La lecture du nouvel ouvrage de Gérard Streiff « Le puzzle Kanapa »* m’a replongé dans une partie majeure des 70 ans d’histoire du PCF que j’ai vécus depuis mon adhésion en 1951. J’avais suivi, par les articles publiés dans la presse communiste, le cheminement de Jean Kanapa de l’approbation sans réserve de la politique de l’Union soviétique et ses polémiques avec Sartre, à son engagement en faveur du Socialisme à la française et de l’eurocommunisme. Mais c’est à partir de 1976, lorsque j’accédai à la responsabilité de secrétaire départemental du Gard du PCF (on disait alors, fédéral), puis lorsque je fus élu député en 1978, que j’eus l’occasion de le côtoyer longuement. C’est lui, en effet, qui « suivait » notre fédération du Gard au nom de la direction nationale du parti, car l’intellectuel de haut niveau était aussi un homme de terrain très investi dans la mise en œuvre pratique de notre politique.
Il est de bon ton de présenter Jean Kanapa comme un être autoritaire et cassant. Le Kanapa que j’ai connu ne m’a jamais rien imposé. Nous avions de longues conversations – souvent autour d’un bon repas – car c’était un gourmet (je lui dois d’avoir découvert les sushis) et, dans les réunions auxquelles il participait, il était attentif au point de vue de chacun/e et il prenait le temps d’expliciter ses analyses en faisant confiance à l’intelligence de ses interlocuteurs. Gérard Streiff indique pour sa part, que la direction du PCF à l’ère du « centralisme démocratique » qui régissait alors notre vie intérieure portait une grande attention aux directions départementales proches des préoccupations du terrain. La vive intelligence et le charisme de Jean Kanapa emportaient évidemment presque toujours la décision. Presque toujours…Car il y eut des exceptions comme au sujet de la force de frappe atomique, aspect sur lequel je reviendrai. Chez Jean Kanapa, cette attention portée à la réalité du terrain, s’ancrait dans une conscience aigüe des spécificités locales marquées par la composition sociale, l’histoire, la culture, le parcours personnel des militants. Ce qui éclaire le sens de l‘expression « centralisme démocratique » qui, de prime abord, peut paraître contradictoire. Evidemment, par tempérament, certains dirigeants privilégiaient le centralisme. Ce n’était pas le cas de Jean Kanapa alors que, pour la plupart des observateurs, il était considéré comme un stalinien, outrancier, « qui en rajoutait ».
En fait, cette réputation provenait d’une époque, les années 50, jalonnée d’affrontements politiques violents : les communistes avaient été exclus du gouvernement par Ramadier en 1947 et l’antagonisme Est-Ouest faisait peser le risque d’une nouvelle guerre mondiale, qui, en raison de la puissance de l’arme nucléaire, pouvait mettre en cause l’existence même de l’humanité. Dans cette situation d’une extrême dangerosité, il fallait prendre parti, se blinder de certitudes, bannir l’eau tiède et affronter sans états d’âme. J’ai adhéré au PCF dans ce contexte. C’est l’exemple des combattants vietnamiens et de l’Oncle Ho et l’engagement anticolonialiste du parti qui, pour moi, ont été déterminants. J’ai conservé l’exemplaire de Anti-Dühring de Friedrich Engels qui, à l’occasion de mon adhésion, m’avait été offert par Serge Rosenczveig ( le frère ainé du juge Jean-Pierre Rosenczveig). La dédicace est la suivante : « Etre intransigeant, ne jamais trahir nos principes, tout en étant bon tacticien. Telle est la bonne route ». Cela en dit long sur le climat de l’époque.
En 1949, avait eu lieu le procès Kravchenko. Cet ancien haut fonctionnaire du régime soviétique, réfugié aux Etats-Unis, avait porté plainte pour diffamation contre Les Lettres françaises, journal proche du PCF. A l’origine de ce procès, le livre de Kravchenko publié en 1947, « J’ai choisi la liberté ! ». Kravchenko y dénonçait la collectivisation, les purges et le goulag en Union soviétique.
Le 13 novembre 1947, l’hebdomadaire Les Lettres françaises avait publié un article à charge « Comment on a fabriqué Kravchenko » qui qualifiait Victor Kravchenko, d’« escroc », de « traitre », d’ « ivrogne », de « désinformateur » à la solde des services secrets américains. Le procès fut fortement médiatisé. Kravchenko venu des Etats-Unis était assisté de l’avocat Maître George Izard, ex-député socialiste et Résistant. Claude Morgan et André Wurmser, étaient défendus par Maîtres Nordmann et Blumel, eux aussi anciens Résistants et communistes, auxquels se joindra un Gardois, Michel Bruguier, ancien responsable des FFI du Gard et fils du sénateur socialiste Georges Bruguier un des 40 qui refusèrent les pleins pouvoirs à Pétain en 1940.
Le 4 avril 1949 la Cour accorda à Kravchenko à titre de dommages et intérêts 150 000 francs, et condamna Claude Morgan et André Wurmser à 5000 francs d'amende chacun.
