(Dernière mise à jour, le 21 avril 2022 à 7h.)
Soixante-cinq ans après sa parution, je viens de relire Le monument d’Elsa Triolet. En 1957, j’avais vingt-cinq ans. J’avais adhéré au PCF en 1951, deux ans avant la mort de Staline dont les crimes seront condamnés au XXe congrès du PCUS en 1956.
Il n’est peut-être pas inutile d’essayer de comparer le souvenir que j’avais conservé de cette lecture et mon ressenti d’aujourd’hui.
Il me semble qu’alors j’avais largement fait l’impasse sur toute la partie du roman qui relate la longue descente aux enfers de Lewka avant son suicide. Du moins je n’en avais pas conservé le souvenir. Sans doute, y avait-il, sans me l’avouer, un refus d’admettre que l’idéal pour lequel nous luttions était défiguré par la réalité des régimes socialistes existants.
Mais auparavant, un bref résumé du livre, au risque bien sûr d’en appauvrir le contenu, aussi j’invite expressément le lecteur à prendre connaissance du texte lui-même.
Un jeune artiste-sculpteur originaire d’une Démocratie populaire imaginaire (dont la capitale ressemble à Prague) issue de la victoire sur le nazisme en 1945, qui, au sortir de la Résistance à laquelle il a participé, a effectué ses études à Paris où il a notamment fréquenté les Cubistes, revient dans son pays désormais dirigé par son camarade de combat et ami, le militant communiste Torsch, pour lequel il a une profonde affection et qu’il admire. Il est nommé Ministre des Beaux-Arts et se consacre corps et âme à la rénovation des trésors architecturaux de la vieille Ville-Capitale, témoins de la richesse des civilisations passées. Torsch et la direction du Parti communiste lui demandent alors de participer à un concours pour la réalisation d’un monument à la gloire de Staline dont les crimes à l’époque n’avaient pas encore été révélés. Le patriotisme de Lewka et son admiration pour « le camarade Staline » le font hésiter, car il doute de son talent. Sur l’insistance de Torsch, il finit par accepter. Les meilleures conditions matérielles lui sont assurées par l’Etat afin qu’il puisse réaliser une maquette du futur monument. Il remportera le concours. Par favoritisme ? Cela n’est pas dit, mais suggéré par l’auteure. Et Lewka se met au travail. Dans la souffrance. Le « réalisme socialiste » prôné par Jdanov est la doctrine officielle en vigueur qui doit inspirer tout créateur Cela donnera une représentation gigantesque de Staline entouré de personnages représentant des ouvriers. Une œuvre qui détruira l’harmonie de la vieille ville. Le sentiment que son monument est raté, que c’est une horreur, submerge peu à peu Lewka qui se suicidera.
Comment faut-il interpréter le roman d’Elsa Triolet
La fin tragique de Lewka est-elle uniquement la conséquence de sa prise de conscience des effets dévastateurs du « culte de la personnalité » et du « réalisme socialiste » sur son monument dont la laideur le révulse ? Ou est-ce également l’aboutissement d’une désillusion à l’égard d’un régime pour l’avènement duquel il a tant donné ? En 1957, nous n’en étions pas encore à mettre en cause le régime soviétique auréolé de sa contribution décisive à la victoire sur le nazisme. Plusieurs passages du livre insistent sur l’idée qu’une société nouvelle est en construction. Que certes il reste à faire, mais que beaucoup déjà a été réalisé. Pourtant, le livre d’Elsa Triolet évoque le mécontentement de la population, les gens emprisonnés arbitrairement ou qui disparaissent, tout en attribuant les défauts de ce pays socialiste (imaginaire) à son maintien provisoire dans l’orbite occidentale.
Un livre d’une écriture étonnamment moderne qui contribua, comme l’écrira Jean Kanapa, à notre prise de conscience. « Nous avons tous notre « monument » et ce n’est pas forcément ni une statue ni un roman ».
Bernard DESCHAMPS
20 avril 2022