De la nécessité de l’engagement du mouvement social français pour en finir avec le néocolonialisme
par Martine Boudet
Comme l’ont écrit d’autres obervateurs, le dernier sommet Afrique-France, qui s’est tenu tenu à Montpellier le 7 octobre 2021 sous la double houlette d’Emmanuel Macron et d’Achille Mbembe et d’une manière inédite avec des représentant.es des sociétés civiles, correspond à une crise du dispositif néocolonial et à sa tentative, surtout en termes communicationnels, de s’adapter pour mieux perdurer.
Le système commence à se fissurer, heureusement, à en juger à un début de restitution d’oeuvres d’art ou patrimoniales volées à l’époque coloniale et à la série de reconnaissances du président français -à défaut d'excuses qui auraient déplu à son électorat de droite...-, des responsabilités de l'Etat dans le génocide des Tutsis au Rwanda, des préjudices causés aux populations de Polynésie du fait des essais nucléaires, aux Harkis dans le cadre de l'après-guerre d'Algérie. La dernière en date étant celle relative au massacre d'Algériens proches du FLN, le 17 octobre 1961 à Paris.
La part de responsabilités du mouvement social français
Dans cet édifice bicéphale, quels sont les acteurs qui ont pu contribuer à cette évolution, au moins subjective? C’est le fruit du travail inlassable d’associations spécialisées (Survie…), d’historiens (rapport de Benjamin Stora, travaux d’Olivier Lacour Grandmaison…). Au-delà, force est de constater que les engagements du mouvement social français sont pour le moins réduits: les activités du contre-sommet de Montpellier sont à l’initiative de coordinations compétentes et efficaces, mais en l’absence des gros bataillons qui alimentent la chronique des joutes nationales, que pouvait-on espérer ? En l’occurrence, 1000 à 1500 participant.es à la manifestation du 9 octobre, sans prise de parole publique…
Les suites internes témoignent d’une volonté de porter pour autant, sur la place publique, « le plus long scandale de la République». Mais cela ne sera possible qu’avec un bilan sans concessions sur les lourds déficits voire sur les fautes politiques, commises tout au long de cette interminable traversée du désert néocoloniale. Ainsi, plusieurs rendez-vous historiques ont été manqués, de protester, de s’indigner, de se mobiliser, de se solidariser… :
-les complicités de l’Etat français dans le génocide rwandais en 1994, sous la présidence de François Mitterrand et avec l’opération Turquoise. Le drame est évalué à presqu’un million de morts.
-la guerre civile en Côte d’Ivoire, menée à l’initiative de l’Elysée (Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy présidents), qui a duré presqu’une décennie (2002-2011) avec la présence impuissante ou complice de la force Licorne, et qui a conduit à la partition momentanée du pays, à la destruction de ses acquis démocratiques et à l’emprisonnement du président Laurent Gbagbo par la CPI pendant 7 ans. Emprisonnement qui s’est soldé par un non-lieu, soit une victoire politique du FPI/Front populaire ivoirien, pourtant très peu commenté, en positif cette fois-ci.
-l’intervention armée de la France en Libye, aux côtés des USA et de la Grande Bretagne, et qui a conduit à la destruction des équilibres régionaux et à un état de guerre permanent dans ce pays charnière, situé entre Maghreb et Sahel.
-les mobilisations populaires interafricaines dans l’espace francophone, de 1989 à 1991, qui ont suivi les démocratisations des pays d’Europe centrale et la chute du mur de Berlin (signant fin de la guerre froide Est-Ouest), et qui ont conduit, souvent par des conférences nationales imposées aux dictatures nationales, à la conquête de droits politiques en matière d’expression, d’organisation, d’élections pluripartites voire à des alternances au pouvoir… Cela au Bénin, au Togo, au Mali, au Niger, au Congo Brazzaville, au Congo Kinshasa, à Madagascar…Le manque de relais en France explique en partie le reflux de certains pays, face à la muraille, imposée au deuxième niveau de domination, des ambassades et des troupes françaises.