Pendant deux mois j’avais suivi ce procès avec passion. Je condamnais Kravchenko et n’accordais aucun crédit aux dénonciations du goulag, tout en admettant qu’il puisse y avoir des restrictions aux libertés en URSS, au nom du principe énoncé par Saint-Just : « Pas de libertés pour les ennemis de la liberté ». Nous étions persuadés de la nécessité de la dictature du prolétariat, expression inventée par Auguste Blanqui, et présente dans le Manifeste 1848 de Karl Marx, afin de faire rendre gorge aux exploiteurs. Comme l’écrira Jean-Pierre Chabrol : « Nous étions [alors] tous staliniens ». Il fallut le XXe congrès du PCUS en 1956 et la dénonciation des crimes de Staline par Nikita Khrouchtchev pour que nous commencions à ouvrir les yeux sur cette tragique réalité. Et encore pas tout de suite…
Kanapa était-il outrancier ? Je ne dirais pas cela. Le Kanapa que j’ai connu allait jusqu’au bout de ses convictions et n’hésitait pas à reconnaître ses erreurs ou à modifier une orientation politique si celle-ci s’avérait erronée après l’avoir expérimentée. C’était une des raisons qui lui faisait accorder tant d’importance au terrain : pouvoir expérimenter. J’ai vécu avec lui à cet égard deux épisodes caractéristiques : le lancement des Cahiers de la misère et de l’Espoir dont il était l’initiateur et le combat frontal contre Furnon un patron d’une entreprise de confection de notre département, comptant 192 salariés dont 95% de femmes. C’était en 1977, les négociations pour l’actualisation du Programme commun de la Gauche qui avait été conclu en 1972, venaient d’échouer. Kanapa jugeait qu’il était indispensable de s’arrimer aux revendications sociales des travailleurs, leur donner la parole, dénoncer l’exploitation dont ils étaient victimes et ne pas se satisfaire de la dénonciation mais engager le combat pour arracher des succès concrets significatifs. Nous avons recueilli des milliers de signatures sur les Cahiers et l’usine Furnon de Saint-Christol-les-Alès fut occupée par ses salariés à l’appel de la CGT et des communistes, pendant plusieurs mois.
Le fils de banquier, qui avait rompu avec son milieu, était particulièrement sensible à l’antagonisme des classes et il avait beaucoup d’admiration – un culte – pour les militants d’origine ouvrière. Une véritable complicité qui n’était pas de la flagornerie, s’était tissée entre lui et Georges Marchais.
Les discussions pour l’actualisation du Programme commun de la gauche avaient donc échoué. Quelle était la raison de cette exigence de renégociation formulée par le PCF ? S’agissait-il, comme cela été écrit, d’une surenchère afin de mettre Mitterrand et le Parti Socialiste en difficulté en un moment ou l’union de la gauche profitait plus au plan électoral au PS qu’au PCF ?
Je peux attester que ce n’était pas la pensée de Jean Kanapa qui était tout acquis à la stratégie d’union de la gauche dont il avait été un des promoteurs avec Waldeck-Rochet, dans la perspective d’un Socialisme – non pas soviétique - mais à la française. Il était persuadé de la victoire prochaine de la Gauche en France et il voulait tout mettre en œuvre pour que l’expérience réussisse. Il fallait pour cela « muscler » le Programme commun, en ce qui concerne notamment les secteurs économiques à nationaliser. C’est la même préoccupation qui l’avait conduit à proposer à Georges Marchais et à la direction du parti de se prononcer pour le maintien de la force de frappe nucléaire française. Il avait été très marqué, comme il m’en fit part à plusieurs reprises, par le coup d’Etat militaire de Pinochet en 1973 contre Salvador Allende au Chili. Et, devant les sympathies atlantistes de Mitterrand, il voulait tout faire pour que la France ne soit pas dépendante du bouclier nucléaire américain. C’était un bouleversement de la ligne jusqu’alors suivie par notre parti. Cette nouvelle orientation fut approuvée par le comité central mais rencontra une forte résistance parmi les adhérents. D’autant plus vive dans le Gard, le département de la centrale nucléaire de Marcoule productrice de plutonium pour la bombe. J’ai conservé un souvenir cuisant de l’assemblée départementale des communistes que nous avons alors tenue à Nîmes, dans l’amphithéâtre du Centre Culturel et Sportif. Nous étions côte à côte avec Jean assis à une table en bas de l’amphi pendant que du haut des gradins tombaient sur nous quolibets et insultes. Il n’avait pas cédé d’un pouce mais en avait été très affecté. Je l’entends encore dans la voiture qui nous ramenait à son hôtel, dire à Danièle son épouse qui était présente : « Tu le sais bien toi, que je ne suis pas un salaud ». Cet homme au visage sévère et à l’allure aristocratique était en réalité d’une extrême sensibilité.
J’approuvais et j’appuyais de toute mon énergie ces orientations politiques de Jean Kanapa et en 1978, je fus sur cette ligne, élu député communiste du Gard. Pour la première fois de l’histoire, les quatre députés du Gard étaient communistes, alors qu’au plan national le parti enregistrait un recul. On peut raisonnablement penser qu’au-delà des spécificités départementales, nous le devons pour l’essentiel à la « ligne Marchais-Kanapa ».
Les élections législatives avaient eu lieu les 12 et 19 mars 1978. Au retour de Mexico où il avait accompagné Georges Marchais, Jean Kanapa atteint d’un cancer fut hospitalisé. Il décèdera le 5 septembre. Je l’avais joint quelques jours auparavant au téléphone pour l’informer que je lui avais trouvé, comme il le souhaitait, un mazet à acheter au milieu des vignes à Blauzac, car il avait l’intention de venir vivre dans le Gard avec Danièle. Ce fut peut-être son dernier rayon de soleil. La dernière image que je garde de lui est celle que reproduit la couverture de l’ouvrage de Gérard Streiff. Le teint marqué par la maladie et le regard d’une infinie tristesse. Selon ses proches, ses derniers mots furent « L’URSS quel gâchis ».
« Le puzzle Kanapa » qui marie approches politique et psychologique est remarquablement écrit. Un bonheur de lecture.
Bernard DESCHAMPS
22 novembre 2021
*Gérard Streiff, Le puzzle Kanapa, Editions La Déviation, juillet 2021