Par Bernard Deschamps
(Dernière mise à jour: 13 janvier 2022)
Plusieurs accords de paix (1), dont aucun n’a été appliqué, perpétuant ainsi l’état de guerre au Mali - avaient précédé l’Accord Pour la Paix et la Réconciliation au Mali élaboré sous la médiation de l’Algérie et signé en 2015 par l’Etat malien et par les groupes armés belligérants.(2)
Cet accord soutenu par l’ONU, communément appelé Accord d’Alger, qui avait été conclu après le lancement de l’Opération Serval par la France en janvier 2013, à laquelle a succédé l’Opération Barkhane, a longtemps été passé sous silence. La majorité des médias qui soutiennent les opérations militaires, n’en soufflaient mot et l’Humanité qui pourtant combat cette option guerrière, n’y a fait en sept ans que deux brèves allusions.
Au début de l’année 2021, on observe un changement. Le 6 avril, l’hebdomadaire français Le Point-Afrique consacre à l’accord plusieurs pages de critiques hostiles sous le titre « L’accord d’Alger de 2015 aggrave-t-il l’insécurité au Sahel ?» (3). Puis, la commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée Nationale, où les député(e)s macronien(ne)s sont majoritaires, présidée par la députée du Gard Françoise Dumas, rend public le 14 avril un rapport d’information (4) critique sur l’Accord d’Alger et favorable à la poursuite de l’intervention militaire. Le Monde diplomatique publie en avril:« Au Sahel, la France sous-traite sa guerre ». L’article toutefois ne mentionne pas l’Accord d’Alger comme issue pacifique possible. D’autres publications, plus confidentielles paraissent, telle « Mali : du combat pour l’Azawad au combat tribal » le 22 novembre par les Jeunes IHDEN. De son côté, le sénateur communiste Pierre Laurent avait déclaré en séance publique du Sénat le 9 février 2021 : « Les accords d’Alger ne peuvent être invoqués comme la « solution pacifique » et doivent être révisés. »(5)
Le N°121 (juillet-septembre 2021), de la revue d’inspiration marxiste Recherches internationales, paru ces jours derniers, publie sous la plume d’André Bourgeot (anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS) une étude intitulée « Accord pour la paix au Mali : bilan et prospectives » qui comporte quatre parties. La première, la plus longue, consacrée à l’appellation Azawad et à « la philosophie générale de l’accord ». La seconde, au « salafisme djihadiste ». La troisième, « aux ressources extractives du Mali». Et la quatrième à « La petite ville de Tessalit ». Pour aboutir à la conclusion : « Si d’aventure celui-ci (l’Accord, ndlr) était appliqué en l’état, il en découlerait alors la disparition de l’Etat-nation unitaire au profit de la mise en œuvre d’une forme de fédéralisme qui n’écrit pas son nom. Dans le contexte actuel, largement dominé par les groupes armés salafistes djihadistes…» (Page 115)
A propos de l’Azawad
André Bourgeot fait reposer sa démonstration sur une interprétation qui m’apparaît, disons abusive, de l’Accord. Il affirme en effet à la page 101, que, selon l’Accord d’Alger, l’Azawad, nom donné au nord du Mali, « serait érigé en territoire autonome ». Or, le texte ne comporte à aucun moment, cette affirmation, ni non plus le terme de « fédéralisme » également employé par l’auteur.
Au Titre 2, Chapitre 3, Article 6, il est précisé : « La région est dotée d’une Assemblée régionale élue au suffrage universel direct, elle bénéficie d’un très large transfert de compétences, de ressources et jouit de pouvoirs juridiques, administratifs et financiers appropriés », dans le cadre d’« une unité nationale respectueuse de la diversité humaine caractéristique de la Nation malienne ». « l’unité nationale » et « l’intégrité territoriale » du Mali sont affirmées notamment dans le Préambule et aux articles suivants : Titre1, Chapitre1, Article 1, alinéa/a ; Chapitre 2, Article 5 ; Titre 2, Chapitre 5, Article 11 (contrôles de légalité) ; Titre 3, Chapitre 7, Article 7(unicité des forces armées), etc
Cette double idée de l’unité dans la diversité se retrouve tout au long de l’Accord, notamment aux Titre 1, Chapitres 1 et 2 ; Titre 2, Chapitres 3 et 5 ; Titre 3, etc. Contrairement à André Bourgeot, j’ai tendance à penser que l’unité nationale est d’autant plus solide qu’elle prend en compte la diversité économique, ethnique, culturelle, etc. du territoire.
