C’est une histoire singulière qui prend sa source un soir de juillet sur la Place Jean Gazay à Lasalle en Cévennes, noire de monde venu assister au premier concert public donné par le groupe choral franco-algérien D’une Rive à l’Autre.
Les lumières s’éteignent, le brouhaha devient murmure, l’orchestre égrène les premières notes d’un chant traditionnel du chaâbi algérois. La voix de la récitante s’élève : « Qui, de toi ou de moi est l’étranger de l’autre ? ». D’emblée le ton est donné. Le récital est dédié à la découverte de l’Autre, au métissage des cultures.
Je n’avais pas lu « L’arbre à dires » de l’auteur algérien d’expression française, Mohammed Dib, dont est extraite cette phrase, comme me le précisa Naget Khadda, éminente universitaire spécialiste de l’écrivain.
J’ai, grâce à ce concert, découvert avec ravissement cet ouvrage foisonnant qui, partant d’une réflexion sur la symbolique des prénoms (tiens ! tiens !), nous fait part des interrogations de Lyyli Belle, puis du drame de l’exil, avant de nous faire découvrir sa vision de l’Amérique. Livre multiple, à facettes (à miroirs ?) avec une préoccupation constante, le questionnement sur la notion d’identité. D’où cette phrase, à un mot près identique à celle de la récitante du concert : « Qui, de lui ou de moi, est l’étranger de l’autre ? ». Une identité généreuse, comme dirait Edouard Glissant, en recherche de l’Autre que l’on découvre et dont on s’enrichit.
Cela n’est pas spontané. Il y a un gouffre entre l'expatriation choisie et l'exil forcé. Les pages sont terriblement émouvantes, que Mohammed Dib nous livre sur la déchirure, la nostalgie de l’ouvrier algérien contraint d’émigrer en France dont il ne connait pas les codes : « Au drame de l’arrachement, s’ajoute celui de la dépersonnalisation. Ame morte, il va errant, aveugle, sourd et muet ». Comme pour atténuer la gravité du propos, l'auteur nous livre cette anecdote. Pour reconnaître la station de métro Montparnasse, qu’il prononce bou burnous, Hamadi se repère grâce à l’affiche publicitaire La vache qui rit. Ce sera la station La vache. L’effort est considérable pour s’adapter à une langue, à des coutumes, à une culture si différentes de la sienne et que pourtant il assimilera, au point d’être à son tour, un peu pour ses frères, devenu autre. On comprend ses difficultés, on comprend moins les réticences d'une partie de la population du pays d'accueil.
J’ai retrouvé chez l’écrivain originaire de Tlemcen, ce lyrisme si caractéristique de la culture algérienne qui imprègne le chaâbi que nous ont offert ce soir-là le chœur et l’orchestre dirigés par Amine Soufari.
Il fit son miel des nombreux voyages qu’il effectua à l’étranger. Ainsi « L’arbre à dires » nous offre des pages savoureuses sur les Américains avec leurs qualités et leurs petits défauts. Ses descriptions de Los Angeles et de San Francisco sont serties de détails interprétés par un œil algérien.
L’identité cependant n’est pas toujours généreuse. Quelle identité, se demande Mohammed Dib, prévaut dans la culture algérienne profondément marquée par l’Islam ? Celle incarnée par Mohammad qui, dans « sa cruauté archaïque », avait décidé de sacrifier son fils ? Ou celle d’Isaac qui lui a substitué un bélier ? Quelle est la référence pour les Algériens, cette tradition sacrificielle ou celle de l’Islam religion d’amour ? De façon allusive, sans le citer, il suggère que le « crime annoncé, consenti et perpétré en intention » ne serait pas étranger au drame de la décennie noire. L’ouvrage date en effet de 1999. Et l'on repense aux guerres de Religion qui ensanglantèrent les Cévennes.
Mais alors me direz-vous, le peuple suomi ? Des liens étroits s’étaient tissés entre Mohammed Dib et la Finlande. Une collaboration fructueuse s’établit entre lui et les écrivains, les poètes finlandais. Des conférences, des traductions, des articles, plusieurs numéros de la revue Europe et trois romans en témoignent : Les terrasses d’Orsol, Le sommeil d’Eve, Neige de marbre. Sa trilogie nordique.
Comment l’homme de la lumière incandescente de la Méditerranée, vécut-il le clair-obscur et l’éclat minéral des ciels de Finlande ?
"Ce ciel: d'une pureté sans fond, sans faille, battu de reflets d'or, j'en interroge à tout instant la profondeur violacée." (1)
Ce sont des sensations que j’ai également éprouvées lorsque je séjournai à Sideby dans une cabane au fond de la forêt, au bord du Golfe de Botnie. Amoureux de l’Algérie, j’ai aussi en effet, en raison de liens familiaux, de l’affection pour la Finlande. Ainsi, grâce à Mohammed Dib et à la chorale D’une rive à l’autre, se rejoignent les deux extrémités de la boucle qui m’a conduit de Lasalle en Finlande en passant par Alger. La vie nous réserve ainsi parfois (souvent) de belles surprises. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je vous parlerai de la trilogie nordique de Mohammed Dib.
Bernard DESCHAMPS
23 octobre 2021
1- Mohammed Dib, Les terrasses d'Orsol, editions Sindbad, avril 1990, p.112.