pour ne citer que les plus proches. Et l’on suivra Narval, de son embauche en qualité de graisseur à l’âge de vingt-et-un ans, à sa reconversion comme encadreur dans une petite entreprise après la liquidation des Chantiers naval et la longue lutte pour s’y opposer qui sera suivie du combat épuisant pour faire interdire l’amiante et indemniser ses victimes.
La ville vivait au rythme des bruits générés par l’entreprise : « Emboutisseurs pilonnant l’acier, tôliers pliant les métaux en feuilles, chaudronnier coulant les grands collecteurs, riveurs fixant les gabarits, découpeurs perforant les ponts grutiers transportant la matière.»
Aussi, quand en 1982 commencèrent à circuler, les premières rumeurs évoquant une éventuelle fusion avec Dunkerque et La Ciotat, ce fut la consternation dans la ville aussi bien que parmi les ouvriers. Des signes précurseurs que personne n’avait voulu voir s’étaient pourtant manifestés, tels que le ralentissement des commandes, mais comment imaginer que les Chantiers puissent disparaître ? La gauche avait été élue un an plus tôt et Louis Pogy, le délégué du syndicat majoritaire – la CGT, mais ce n’est pas précisé - adhérent de la cellule communiste, pointe la responsabilité des dirigeants de l’entreprise et celle du gouvernement. Il fait voter une motion qui appelle à l’action : « LA NAVALE VIVRA ! » Ce sera une lutte dure, quasi insurrectionnelle. Voies de chemin de fer bloquées, rails découpés et déménagés, occupation de l’entreprise et siège de locaux administratifs jusqu’à Marseille. La direction ne cèdera pas, le gouvernement de gauche dans lequel ils avaient mis tant d’espoir, ne bougera pas et peu à peu, après des mois de lutte, le découragement s’installera et la démobilisation qui va avec.
Les femmes ne sont pas absentes de cette collectivité masculine. Il y a Louise, l’infirmière amie de Narval qui partagera un temps sa vie et ses combats, mais le quittera pour une nouvelle existence à la campagne du côté d’Uzès puis en Lozère où elle aura un troupeau de chèvres et cultivera son jardin. Une autre femme jouera un rôle important dans la vie de Narval, Jeanne sa patronne compréhensive de l’atelier d’encadrements. Et Mona, belle et libre qui vit avec Cochise dans un mas isolé dans la montagne.
Un beau roman dont on peut cependant regretter qu’il porte un jugement négatif sur les syndicats, tous les syndicats, et sur le PCF. Mais un roman utile, au ton juste – j’ai rarement lu une description aussi suggestive de l’exploitation capitaliste - qui permet de mieux comprendre l’état d’esprit des ouvriers des Chantiers navals de cette époque.
Bernard DESCHAMPS
12 mai 2022