Il n’est pas faux de dire que les silences prolongés du mouvement social français s’apparentent à une complicité passive avec son Etat : qui ne dit mot consent, c’est bien connu. C’est le plus souvent en spectateurs assez indifférents ou non impliqués -quand l’information parvient à desserrer les mailles du filet de la censure hexagonale- que sont envisagées les contorsions présidentielles, en matière de répressions des peuples ou de lâchages de lests symboliques, « qui ne coûtent pas cher » dans les faits, tels que ceux qui ont été énumérés plus haut.
Il n’est pas faux de dire que cette absence de gestion du secteur Afrique France sur plusieurs décennies coïncide avec la constante déperdition des forces progressistes (notamment internationalistes et altermondialistes) en France, et de l’objectif même de prise de pouvoir ou tout du moins d’alternances significatives. Pendant que l’oligarchie au pouvoir a barricadé, sur le mode françafricain et avec un arsenal législatif liberticide, le pouvoir d’Etat et que l’extrême-droite xénophobe et nationaliste, qui caracolait dans les sondages depuis 2002, a conquis entretemps des parts de marché également redoutables (le FN-RN est l’organisation majoritaire aux scrutins européens, pour la deuxième fois consécutive…)
C’est une occasion de saluer l’action des rares interlocuteurs qui ont maintenu un lien organique avec les peuples africains et subsahariens, spécialement au moment des drames précités : l’association Survie, le CADTM, le PCF, la chaîne France Outremers, fermée arbitrairement par E Macron il y a deux ans, dans l’indifférence générale…
Axe Sud-Nord : la spécificité des pays d’Afrique subsaharienne
Outre un sursaut d’ordre éthique, un meilleur avenir en commun passe par une meilleure compréhension des enjeux géopolitiques et de la culture politique subsaharienne.
Depuis la chute de l’empire bureaucratique de l’Est, il a manqué une clarification des termes du débat. S’il est vrai que le monde occidental, intégrant les puissances nord-américaine et française (à ne pas oublier dans les analyses, même si cette puissance est moyenne), a des tentations hégémoniques, l’axe des résistances est désormais nettement dans les Suds. Que ce soit en Amérique latine (sous la forme de conquêtes progressistes d’Etats et de l’unification continentale), dans le monde arabo–musulman (les printemps démocratiques devant composer avec le terrorisme islamiste) ou en Afrique subsaharienne (depuis les conférences nationales de 1990-1991). Témoigne de ce processus la tenue des FSM (Forums sociaux mondiaux), principalement dans ces trois sphères.
Si les pays du Maghreb bénéficient de relations moins dominantes et hégémoniques avec l’ancienne métropole, c’est parce que ces pays ont pu construire de plus fortes souverainetés nationales, sur les bases d’un bilinguisme (arabo-berbère en l’occurrence) et d’une religion unitaire (Islam), entre autres facteurs. Les pays d’Afrique subsaharienne connaissent à la fois la richesse et la faiblesse qui résultent de sociétés multi-ethniques, multilingues, multiconfessionnelles. Sur la base de ces différences d’ordre ethno-linguistique et religieuse, qui recouvrent approximativement le paradigme unité /diversité, certains modes d'expression politique sont spécifiques: par exemple en négatif, le terrorisme islamiste au Nord (en Algérie, en Tunisie...), des conflits inter-ethniques au Sud (au Mali, en Centrafrique, en Côte d'Ivoire...).
En Afrique subsaharienne, sur ces bases, auxquelles s’ajoutent des ressources matérielles et énergétiques également nombreuses, ont prospéré les différents modes de domination que l’on connaît, et le racisme spécifiquement négrophobe qui les cautionne: esclavage et traite négrière, colonisation, néocolonisation. Sur ces bases historiques dégradées, les pays coloniaux ont imposé des frontières aléatoires et étriquées (conférence de Berlin, 1885) et des modes étatiques inadaptés, de type centraliste et individualiste à la française. Alors que des formules fédérales ou plus décentralisées seraient les bienvenues, comme au Mali par exemple à en juger au statut incertain de l’Azawad depuis une décennie.