Précisément à propos de territoire, l’auteur conteste la dénomination Azawad donnée au nord du Mali (P.105) Selon lui, cette dénomination est une « double « manipulation », géographique et historique. C’est, écrit-il « un espace » et non un « territoire » « Un espace plus petit que celui de l’Adagh n Ifoghas » (dont le nom, rappelons-le, est d’origine coloniale). D’autre part, il conteste l’appellation Azawad, sous le prétexte que cet « espace » n’aurait pas été une chefferie. Or les différents espaces du nord du Mali constituent des parcours de transhumance qui leur confèrent une certaine unité. Ce qu’exprime l’Accord au Titre 1, Chapitre 2, Article 5, alinéa 2 : « L’appellation Azawad recouvre une réalité socio-culturelle, mémorielle et symbolique partagée par différentes populations du nord Mali, constituant des composantes de la communauté nationale ».
Deux scénarios
Partant de l’a priori selon lequel l’Accord d’Alger conduit inéluctablement à l’autonomie du nord du Mali, André Bourgeot envisage deux scénarios. L’un, en vertu de ce qu’il appelle une « relecture intelligente » de l’accord, conformément – selon lui - aux recommandations du Dialogue national inclusif tenu au Mali en décembre 2019. Le second scénario conduirait à la création « d’émirats islamistes » au nord Mali en cas d’élections au suffrage universel. Qu’en est-il réellement ?
Le Dialogue inclusif qui s’était tenu avec la participation des représentants de l’Etat malien et des groupes armés signataires de l’Accord d’Alger, ainsi que d’une partie importante de l’opposition politique à l’Etat (6), recommandait parmi ses quatre résolutions, une relecture de l’Accord (le qualificatif « intelligente » est d’André Bourgeot) et « la négociation avec Amadou Koufa et Iyad Ag Ghali (dirigeants des groupes armés, ndlr) pour "ramener la paix au Mali ».
Ces négociations n’avaient pas pour but d’édulcorer le contenu de l’Accord – comme le suggère la formule d’André Bourgeot « relecture intelligente » - mais au contraire de prendre des dispositions afin qu’il soit appliqué pour « ramener la paix ». En effet, l’état de guerre persiste du fait de la non-application de l’accord par l’Etat malien. Non-application dénoncée par l’ONU. Ainsi le Rapport final des experts de l’ONU du 6 août 2019 (7) notait que si les actions terroristes se sont multipliées, ce n’est pas à cause de l’Accord mais parce que celui-ci n’a pas été appliqué dans ses aspects essentiels : démocratisation des institutions et mise en œuvre d’une politique de développement économique, social et culturel du nord Mali. Les experts portaient à cet égard une accusation grave contre l’Etat malien : «Il ressort des enquêtes menées par le Groupe d’experts sur les dépenses du Ministère de l’économie et des finances que celui-ci a, par le passé, maquillé les dépenses, abusant les mouvements signataires et les donateurs internationaux et entravant la mise en œuvre de l’Accord. »(7a)
Une étude réalisée par Mathieu Pellerin, chercheur associé au Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri, à partir des documents recueillis par la Fondation Carter et publiée par Crisis Group le 20 juin 2020 indique que : « le processus de mise en œuvre de l’accord ne progresse quasiment pas : 22 pour cent des dispositions de l’accord étaient mis en œuvre en 2017, contre 23 pour cent trois ans après. Aucun des cinq piliers sur lesquels se fonde l’accord n’a été appliqué de façon satisfaisante […] Aucune des réformes politiques d’envergure relatives aux « questions politiques et institutionnelles » (titre II de l’accord — le titre I concerne les principes généraux), à commencer par la réforme de la régionalisation, n’a été entreprise jusqu’ici […] Les volets « Développement » (Titre IV) et « Réconciliation » (Titre V) restent quant à eux les parents pauvres de l’accord. Rien ne laisse présager un décollage économique réel du Nord »
Il est dommage qu’André Bourgeot ne mentionne pas ces avis, qui confirment l’urgence des dispositions à prendre pour que l’accord soit appliqué dans son intégralité.
Vers des « émirats islamistes » ?
Alors que le Préambule de l’actuelle Constitution du Mali (8) stipule : « Le peuple souverain du Mali […] s'engage solennellement à défendre la forme républicaine et la laïcité de l'État » et que l’Accord d’Alger se prononce pour « le respect de sa forme républicaine et son caractère laïc »(Titre1, Chapitre 1, Article 1), André Bourgeot fait état, dans le cadre d’une « relecture intelligente », de la proposition de « création d’une République islamique du Mali »(P.106), formulée par certains experts afin d’éviter la création «d’émirats islamistes » au nord.
