Sous le titre « Regards français sur l’Islam (des Croisades à l’ère coloniale) »*, l’historien Alain Ruscio a coordonné la réalisation d’un ouvrage collectif qui constitue en ces temps de haine une véritable œuvre de salubrité publique.
Treize auteurs spécialistes dans des disciplines diverses, historien-nes, sociologues, épistémologistes, journalistes, juristes…nous livrent leur regard sur la façon dont furent vécus l’Islam, le Coran, les Musulmans à divers moments de notre histoire. Et l’on y fait des découvertes étonnantes, certaines réjouissantes, d’autres consternantes.
Commençons par le vocabulaire. Celui-ci n’est pas neutre, nous disent Roland Laffitte et Alain Ruscio. Si certaines appellations comme Muhammad, Al coran… sont la translitération de l’arabe, d’autres comme Mahometterie, Mahométanisme, Sarrazins ou Barbaresques ont clairement une connotation négative.
Ces deux auteurs signent une série d’études sur la dualité du regard de nos compatriotes, de la diabolisation à l’empathie, privilégiant, selon les époques, le dénigrement ou témoignant de compréhension allant parfois jusqu’à l’admiration, chez Voltaire, par exemple, ou Auguste Comte. Et l’on se remet en mémoire à la lecture de ces textes, l’alliance qui exista longtemps entre la France et l’Empire Ottoman. Sous François 1er et Louis XIV notamment.
Aux temps des Croisades et des guerres coloniales, le Prophète était décrit comme «fourbe, avide de pouvoir, libidineux, inspiré par le diable…» (p.45) Si ces jugements négatifs furent longtemps confortés par une méconnaissance du Coran qui ne fut traduit en français que dans la deuxième moitié du XVlle siècle, ils perdurèrent en particulier avec Ernest Renant qui du haut de son prestige intellectuel formata les esprits tout au long du XlXe siècle. Le 22 février 1862 au Collège de France : « L’Arabe, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd’hui plus éloignés de nous qu’ils ne l’ont jamais été. Le musulman [… ] et l’Européen sont en présence l’un de l’autre comme deux êtres d’une espèce différente, n’ayant rien de commun dans la manière de penser et de sentir […]L’islam est la plus complète négation de l’Europe ; l’islam est le fanatisme […] le dédain de la science, la suppression de la société civile …» Michel Debré qui était farouchement hostile à l’indépendance de l’Algérie et multiplia les coups fourrés pour tenter de faire échouer les négociations qui aboutirent aux Accords d’Evian en 1962 : « L’islamisme arabe, c’est-à-dire un impérialisme musulman, ambitionne là de s’étendre à nos dépens. » (P. 85) On croirait entendre Zemmour ou Marine Le Pen ou Valérie Pécresse.
Par contre, Victor Hugo qui avait lui aussi parfois succombé à cette mode, évolua et dans « L’an IX de l’Hégire » il écrit à propos du Prophète: « Il avait le front haut, la joue impériale/Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent/ Le cou pareil au col d’une amphore d’argent/ L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge/ Si des hommes venaient le consulter ce juge/ Laissait l’un affirmer, l’autre rire et nier/Ecoutait en silence, parlait le dernier… »
L’intérêt pour l’Islam ne date pas des Lumières. Au XIIIe siècle. Roger Bacon ou Thomas D’Aquin qui se nourrissait des ouvrages d’Avicenne et d’Averroès, avaient une appréciation positive. Colbert en 1669 créa l’Ecole des truchements d’Orient.
Faruk Belici dans Attraction et répulsion, nous décrit l’évolution de Voltaire qui, entre 1768 et 1772, parlant de la religion du Prophète Mahomet dira: « Sa religion est sage, sévère, chaste et humaine …»(p.155) et Sebastien Jahan rappelle l’appréciation élogieuse de Henri -François Turpin (1773-1779) « Un homme (le Prophète, ndlr) extraordinaire et un grand législateur » (p.170)
Auguste Comte en 1852 : « La morale de l’islamisme est aussi satisfaisante que celle du catholicisme, et sa doctrine choque moins la raison. »(p.98). Jean Jaurès en octobre 1912, dont les paroles ont une singulière résonnance dans la situation que nous connaissons aujourd’hui: « On se demande si tout n’est pas calculé pour exaspérer l’Islam, pour le jeter aux résolutions extrêmes […] On ne peut s’étonner en tout cas que partout, de l’Inde au Maroc, le monde musulman s’émeuve. »(p.102)
L’ouvrage contient d’autres études passionnantes : Le mot et les maux de l’islamophobie ( Alain Ruscio) ; Poitiers 732, Roncevaux 778, vraies batailles, fausses histoires (Alain Ruscio) ; Le sort des mosquées en Algérie française (Alain Ruscio) ; Séparation contrariée, laïcité empêchée (Hocine Zeghbib) ; Regards français sur le hajj. De l’expédition d’Egypte à la Grande Guerre (Luc Chantre) ; Les écoles coranique et la langue arabe en Algérie (Aïssa Kadri) ; L’Islam en Afrique de l’Ouest francophone (Catherine Coquery-Vidrovitch).
Deux études sont consacrées aux conversions d’Européen-nes à l’Islam et au sort peu enviable qui leur était réservé (Gérard halaye). Parmi ces portraits, ceux de Ismaÿl Urbain cher à Naïma Leifkir Laffitte et Roland Laffitte), ainsi que ceux d’Isabelle Eberhardt et d’Etienne Dinet…
Quid des sciences arabo-islamiques ? Les érudits musulmans ne furent-ils que des passeurs comme l’affirment certains ? L’historienne des sciences Simone Mazauric (une Gardoise qui a présidé l’Académie de Nîmes) souligne « les nombreux encouragements à faire de la science que contient le Coran » (p.137) et rappelle que : « Des progrès considérable ont été durant dix siècles réalisés grâce aux Arabes et cela dans de nombreux domaines notamment dans celui de l’algèbre, de la géométrie et de l’astronomie […] dans le domaine médical » (p.136)
Terminons en beauté avec Alain Ruscio, qui donne la parole à Franz Fanon et à Pierre Bourdieu :
Franz Fanon dans Libération de la femme ? « Chaque voile qui tombe, chaque corps qui se libère de l’étreinte traditionnelle du haïk, chaque visage qui s’offre au regard hardi et impatient de l’occupant, exprime en négatif que l’Algérie commence à se renier et accepte le viol du colonisateur .» (p.323)
Pierre Bourdieu : « L’attachement à certains détails vestimentaires (le voile ou la chéchia par exemple), à certains types de conduites, à certaines croyances, à certaines valeurs, pouvait être vécu comme manière d’exprimer symboliquement, c’est-à-dire par des comportements implicitement investis de la fonction de signes, le refus d’adhérer à la civilisation occidentale, identifiée à l’ordre colonial, la volonté d’affirmer la différence radicale et irréductible, de nier la négation de soi, de défendre une personnalité assiégée. »(p.324)
A méditer…
Bernard DESCHAMPS
28 Mars 2022
*-Regards français sur l’Islam, des Croisades à l’ère coloniale,, Editions du Croquant, novembre 2021)