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6 novembre 2021 6 06 /11 /novembre /2021 20:47

Comment parler d’un tel livre sans le dénaturer ? Sans le défigurer ? Sans le banaliser avec nos mots de tous les jours, alors qu’il s’agit d’un rêve, oscillant en permanence entre délire et l’ordinaire réalité, dans une langue musicale, colorée , en un mot poétique, parsemée de perles exhumées du vieux fond de la langue française, l’empyrée, la mer miterreinne, adamantine, cacarder, s’excorier

Essayons. Eïd, haut fonctionnaire, est envoyé en mission dans une ville étrangère imaginaire, Jarbher,  dont on suppose qu’elle est située en Finlande bien que les quelques allusions à ses immeubles d’habitation fassent plutôt penser à New York. Mais les ciels et les lacs sont bien de Finlande où Mohammed Dib séjourna à plusieurs reprises et où il noua de fructueuses collaborations avec écrivain-nes et poètes. Eïd a dû pour ce faire quitter sa ville d’Orsol, loin de son épouse Eïda et d’Elma  sa fille de dix-sept ans. (ces prénoms sont arabes). Il découvre, car personne ne lui en avait parlé, que cette ville si calme, si propre, que rien ne parait troubler, « ou il ne s’est jamais perpétré de meurtres », un peu triste peut-être, et dont les habitants sont accueillants, courtois, prévenants, charitables, cache une fosse « véritable repaire du diable », dans laquelle grouille une faune qui pour sortir  tente de s’accrocher par ses tentacules monstrueuses  à la roche. Ces occupants à l’aspect répugnant prennent par instant, visage humain. On pense alors aux Fosses dans  l’Enfer de Dante. Sont-ils des rebus de la société que celle-ci cache aux yeux des visiteurs? Les personnes auxquelles il en parle – le Dr Rahmony, M. et Mme Doderick, le garçon d’étage de son hôtel -   sont  sans l’avouer,  à l’évidence au courant. Ils pâlissent à cette évocation qui les terrorise. Parabole pessimiste pour dire les tares cachées des  sociétés humaines. Les dénis enfouis dans l’inconscient de chaque être humain.

Et pourtant ce pays est si attachant, ses ciels sont si beaux.

 « C’est l’éblouissement. Si subtile est l’irradiation qui m’enveloppe soudain, et si étendue, qu’elle touche à l’infini». «Ce ciel : d’une pureté sans fond, sans faille, battu de reflets d’or, j’en interroge à tout instant la profondeur violacée». « Reflets, reflets à perte de vue, frissons, jeux de lumière ».

« Le jour se lève. Il se lève alors que la nuit ne s’est pas couchée encore. Sur les plus grands arbres des pointes de feu allumées par le soleil flambent et le chant continue, heureux, passionné, les oiseaux l’accompagnent, il fait de plus en plus jour et le chant gagne en légèreté filaments de soie sur lesquels danse déjà le rêve ensoleillé de jour, trame où s’entretissent encore, murmure de la brise, bougonnement de l’océan, ruisselis des feuilles et toujours ces bruits de la vie qui frotte les yeux». 

« Il lui faudra affronter cette lumière et apprendre ce qu’il doit apprendre…», car tout dépaysement implique un effort. Ainsi affleure, sous-jacente, comme dans chacun de ses livres, la problématique de l’exil. Les ciels de Finlande lui rappellent ceux d’Orsol dont il a la nostalgie: « Et les nuits, la grandeur de ces nuits lessivées de lune sur les branches et tranquilles terrasses d’Orsol. Et les effluves de jasmin, ces effluves qui les hantent  comme un reflet lancinant jusqu’à ce que déferle avec l’aube l’odeur nue, aérée du large. Souffles et parfums, ainsi que la violente risée de bonheur qu’ils vident sur la terre, ils semblent parfois venir  m’effleurer ici-même, à Jarbher».   

Comment s’adapter, se fondre, sans perdre son identité, jusqu’à en oublier son « vrai nom », car le nom « c’est aussi la monnaie dont nous disposons pour acquitter la rançon de l’exil».

Ce récit dérangeant est dans le même temps illuminé de magnifiques et pudiques scènes d’amour. Au cours d’une escapade dans une île, comme il en existe tant, dans la Baltique et dans le Golfe de Botnie, en compagnie d’un couple haut en couleurs mais tellement humain, Talilo et Rouka, Eïd fait la connaissance d’une jeune femme mystérieuse, Aëll dont il va devenir éperdument amoureux. « …elle est couchée sur le côté, le visage avivé d’un feu tendre, le visage tout épuré, tout nu. Libre d’émotions, d’intérêts, de soucis, libre de ce qu’un visage n’a que faire, les traits réduits à l’essentiel, rien qu’elle et sa beauté endormies, au-delà comme en de-ça de toute chose, de toute parole ».

Le narrateur, dans une scène d’une extrême violence, sera, parce que différent des Autres, écrasé, démembré par une horde de motocyclistes, « adolescents coulés dans des fuseaux de cuir noir […] le crâne rasé […] les yeux fous. Et l’on se dit que  « la fosse » est sans-doute l’indice d’une barbarie rampante toujours prête à ressurgir : «…et maintenant la tombe vomit ses entrailles ». Nul pays n’est à l’abri. Lorsque « Les Terrasses… » fut publié en 1990, le FIS venait, quelques mois plus tôt, d’être créé, qui allait pendant une décennie semer la terreur en Algérie et faire quelque 200 000 morts.

Le narrateur est arraché des griffes des skinheads et sauvé de la mort par un « petit homme […] étranger à la foule ». Ayant oublié jusqu’à son nom, marqueur de son identité d’origine, il ne retournera pas au pays. « Qui part ne peut plus remettre ses pas dans ses pas ». Il demeurera à Jarbher, où il retrouvera peut-être Aëll. Peut-être…

Bernard DESCHAMPS

5 novembre 2021

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