Nous l’avions rapportée d’Amailloux, où elle dormait dans le grenier de la vieille maison de mes parents et de mes grands-parents. Il y a de cela une quarantaine d’années. Je l’avais depuis oubliée. Ce matin les enfants me l’ont ramenée. A l’époque, j’avais certes jeté un coup d’oeil à son contenu mais sans plus. L’envie soudain m’a saisi de redécouvrir ces témoins du passé de ma famille paternelle. De la boite monte cette odeur si particulière de vieux carton et de poussière, caractéristique des vieilles choses. Elle contient un nombre impressionnant de cartes postales de divers villages des Deux-Sèvres bien sûr. Notamment d’Amailloux *, ce qui me ravit car je n’avais pas conservé de photos du village de mon enfance. Mais également de Paris, de Levallois-Perret où je suis né, de Marseille, de Fouras qui était alors la plage à la mode, de Nancy, et ce qui est plus singulier de Cochinchine…La plupart représentent des églises ou des images pieuses, Lourdes et le Pape Pie XI. Ainsi que des coiffes et des costumes d’époque, des scènes villageoises : Elevage de dindons de Gâtine, Scènes de battage du blé…Ces cartes sont écrites d’une écriture fine afin d’utiliser toute la place. Certaines sont adressées à Mme et M. Paul Deschamps, puis à Madame Florentine Deschamps et ses enfants, épicière à Amailloux. Les plus anciennes datent de 1915 avec des motifs guerriers : « Comment on prend les Bosches » « Le Zeppelin L44 ». Elles émanent de mon grand-père Paul Deschamps, 67e Régiment territorial d’Infanterie, 10e Compagnie, Secteur postal 40 (quelque part dans la Meuse), adressées à Ma petite femme chérie, Mes chers enfants. Beaucoup à sa fille Lucienne, à l’évidence sa préférée et qu’il appelle Lulute. Pour moi, elle était Tata Lulu.
Les photos jaunies des cartes et l’encre parfois à demi effacée témoignent du temps écoulé. Pourtant remontent des profondeurs des bribes de souvenirs, des impressions, des parfums, des couleurs. Je revis les années de mon enfance dans ce village, puis plus tard au Collège et à l’Ecole Normale d'Instituteurs à Parthenay et sa célèbre Porte Saint-Jacques... Regardez la photo de la rue qui traversait le bourg d’Amailloux. Un irrépressible sentiment de tristesse s’en dégage, que tempéraient cependant les ondes cristallines du marteau du forgeron sur l’enclume. Le dimanche, le bourg prenait vie quand la cloche de l’église appelait les fidèles à la messe, qui ensuite envahissaient l’épicerie-mercerie de ma grand’mère et la boulangerie pour la traditionnelle brioche dominicale.
Et il y a les cartes de Cochinchine qui ravivent le mystère qui, pour moi, entoure ma tante Lucienne. Fumoir d’opium, Fontaine de Jade à Pékin, Grand marché d’Haiphong, Hôpital à Tra Vhin… Certaines portent une date, 1932 (ou 1935 ?). Elles sont signées « Votre vieille amie missionnaire, Sœur Hilaire ». Ma bien chère Lucienne, Ma chère petite Lucienne, « …je vois que vous n’avez pas oublié la vieille missionnaire de Chine ». Après avoir adressé une pensée amicale aux parents, ami(e)s et connaissances, elle laissait parfois échapper une plainte : « La vie devient très dure. C’est la misère partout […] C’est tout juste si nous avons de quoi nourrir notre monde. Le mois dernier nous avons eu 237 baptêmes d’enfants abandonnés. »
Lucienne qui était une très jolie fille est restée célibataire. Je me suis longtemps demandé si c’était à la suite d’un amour malheureux. Je lui ai pourtant connu un amoureux, il s’appelait Jean M. A moins qu’elle n’ait été tentée de devenir religieuse pour les missions à l’étranger. Sa piété, sa correspondance suivie avec Sœur Hilaire, l’exemple de Jeanne une parente proche, la collection d’objets de l’artisanat chinois à laquelle elle tenait tant (et dont j’ai hérité d’une partie car j’étais très proche d’elle) me font pencher pour cette seconde hypothèse. Mais le mystère demeure, pourquoi n’est-elle pas entrée dans les ordres ?
Au milieu de ces souvenirs, une photo de ma jolie maman, jeune fille…
Bernard DESCHAMPS
24 janvier 2022
* Elle date de 1932, l'année de ma naissance.