Il insiste aux pages 107, 108, 109, sur le danger que constitue « l’islamisme radical » et il fait suivre ces trois pages, d’une description détaillée des importantes ressources extractives que recèle le Mali (or, pétrole, gaz de schiste, phosphate) qui deviendraient, selon lui, grâce au suffrage universel, la propriété des groupes terroristes, si l’Accord d’Alger était appliqué.
Sa crainte que des terroristes accèdent au pouvoir au nord du Mali est légitime. C’est déjà en partie le cas, mais ce n’est pas, à mon sens, en remettant en cause le suffrage universel que l’on combattra ce danger mortel. Il faut, comme le déclarait Antonio Guterres, le Secrétaire général de l’ONU, le 25 septembre 2019, apporter des remèdes aux maux qui nourrissent le terrorisme : « Dans les seuls pays du G5-Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad, ndlr) plus de 5 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire, plus de 4 millions ont été déplacés, 3 millions d’enfants ne sont pas scolarisés, et près de 2 millions de personnes sont in situation d’insécurité alimentaires.»
L’Accord d’Alger vise précisément à réduire leur influence en développant toutes les potentialités de cette région au profit de ses populations. De plus, il se prononce sans ambiguïté « contre le terrorisme » (Titre 3, Chapitre 11, Articles 29 et 30)
L‘essentiel de l’Accord d’Alger
L’essentiel de l’Accord d’Alger est consacré aux mesures à mettre en œuvres dans les domaines, social, économique, éducatif, culturel, politique, etc, afin que les populations du nord du Mali jusqu’à maintenant ignorées, discriminées, spoliées par l’Etat central, puissent rattraper leur retard. Les mesures sociales, économiques, éducatives et culturelles font l’objet du Titre 4 et des Annexes 2 et 3. Très détaillées, elles précisent les lieux de créations d’écoles, de centres de santé, d’hôpitaux, de barrages hydrauliques, de puits, etc. Elles représentent à elles seules dix pages sur les 24 de l’Accord. Il est étonnant qu’André Bourgeot n’y fasse aucune allusion.
Comme l’indiquait la Résolution 2374 adoptée par le Conseil de sécurité le 5 septembre 2017 (9), l’Accord d’Alger représente : « une occasion historique d’installer durablement la paix au Mali ».
Bernard DESCHAMPS
9 janvier 2022
1-Plusieurs révoltes touareg eurent lieu à partir de 1963. En 1990-1996, 2006, 2007-2009 et 2012 qui déboucheront sur des accords entre les groupes rebelles et l’Etat du Mali : (Accord de Tamanrasset en 1991 ; Pacte national de Bamako en 1992 ; Accord de juillet 2006 ; Accord de Ouagadougou en 2013, ainsi qu’avec les Etats du Mali et du Niger en octobre 2009. Mais aucun de ces accords n’a été respecté par les Etats.
2- Groupes armés signataires : La CMA et la Plateforme. La Plateforme est une alliance de groupes armés maliens pro-gouvernementaux. La CMA (Coordination des mouvements de l’Azawad) regroupe le MNLA (Mouvement de Libération de l’Azawad), le HCUA (Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad) et le MAA (Mouvement arabe de l’Azawad).
3- Bernard Deschamps : «L’Accord d’Alger de 2015 aggrave-t-il l’insécurité au Sahel ? » Blog/www.bernard-deschamps.net, 12 avril 2021.
4-Assemblée Nationale. Rapport d’information n°4089 du 14 avril 2021
5-Mardi 9 février 2021. Question orale sans débat sur le thème « Opération Barkhane : bilan et perspectives ». Intervention de Pierre Laurent en séance publique.
6- AA/Bamako. Mali : Le Dialogue national inclusif débouche sur quatre résolutions.Mona Saanouni. 22.12.2019.
Wayeno Bamako:« L’URD du chef de file de l’opposition, Soumaila Cissé a boycotté la rencontre mais cela a été contrebalancé par la présence d’un autre mastodonte de l’opposition, l’Alliance Démocratique pour la Paix (ADP-Maliba), de l’homme d’affaires Aliou Diallo. »
7 et 7a- ONU/.Rapport final du Groupe d’experts créé en application de la résolution 2374 (2017) du Conseil de sécurité sur le Mali et reconduit par la résolution 2432 (2018) ll/E/56 - Lettre datée du 6 août 2019, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts créé en application de la résolution 2374 (2017) du Conseil de sécurité sur le Mali.
9- ONU/ Résolution 2374 (2017) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 8040e séance, le 5 septembre 2017.
(Photo AFP-Le Monde)