A cette base de données étatico-institutionnelles, s’ajoute une perte historique en matière d’organisation inter et panafricaine, avec la liquidation de la FEANF/Fédération des étudiants d’Afrique noire francophone, sous la présidence de Giscard d'Estaing. Depuis lors, les intellectuels francophones manquent cruellement d'outils idéologiques fédérateurs, ce qui constitue l'une des causes de la déculturation ambiante et d’un certain enfermement national. Les responsabilités de ce marasme seraient à établir de part et d'autre.
C’est dans ce type de carcan structurelle qu’évoluent les mouvements sociaux et les intellectuel.les africain.es progressistes, les effets du système liés à l’absence de souveraineté nationale étant le pillage des richesses, l’extractivisme forcené, l’éternelle inégalité des termes de l’échange…L’épuisement des populations et des ressources entraine par ricochet la militarisation progressive de la Françafrique pour la poursuite de ses objectifs parasitaires –voir les opérations Serval et Barkhane, au Mali et dans le Sahel-, militarisation proportionnelle aussi à la stratégie djihadiste de la désespérance, qui vient en réponse ultime. Pour information ou pour mémoire, les dernières mobilisations populaires étaient les émeutes de la faim, au Burkina-Faso, au Cameroun.., qui ont succédé à la crise financière de 2007-2008. Pour stopper la gabegie, des gradés de l’armée sont intervenus en dernier recours, au Mali (été 2020 et en 2021) et en Guinée (2021). Des coups de forces plus ou moins occultes ont été enregistrés au Niger et au Tchad, avec l’exécution d’Idriss Déby et la bénédiction feutrée d’E Macron.
Les tâches militantes à venir
Au regard de ces données, il importe de cultiver le débat entre les mouvements sociaux des deux côtés de la mer et de l’océan, en balayant devant notre porte tout d’abord et en pratiquant un dialogue plus empathique et, ce faisant, plus franc. Deux exemples à cet égard: le bilan de la gestion de la question monétaire par Kako Nubukpo, dont il faut rappeler qu’il a été limogé de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) en 2017, pour sa contestation du franc CFA, concerne d’abord la sphère panafricaine. Au regard des critiques acerbes qui ont pu être formulées, depuis des salons ouatés, à l’encontre de celle de Laurent Gbagbo en son temps, une réserve s’impose. Avec l’idée également qu’un échiquier n’est pas constitué de pièces identiques, chacun.e pouvant jouer un rôle, en particulier de médiation, un abîme séparant les deux mondes de la Françafrique et des peuples.
La même défense est à formuler à l’égard de certains jeunes sélectionnés pour le « grand oral » de Montpellier, en présence du président français. Spécialement celles et ceux qui sont parvenu.es à se servir de cette tribune pour faire valoir la parole des peuples dont ils et elles sont issu.es.
Puissions-nous nous-mêmes faire émerger cette parole, en dehors de nos cercles restreints, en plus haut lieu…Pour faire suite aux activités du contre-sommet de Montpellier, puissions-nous bâtir et faire partager un programme commun du mouvement social français, qui porte sur des réparations morales et matérielles en bonne et due forme de l’ère néocoloniale. Les élections de 2022 en sont une occasion, ne ratons pas cette opportunité, une fois encore.
Annexe :
« Pistes programmatiques relatives aux relations Nord-Sud et aux relations intercommunautaires » (contribution collective)
https://blogs.attac.org/groupe-afrique/article/pistes-programmatiques-relatives-aux-relations-nord-sud-et-aux-relations
Pour un renforcement des collaborations entre mouvement social et quartiers populaires (tribune collective)
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/05/27/pour-un-renforcement-des-collaborations-entre-mouvement-social-et-quartiers-populaires/
Afrique-France : un florilège de publications alternatives (Martine Boudet)
https://blogs.attac.org/groupe-afrique/article/afrique-france-un-florilege-de-publications-alternatives
Actes du colloque pour l’annulation des sommets France Afrique (Montpellier-Grabels le 2 octobre 2021)
https://annulation-sommet-afrique-france.fr/category/communications.html