La toujours riche et savante revue marxiste La Pensée nous offre avec le numéro 408 (octobre-décembre 2021), une étude du sociologue Saïd Belguidoum intitulée : « Un pouvoir politique en panne, une société en mouvement ».
« Depuis le 22 février 2019, l’Algérie est entrée dans une phase tout à fait inédite de son histoire », nous dit l’auteur (p.69) qui, après une minutieuse analyse du fonctionnement du système politique algérien qu’il qualifie de « néo patrimonial », nous décrit le passage d’une « temporalité historique qui s’achève […] celle de l’indépendance », à une « temporalité qui s’ouvre […] où l’individu se construit comme une catégorie libre dans le cadre d’un Etat de droit » (p.77). Le hirak est « l’expression de cette rupture ».
Comment se caractérise le « néo-patrimonialisme » algérien? Selon Saïd Belguidoum, par des « pratiques de clientélisme et d’allégeance permettant l’obtention de passe-droits, notamment pour l’accès au contrôle des ressources économiques, en entretenant une confusion permanente entre domaine public et domaine privé » (p.71) Ce régime « présidentiel » a assuré sa pérennité en « alimentant un pacte social », en pratiquant une « politique de redistribution » notamment sous Boumediene grâce aux grands programmes de développement de l’industrie, de l’agriculture, de l’enseignement…Politique remise en cause après sa mort avec « la libéralisation partielle de l’économie » et en partie maintenue au cours des deux premiers mandats de Bouteflika qualifié de « monarque charismatique et omniprésent » qui apportèrent « une forme cde stabilité profitant d’une croissance économique particulièrement favorable due aux cours des hydrocarbures». Durant cette période, note l’auteur, « cette politique sociale a permis d’élever le niveau de vie de la population, [mais] l’écart des richesses n’a jamais été aussi important » (p.76)
Dans mon livre Révolution (1), le regard que je porte sur les mandats du Président Bouteflika recoupe en partie les analyses ci-dessus. Mais alors que Saïd Belguidoum met sa politique au compte d’un « fort charisme » (p.71), je l’analyse comme la politique d’un nationaliste bourgeois, jaloux de l’indépendance de son pays, et qui, conformément à l’idéologie du NEPAD (2), entend favoriser la création et le développement d’une bourgeoisie nationale, « les nouveaux capitalistes», tout en accordant satisfaction à un certain nombre de revendications populaires. « 76% de ces entreprises ont été créées entre 2000 et 2011 » (p.73)
L’auteur caractérise le système mis en place par Boumediene en tant que « capitalisme d’Etat, alors que la Constitution de 1963 se réclamait des «principes du socialisme »(Préambule). Ce que confirment à mon sens les réalisations sociales, en dépit de du caractère autoritaire du pouvoir (le parti unique).
Ne peut-on analyser le caractère néo patrimonial, qui selon Saïd Belguidoum caractérise tous les régimes africains post indépendance, comme l’expression de la volonté de s’inscrire dans la culture préexistante à la colonisation et comme le prolongement des conditions historiques qui se sont imposées aux luttes pour l’indépendance : lutte armée, fonctionnement de caractère militaire, extrême centralisation des décisions, identification des individus à ces luttes…?
L’étude consacre de longs développements aux mutations sociologiques intervenues depuis l’indépendance ; aux luttes nombreuses qui ont jalonné ces trente dernières années et enfin au hirak.
En dépit de l’élévation du niveau de vie, l’écart des richesses et le développement des inégalités ont suscité des luttes multiformes (grèves, manifestations, barrages routiers, barricades de pneus enflammés, etc) prenant parfois en raison du caractère autoritaire du pouvoir, la forme d’émeutes. 9 700 manifestations ont été recensées en 2010, « 26 par jour » (p.76). Dans les années qui suivront « le programme l’aide à l’emploi des jeunes (ANSE) [et] l’accélération des programmes de construction de logements […] apaiseront quelque peu le climat social » (p.76), mais les luttes perdureront.
Au cours de ces années, la population a changé ; profondément rajeunie ; plus instruite en raison du développement de l’enseignement secondaire et de l’accès accru à l’université ; plus urbaine, 70% de la population vit en milieu urbain (p.78). La famille et les habitudes culturelles se sont modifiées. Baisse de la natalité, irruption des femmes dans la vie professionnelle et publique et, notation neuve dont j’ai constaté sur place la réalité, et dont il faut mesurer l’importance dans un pays qui a tant souffert de la décennie noire: « l’islamisation des référents moraux est bien réelle […] Mais dans le même temps il y a une sorte de banalisation du fait religieux qui, sans le faire sortir du champ politique, ne lui confère plus le rôle central »(p.80).
Je partage l’opinion de l’auteur de l’étude, le mouvement populaire le hirak qui a mobilisé des centaines milliers d’Algériennes et d’Algériens de façon non violente pendant près de trois ans, est une expérience nouvelle qui aura nécessairement des lendemains. Il constitue une rupture et annonce l’émergence d’une nouvelle époque. Que sera celle-ci ? Ne nous cachons pas que ce mouvement, comme je l’ai décrit dans mon livre Révolution, a été travaillé de l’intérieur par une intense propagande favorable au néo libéralisme économique (3), à laquelle les manifestant-es issu-es plutôt de la petite bourgeoisie que de la classe ouvrière, n’étaient pas insensibles.
En résumé, c’est une étude neuve à bien des égards qui, même si certaines appréciations méritent discussion, est d’un grand intérêt pour comprendre l’Algérie d’aujourd’hui.
Bernard DESCHAMPS
6 février 2022
1-REVOLUTION, Bernard Deschamps, juillet 2020, commandes (20€) chez l’auteur, 7, rue de Montaury, 30 900 NÎMES, ou bernarddeschamps30@gmail.com
2- NEPAD (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique) dans REVOLUTION, ouvrage cité, pages 207 à 213.
3- REVOLUTION, ouvrage cité, pages 40 à 50 ; 60 à 63 ; 79 à 83.